Sa voix s'assourdissait, un peu étrange, pleine d'incertitude qu'Olivier, analysant mal, prit pour du désintérêt :
- Père, fit-il plus bas, n'est-il pas dangereux de laisser, sans plus de protection, exposée à la vue de tous, la porte menant à si grand secret ?
- Qui pourrait l'ouvrir à cette hauteur ?
- Un autre orage, un tremblement de terre peut-être ? Si ce qui reste s'effondrait, le passage serait visible. Père, il faut rebâtir la tour !
Le vieux baron dont le regard s'attachait aux vestiges de l'âtre ancien, le tourna soudain vers Olivier et lâcha :
- Même s'il faut d'abord ouvrir un tombeau ?
- Un tombeau ? Il y avait quelqu'un dans la tour quand la foudre a frappé ?
- Il y avait Roncelin de Fos !
Sous l'impact d'un nom qu'il croyait bien ne plus jamais entendre, Olivier se rejeta en arrière comme s'il avait reçu un coup de poing, et sa gorge séchée n'émit aucun son. Ce que voyant, Renaud le prit par le bras :
- Viens ! dit-il. Montons au rempart afin d'être plus tranquilles. Là je te dirai…
Lentement, ils escaladèrent les hautes marches, firent quelques pas sur le chemin de ronde et s'arrêtèrent à un créneau d'où la vue s'étendait, sublime avec ses à-pics, ses plissements vert sombre, ses hameaux perchés, ses tours semblables à des nids d'aigle, ses croupes dorées, la vertigineuse faille où s'engouffrait le Verdon et au loin à l'horizon la ligne bleutée de la Méditerranée sous le soleil levant.
- Un soir, il y a un an, commença Renaud, une poignée de Frères Prêcheurs en route pour Rome et qui s'étaient perdus dans la montagne, ont demandé l'hospitalité. Ils avaient avec eux leur prieur, un vieil homme cassé par l'âge et la maladie qui voyageait sur une mule alors qu'ils allaient à pied. Naturellement je les ai accueillis et me suis même avancé vers le malade pour le saluer. Imagine ce que j'ai pu éprouver en voyant devant moi le visage grimaçant de Roncelin !
- Qu'il eût été encore vivant tient du prodige. Quel âge pouvait-il avoir ?
- Je n'en sais rien. Quatre-vingt-quinze peut-être ! Un corps décharné, un visage ravagé, mais le tout animé par les forces du mal. Ses compagnons n'étaient pas plus moines que lui. Ils étaient armés sous leurs coules. Ils se sont emparés de Maximin, de Barbette et de moi pour nous réduire à l'impuissance et j'ai cru que le cauchemar d'il y a huit ans allait recommencer. Mais on s'est contenté de nous lier à des bancs et de nous sortir dans la cour afin que nous ne perdions rien de ce qui allait suivre : le départ de l'Arche Sainte car, à présent, Roncelin savait où nous l'avions cachée.
- Comment est-ce possible ? Nous n'étions que quatre dans le secret : vous, Maximin, Hervé d'Aulnay et moi…
- Tu oublies frère Clément qui sans être présent savait tout.
- Frère Clément ? s'écria Olivier indigné. Au lieu de suivre le Grand Maître au bûcher, il est mort sous une torture infligée par l'Inquisition, si cruelle qu'il a expiré…
- Ne te fâche pas ! Roncelin était de ceux qui l'ont mis à mal. C'est à la fin qu'au moment de rendre l'âme, alors que la souffrance l'avait anéanti qu'il a, déjà inconscient, lâché quelques mots indiquant la tour, la cheminée. Ce n'était pas beaucoup, pourtant cela a suffi à l'homme qui avait eu la possibilité de fouiller Valcroze. Frère Clément n'a pas démérité, sois-en persuadé ! Ce monstre lui-même lui a rendu hommage en disant que sa tête s'était perdue et qu'il délirait…
- L'Inquisition ! cracha Olivier avec dégoût. Ce misérable a osé se cacher sous le froc noir de ces moines, soi-disant de Dieu, qui ont rivalisé de cruauté avec Nogaret et ses bourreaux ! Il fallait que Roncelin de Fos fût le Diable incarné !
- Sinon lui, du moins une assez bonne copie. Mais contre Dieu, Satan perdra toujours.
- Que s'est-il passé ?
- Une chose étonnante, inouïe. Nous étions là en bas, face au logis, ficelés comme des poulets sous la garde de deux prétendus Frères, impuissants et désespérés, implorant le secours du Ciel. Oh, il était si pur, si bleu, si bellement étoilé ! Le plus merveilleux manteau céleste allait couvrir l'abominable sacrilège ! Et soudain, le prodige s'est accompli : nous avons vu la flèche aveuglante de la foudre jaillir de cette splendeur, frapper la tour qui s'est fendue comme une coquille d'œuf et embrasée…
- Le tonnerre a suivi ?
