- Ô Dieu Tout-Puissant qui m'accorde si grand bonheur, jamais je ne saurai assez vous remercier, s'écria-t-il.

Montou s'agenouilla auprès de lui pour partager son action de grâces, mais, en se relevant, il tendit le bras en direction d'un endroit des bâtiments qu'Olivier, l'œil brouillé par les larmes, n'avait pas remarqué :

- On dirait qu'il s'est passé quelque chose ici, dit-il seulement.

En effet l'une des tours, celle de la Librairie, s'était écroulée comme aplatie sous un coup de poing géant et les pierres noircies gardaient les traces d'un incendie.

- Par tous les saints !

Sans se soucier de la montée escarpée, Olivier se mit à courir vers l'entrée, distançant son ami plus essoufflé que lui. Cependant, une tête se montrait à un créneau. On cria :

- Qui va là ? Passe au large, l'ami !

- Je suis Olivier de Courtenay et veux entrer céans ! clama-t-il de toute sa voix.

Une sorte de râle lui répondit et l'homme emboucha aussitôt une trompe dont il sonna deux coups : ceux qui demandaient l'ouverture des portes, puis disparut en poussant des cris de joie. L'instant suivant, le lourd vantail tournait sur ses gonds libérant une poignée de gardes et de serviteurs qui vinrent se jeter sur Olivier, riant et pleurant tout à la fois, sans même avoir seulement l'idée de le saluer et au risque de l'étouffer. Accourait aussi Maximin, l'intendant. Il enfonça le groupe à la façon d'un bélier, saisit Olivier dans ses bras, l'étreignit, l'éloigna pour mieux s'assurer que c'était bien lui, recommença puis, finalement s'écroula contre son épaule en pleurant. Ce qu'il balbutia stupéfia l'arrivant :

- Ah, sire Olivier, pourquoi avoir mis si longtemps à venir de là-haut ?

- De là-haut ? Je n'arrive pas du ciel, s'écria Olivier en se dégageant.

Maximin renifla, sécha son nez et sa joue sur sa manche, considéra le revenant avec des yeux pétillants de malice :

- On a bien cru que vous y étiez, au ciel. Six grands mois pour venir de Paris ! Même à pied c'est du gâchis !

- Mais… comment le sais-tu ?

- C'est notre baron qui vous le dira. Vous ne voudriez pas que je lui vole son plaisir…

Montou arrivait à son tour. Olivier le prit par le bras pour lui présenter ceux qui étaient là et entrer avec lui dans la cour, mais il eut à peine le temps d'y mettre le pied que Barbette surgissait, riant, pleurant et le couvrant, elle aussi, d'imprécations pour leur « avoir fait tourner les sangs en traînant en route ». Elle l'embrassa, le ré-embrassa, puis, soudain, s'écarta, rouge jusqu'à son bonnet de toile blanche :

- Oh… pardon ! J'ai oublié qu'un Templier n'embrasse pas une femme…

- Le Temple n'est plus, Barbette, et Templier ne suis plus !

Et pour lui prouver qu'il ne lui en voulait pas, ce fut lui qui l'attira pour lui rendre ses baisers. De bons gros baisers, sonnants, qui le ramenèrent aux jours d'enfance et lui parurent délicieux :

- Il va falloir qu'on m'explique comment tous ici me savaient sur le chemin du retour. Mais d'abord mon père…

- Il va bien ! Regarde !

Renaud, en effet, venait à la rencontre de son fils, appuyé d'une main sur une canne et de l'autre au bras d'une jeune fille, en noir comme lui-même, une jeune fille si blonde que le cœur d'Olivier manqua un battement et qu'il se crut le jouet d'un mirage. Ce n'était pas… ce ne pouvait pas être…

Et pourtant si, c'était bien elle, c'était Aude qui, se détachant du vieil homme, restait en arrière afin de ne pas être importune au moment où ce père et ce fils se rejoignaient après tant d'années. Renaud fit quelques pas un peu titubants avant de se laisser tomber sur la poitrine de son garçon. Et un moment ils restèrent ainsi serrés l'un contre l'autre sans parvenir à articuler un seul mot tant était forte leur émotion. Renaud, enfin, murmura :

- Que soit béni le Seigneur Dieu qui me donne ce bonheur de te revoir encore quand je ne l'espérais plus ! Dans Ses demeures, ta mère doit partager ma joie…

- Aussi vais-je aller la visiter… tout de suite après avoir salué cette jeune dame dont j'ai peine à croire qu'elle ne soit pas une apparition !

Son regard cherchait celui d'Aude, plongeant avec délices dans son eau aussi limpide que les sources de la montagne tandis qu'il se dirigeait vers elle. L'envie de la prendre dans ses bras était presque irrésistible. Pourtant il réussit à la maîtriser, se contentant de s'incliner profondément devant elle.

- Vous voir ici est un miracle, demoiselle Aude ! A qui en suis-je redevable ?

- Ce château est celui des merveilles, sire Olivier… et je ne cesse d'en être éblouie. C'est Rémi, mon frère, qui m'a amenée après notre dernière épreuve.

- Une épreuve ? Votre deuil aurait-il un autre sens que celui de votre père ?

- Oui. Celui de ma mère disparue dans de sombres circonstances. Nous sommes seuls au monde, Rémi et moi à présent. Il s'est alors souvenu de vos paroles sur votre Provence et de votre offre d'y venir œuvrer.

