- Et vous êtes repartis pour Corbeil ?

- Il était plus que jamais impossible à Aude de rester loin de moi. Et puis… la maison était chargée pour elle de trop mauvais souvenirs ! Elle l'a laissée à ses vieux gardiens en leur remettant le titre de propriété octroyé par le Roi Philippe et en y ajoutant une donation écrite de sa main que nous avons contresignée, Cauvin et moi. Ensuite nous sommes rentrés à Corbeil.

- Qu'avez-vous fait de Margot ? demanda Olivier. Si elle est ici je ne l'ai pas encore vue ?

- Non. Elle est restée à Passiacum. Aubin et Blandine se sont pris pour elle d'une grande tendresse au fil des jours et elle s'est attachée à eux, elle aussi. Elle sera désormais leur fille. Bien sûr, nous gardons regret de nous être séparés d'elle, si dévouée, si fidèle, mais nous sommes heureux qu'elle ait cessé d'être servante. Elle a maintenant un avenir… Il me restait à en bâtir un pour ma sœur et moi.

- En venant le chercher dans ce pays, vous me causez belle joie, mon ami. Mais, au fait, en avez-vous fini avec le chantier des chanoines ?

Le visage de Rémi s'assombrit et, avant de répondre, il prit son gobelet de vin et le vida. Aude, alors, se leva en priant qu'on lui permette de se retirer. Le repas, d'ailleurs, était achevé et tous se levèrent, quand elle quitta la salle pour remonter à sa chambre. Lorsqu'elle fut partie, on se rassit et Renaud fit circuler un cruchon de grès contenant une liqueur d'une jolie couleur verte. Alors seulement, Rémi répondit à la question d'Olivier :

- Non, l'ouvrage n'était pas terminé mais, pour des travaux de cette importance, un imagier n'est pas ce qui compte le plus et Cauvin, je suppose, a dû me remplacer sans peine.

- Ne soyez pas si modeste ! protesta Olivier. Je sais d'expérience qu'un artiste tel que vous ne se déniche pas facilement…

- Quoi qu'il en soit, il a fallu s'en aller. Cauvin - vous vous en souvenez sans doute ! - entendait assumer le rôle de mon père au travail aussi bien qu'auprès de nous. Et pour ce faire, il avait imaginé d'épouser Aude dont il est épris depuis longtemps. C'est du moins ce qu'il a prétendu.

- Je ne discuterai pas ses qualités de bâtisseur, coupa Olivier sèchement. Ni son courage ni sa fidélité à Maître Mathieu… Mais ce n'en est pas moins un rustre, indigne de recevoir une main si…

Il n'acheva pas et même rougit, conscient soudain de l'ombre de sourire qui passa fugitivement sur les lèvres de son père et sur celles de Montou. Rémi, lui, n'avait rien vu et poursuivait :

- N'importe, il m'a demandé sa main. J'ai répondu qu'il ne m'appartenait pas de disposer de ma sœur sans son aveu. Et Aude bien sûr a refusé. Seulement Cauvin n'a pas accepté ce refus. Dans les jours qui suivirent il ne cessa de la harceler au point qu'Aude m'a menacé de se réfugier dans un couvent si je n'obtenais de lui qu'il la laisse tranquille… Cauvin, alors, m'a ri au nez, disant que j'étais le chef de famille, qu'elle me devait obéissance et que son long dévouement, à lui, méritait largement cette récompense. Oh, j'ai essayé de le raisonner et surtout de le faire patienter. J'espérais… Dieu sait quoi ?... qu'il se lasserait !...

- Se lasser ? gronda Olivier. De quoi ? D'attendre ?

- C'est exactement ce qu'il ne voulait plus ! A voir Aude chaque jour, il en devenait fou. Il la voulait à tout prix.

- Alors ? reprit Montou qui ne parlait guère et se contentait de boire.

- Alors, un soir, nous nous sommes enfuis. J'avais vu dans la journée le Doyen du Chapitre et cet homme de bien m'a aidé, une fois de plus. Il m'a procuré la barque d'un pêcheur avec qui nous avons remonté la Seine jusqu'à Melun où celui-ci nous y a laissés pour rentrer chez lui. C'était après Noël et le temps est resté relativement doux quelques jours. Je me suis procuré une mule solide pour ma sœur et nos hardes et, par petites étapes, en voyageant toujours entre aube et crépuscule, parfois avec des groupes de marchands, nous sommes arrivés à une ville, située sur la rivière de Saône, nommée Chalon, où nous avons pu embarquer dans une barge qui descendait à Lyon. De là nous avons pris le Rhône que nous avons quitté à Orange. Nous y avons fait l'acquisition d'une autre mule - à Chalon nous avions vendu sans difficulté la première ! - et nous sommes partis à la recherche de votre domaine.

- Vous avez réussi à ne pas vous égarer ?

- Oh, il nous est arrivé de nous tromper mais si souvent vous m'aviez parlé de votre pays, si souvent vous m'aviez décrit la route, les cités… les commanderies templières qu'il n'a pas été trop difficile de parvenir jusqu'ici.

- Je crois, moi, que Dieu vous a protégés, émit le baron Renaud. Ce long chemin sans accidents, sans être en butte à des malfaisants alors que vous n'étiez guère armé… et que votre sœur est si belle, cela tient presque du prodige.