- Non, pas de tonnerre mais des hurlements suscités par une douleur surhumaine… Des hurlements qui ont duré, duré et que proférait une voix unique. Les autres se sont vite éteintes. Seul continuait ce cri inhumain, coupé d'imprécations, qui s'est mué en gémissements avant de s'éteindre tout à fait au bout de ce qui m'a paru une éternité… et qui en était une pour celui qui l'endurait : une heure s'est écoulée avant que ne revienne le silence et que les murs n'achèvent de s'effondrer. Il y avait déjà un moment que nos gardiens épouvantés s'étaient enfuis, laissant le château grand ouvert et il faisait jour quand les gens du village, terrifiés par ce qu'ils avaient entendu, ont osé monter jusqu'ici nous délivrer de nos liens et relâcher nos gens enfermés dans le cellier et dans le corps de garde. Mais il a été nécessaire que le père Anselme déploie des flots d'éloquence inspirée pour rassurer ces âmes simples qui n'étaient pas loin de s'imaginer que le château tout entier était maudit. Il leur expliqua patiemment que loin d'être l'objet de la colère de Dieu, Valcroze en avait reçu une véritable bénédiction puisque le Seigneur avait pris la peine d'anéantir lui-même son pire ennemi…
- Raison de plus pour déblayer, père ! Il faut retrouver les restes de ce démon…
- Il ne doit pas en subsister grand-chose…
- Ce que l'on trouvera, on le leur montrera avant de le jeter au torrent. Ensuite nous reconstruirons. Nous devons remettre à l'abri la cheminée dont nous ignorons si le mécanisme fonctionne encore. Si c'est le cas, il faudra le détruire afin de fermer à jamais le chemin de l'Arche qu'une occasion fortuite pourrait révéler. Et quand le mal en aura été extirpé, le père Anselme bénira solennellement notre ouvrage…
- Tu as peut-être raison et nous allons y songer. Tu ne veux quand même pas que l'on s'y mette dès à présent ?
- Le plus tôt possible. Dès que Montou et moi aurons accompli notre pèlerinage à Notre-Dame-de-Moustiers !
- Tu veux partir déjà ?
- C'est l'affaire de trois jours, sourit Olivier. Ensuite je ne vous quitterai plus…
Les deux hommes redescendirent vers le logis au seuil duquel ils trouvèrent Montou :
- Nous partirons pour Moustiers quand vous le désirerez, lui dit Olivier. Nous avons une nouvelle raison de rendre grâce.
Et en quelques phrases, il lui raconta la mort de Roncelin. Le visage de Montou était impassible en l'écoutant et quand ce fut fini il n'y eut aucun commentaire. Simplement l'ancien Templier se dirigea vers les ruines et resta à les contempler. Olivier respecta sa méditation durant quelques instants puis le rejoignit. Pierre se retourna et il vit des larmes sur son visage.
- Vous pleurez ? s'étonna-t-il.
- Pas sur lui mais sur un jeune frère que j'avais… et qu'il a jadis perverti, avili, déviant de la droite voie avec une part du Temple. Antoine s'est donné la mort et c'est pourquoi, moi, je me suis fait Templier pour chercher et punir l'auteur de ce désastre.
- Il n'est pas le seul a avoir détourné certains des nôtres, observa Olivier avec douceur. Bien avant lui, l'Orient et ses doctrines étranges nous avaient entamés.
- Sans doute, mais Antoine seul importait pour moi et mon cœur n'était pas pur quand j'ai reçu le manteau blanc. De cela aussi je dois compte à Dieu qui s'est chargé de ma vengeance… Allons à Moustiers, s'il vous plaît ! J'ai hâte d'y être…
Ils partirent dans l'heure suivante, à pied comme ils étaient venus et comme il convenait à ces errants de Dieu qui sillonnaient l'Europe vers les hauts lieux de la foi. Mais, cinq jours plus tard, Olivier revint seul…
A leur arrivée à Moustiers, le soleil arrachait des éclairs à la grande étoile de bronze pendue au-dessus de la vertigineuse crevasse entre les deux pics jumeaux. Cette vue marqua pour Montou une sorte de chemin de Damas : il tomba à genoux sur la terre puis se prosterna un long moment sans un mot avant de monter à la chapelle où jadis, Sancie venait prier Notre-Dame de ne pas laisser son fils devenir Templier.
C'était à sa mère qu'Olivier pensait sans cesse tandis que se déroulaient les rites du pèlerinage. Elle était exaucée maintenant mais au prix de tant de drames, de tant de souffrances, de tant d'épreuves que le rescapé se demandait comment elle aurait vécu cet étrange accomplissement. Alors il pria pour elle et pour les siens avec toute la ferveur de jadis sans plus se soucier de Montou que celui-ci ne s'occupait de lui. Il ne sut rien du cheminement intime du fabuleux archer qui avait osé faire parler une cathédrale, et c'est seulement quand vint le moment de se remettre en route que la fracture se manifesta : Pierre de Montou voulait entrer dans le monastère au-dessus duquel brillait une étoile qui parlait d'Orient.
Olivier ne montra aucune surprise, n'essaya pas de discuter - au nom de quel droit ? - une décision dont la fermeté ne faisait aucun doute. Et il se sépara de lui comme il s'était séparé d'Hervé : sur une chaude accolade à cette différence près qu'il lui promit de revenir parfois s'enquérir de lui. Au dernier instant, cependant, l'ancien Montou refit surface :
- J'aimerais avoir le privilège de bénir vos enfants… quand vous en aurez ! lui dit-il gravement.
Le mot fit sursauter Olivier :
- Mes enfants ? Devrais-je donc en avoir ?
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