- Comme il a eu raison ! Et comme je veux l'en remercier ! Où est-il ?

- A la chapelle !

Rémi en sortait justement en compagnie du père Anselme et arrivait aussi vite qu'il le pouvait en soutenant la marche - et la personne ! - devenue singulièrement pesante de l'honnête chapelain. Rayonnants l'un et l'autre bien que Rémi éprouvât une légère inquiétude :

- Vous devez nous trouver plutôt hardis d'être venus chez vous et d'y être restés alors que vous n'y étiez pas, mais votre père…

- Vous a retenus et je l'en remercie ! Il eût fait beau voir de ne pas m'attendre ! Où prétendiez-vous aller ?

- Oh, j'ai vu tant de belles cités et belles églises où je pourrais sans difficultés trouver du travail…

- Plus un mot à ce sujet ! Ce soir nous devons uniquement nous livrer à la joie d'être tous réunis ! La nuit tombera bientôt et j'ai hâte d'être enfin à la maison.

Comme il l'avait annoncé, Olivier entra dans le sanctuaire où reposait sa mère pour laquelle, à la demande de Renaud, Rémi ébauchait une belle effigie gisante, mais ne s'y attarda pas. Il aurait dans l'avenir tout le temps de se confier à elle.

Une grande heure plus tard, on était réunis dans la salle d'honneur autour d'une table dont Barbette avait complété le menu de confortable manière parce que, ce soir, c'était fête pour le retour définitif de celui qui redevenait l'héritier en même temps qu'un homme comme les autres. Cette fois, il ne fut pas question d'habiter dans une grange : Olivier retrouva le logis des hommes prolongeant celui de son père et Montou s'y installa avec lui… après un passage rapide mais efficace aux étuves de la maison. Il retrouva aussi ses vêtements de jeune homme mais, depuis qu'à dix-huit ans il les avait abandonnés, ses dimensions avaient changé, et ce fut sous des bliauts de Renaud que Montou et lui vinrent au souper.

En dépit du double et récent deuil des enfants de Mathieu, il fut ce souper ce que devait être un repas d'heureux événement en pays provençal : chaleureux et convivial, parfumé à toutes les herbes de la montagne, au fumet des rôtis et des pâtisseries de Barbette et aux effluves d'un des vins ensoleillés que contenait la cave où Maximin veillait avec amour. Et on s'attarda longuement : on avait tant à se dire !

Ce qu'Olivier voulut savoir d'abord, c'est ce qui avait poussé Rémi à emmener sa sœur aussi loin. Même s'il en éprouvait une joie secrète et profonde, cela ressemblait à une fuite. Et, en fait, c'en était bien une.

Peu de temps après la mort de Mathieu et le départ d'Olivier, Rémi et Cauvin s'étaient rendus à Passiacum afin d'y chercher Juliane et Aude. Cela en plein accord avec les chanoines tout disposés à accueillir la famille du jeune homme. Ceux-ci avaient même poussé la bonté jusqu'à leur prêter à nouveau des mules afin de ramener les deux femmes et les biens qu'elles emporteraient. Malheureusement, en arrivant à destination, ils tombèrent au milieu de la plus dramatique situation : Gontran Imbert, fort de la disparition du Roi, s'était emparé de la maison le matin même avec deux de ses commis et non seulement il en interdisait l'entrée aux nouveaux venus, mais comme ils passaient outre et franchissaient la clôture, il s'y barricada en menaçant de tuer les femmes qu'il tenait sous sa main si l'on essayait de pénétrer.

- Il n'oubliait qu'une chose, dit Rémi, c'est que le Clos des Abeilles, je le connais mieux que lui. C'était le jour où Aubin allait dans les bois porter du vin et du pain à l'ermite. Quand il revint il nous trouva là et naturellement se rangea de notre côté. Il me rappela que le cellier, s'il possédait une entrée extérieure, en avait une aussi communiquant avec la cave de son logis à lui. C'est par là que nous sommes passés pour prendre les occupants à revers. Et nous nous sommes battus. Le gros homme n'était pas un combattant bien redoutable mais il était plein de méchanceté. Tandis que nous nous étripions, il a voulu fuir en entraînant ma sœur. Ce que voyant, ma mère s'est jetée sur lui pour l'en empêcher. C'est à ce moment qu'il l'a tuée…

Voyant les yeux d'Aude s'emplir de larmes, le baron Renaud à la droite de qui elle était assise, posa une main apaisante sur la sienne et dit :

- Ce misérable n'a pas eu beaucoup de temps pour s'en réjouir. Rémi qui venait de se débarrasser de son adversaire l'a poignardé sur le corps de sa victime…

En même temps, il sourit au jeune homme et Olivier en conclut qu'il s'était pris d'amitié, peut-être même d'affection pour ces deux jeunes gens si cruellement éprouvés et loin d'en ressentir de l'amertume, il en fut heureux. Cependant Rémi poursuivait son récit :

- Nous étions maîtres de la situation, mais quatre corps gisaient dont le sang souillait les dalles et Aude était désespérée. Avec Cauvin et Aubin nous avons expédié à la Seine Gontran Imbert et ses garçons, mais ma sœur ne voulait pas s'arracher de notre mère. Blandine et Margot ont fini par l'apaiser et nous avons pu, après l'avoir veillée une nuit et un jour, procéder à ses funérailles. Elle repose à présent au côté de Bertrade, sous la garde pieuse de notre ermite…