- Aussi avons-nous remercié comme nous pouvions. Quant à Aude elle n'a - vous le savez, sire baron - jamais quitté son voile…

- Tout est donc pour le mieux, conclut Olivier. Nous aussi aurons à remercier, Montou et moi ! Nous avons fait vœu d'aller à Notre-Dame-de-Moustiers si elle nous permettait d'arriver jusqu'ici… Mais, père, qu'est-il advenu à la tour de la Librairie ?

Il l'avait un peu oubliée dans la joie des retrouvailles. A cet instant pourtant, l'image lui revenait. Il s'attendait à une réponse simple et elle le fut. Aussi ne comprit-il pas pourquoi à sa question le visage de Renaud se ferma :

- La foudre l'a frappée ! dit-il.

- La foudre ? Et le reste du château est resté intact ? C'est à peine croyable !

- Nous en parlerons plus tard… et plus à loisir ! Tu dois être las ! Et messire Pierre pareillement…

Celui-ci se mit à rire :

- Il y a bien longtemps que l'on ne m'a appelé ainsi ! Cela réveille les souvenirs…

En aidant son père à gravir les marches menant à l'étage, Olivier pensa que pour la première fois depuis plus longtemps encore, il allait dormir sous le même toit que des femmes, mais il n'en sentit pas le trouble. Le Temple, ses rites sévères, ses exigences allègrement supportées quand la vie des armes équilibrait la balance, s'éloignait peu à peu dans les brumes du temps. Or non seulement il n'en souffrait plus, mais lui venait un étrange sentiment de liberté joint à quelque chose qui ressemblait à l'espérance. Devait-il voir dans la présence des enfants de Mathieu un signe de Dieu… ou une nouvelle forme de tentation plus cruelle que les autres ? Et ce soir-là, avant de s'endormir, il pria longuement afin d'obtenir la lumière. Du coup il dormit mal et, le matin venu, il se rendit à la chapelle pour la messe basse de l'aube que le père Anselme disait toujours pour lui-même et pour ceux du château, maîtres ou serviteurs, qui en éprouvaient le besoin. Avant de faire profession, Olivier y était allé souvent et, souvent aussi il y avait vu sa mère. Cette fois, en entrant dans le sanctuaire éclairé par deux gros cierges de cire jaune, leur reflet posé sur une tête blonde à demi cachée sous un voile blanc attira son regard… et il se retira. S'agenouiller auprès d'elle dans l'intimité de l'étroite nef serait un instant de pur bonheur auquel il ne se reconnaissait pas le droit.

Il traversa la cour où s'activaient déjà les palefreniers et les lavandières prêtes à descendre à la rivière. Tous le saluaient avec une gaieté qui lui fit chaud au cœur. Il leur répondait avec une courtoisie simple, heureux de se sentir à nouveau intégré dans cet univers. Tonin, le vieux maître de l'écurie, l'arrêta même au passage.

- C'est bonne chose, sire Olivier, de vous voir ici et tous nous en réjouissons. A moins que… ne vouliez repartir encore ? ajouta-t-il avec une vague inquiétude.

- Non, Tonin ! Je suis là pour rester, assister mon père et veiller à vous tous !

De contentement, l'homme jeta son bonnet en l'air, le rattrapa et en bâchant sa tête s'écria :

- Avec votre permission, je vais le dire aux autres ! Ça va leur faire une sacrée joie !

Et il rentra à l'écurie avant d'aller répandre la nouvelle.

Olivier cependant s'approchait de la tour foudroyée dont les moellons s'amoncelaient, sinistres, découvrant en partie la paroi de rocher qui l'étayait naguère encore. Le drame en effet ne devait pas être très ancien. Un pan de mur était encore debout et, plus étrange encore, la cheminée d'où partait le passage secret s'inscrivait toujours à la hauteur de l'étage, privée de son foyer mais pas de son manteau armorié dont le capuchon et le chambranle donnaient sur le vide.

Olivier se détourna, cherchant quelqu'un à qui demander depuis quand c'était dans cet état, et vit son père. Appuyé à une forte canne, Renaud rejoignait son fils. Il ne marchait pas plus mal que lors de leur dernier revoir et Olivier en le regardant approcher ne put s'empêcher de l'admirer. Quel âge avait-il donc ?... Quatre-vingt-huit ? Un peu plus mais pas beaucoup. Le dos à peine voûté, le port de tête assuré, Renaud portait les signes du temps passé et de ses chagrins sur son visage où les rides étaient profondes, dans la blancheur des cheveux aussi qui se clairsemaient. Certes pas dans la noire prunelle encore vive de ses yeux…

- J'étais certain de te trouver là ! Tu as pu dormir, au moins ?

- Mais pas à cause de cela. C'est arrivé quand ?

- Il y a un an environ.

- Et vous n'avez pas fait déblayer afin de reconstruire ? Cela ne vous ressemble pas !

- Tu crois ?

- Ou alors je ne vous connais plus aussi bien qu'autrefois. Valcroze est amoindri par cette blessure. Il ressemble à un guerrier qui a perdu un bras.

- A personne jamais il n'en a repoussé un ! Mais, ajouta Renaud en voyant se froncer les sourcils de son fils, tu pourrais toi-même opérer ce miracle si tu le juges bon…