- Si Valcroze existe toujours…

Ainsi firent-ils, mais sans pour autant chanter des cantiques et prier à longueur de journée. Il y avait les embûches, les dangers, le mauvais temps contre lesquels il fallait lutter, mais aller d'église en moutier valait souvent l'asile pour la nuit ou pour quelques jours quand soufflaient les tempêtes. Olivier se souvenant qu'il était imagier trouvait toujours quelque statue à réparer ou un motif de pierre à recréer, et Montou participait aux rudes travaux de la communauté. A Fontenay où ils passèrent Noël, ils restèrent quinze jours et aussi à Cîteaux. Dans l'immense et splendide Cluny où Montou soigna une mauvaise grippe près d'un mois, et ainsi de suite. Ils évitaient les anciennes templeries, surtout celles tenues à présent par les Hospitaliers. Peut-être parce que, ne cachant pas ce qu'ils avaient été, ils refusaient la pitié condescendante de leurs anciens rivaux. Quant au laissez-passer de Philippe, ils n'en eurent guère l'usage, ne le gardant qu'à titre de souvenir. Mais ils prièrent pour cette âme étrange, complexe, indéchiffrable, sauf au regard de Dieu, en son amour pour la France et son mépris des hommes.

Quand, après Lyon, on entama la descente de la vallée du Rhône, le temps, si rude jusque-là, se fit plus clément. Un soleil tout neuf brilla dans un ciel sans nuage. Le fleuve roulait des eaux tumultueuses, mais ses rives offraient parfois une crique où il s'apaisait. Ce que voyant, Olivier abandonna la vieille voie romaine pour y descendre. Là, sans autre explication, il se mit à enlever ses vêtements.

- Ah çà, mais que faites-vous ? demanda Montou.

- Je vais me laver ! Et je vous conseille d'en faire autant !

- Moi ? Il fait encore trop froid et je n'ai pas envie de retomber malade.

En fait la propreté corporelle n'était pas son péché mignon. A Paris, s'il lui arrivait de s'aventurer dans certaine étuve, c'était moins pour y sacrifier à l'hygiène qu'avec l'idée d'y rencontrer une des affriolantes coquines qui avaient là leurs habitudes. Au Temple d'ailleurs, on n'était pas tellement porté sur les bains et, depuis qu'il l'avait quitté par force, Montou était toujours parti de ce principe que la crasse tenait chaud, surtout en hiver.

Durant sa maladie à Cluny, le frère infirmier lui lavait le visage et les mains mais sans s'aventurer beaucoup plus loin. Olivier, lui, s'il s'accommodait des odeurs fortes émises par son compagnon sachant bien que les siennes ne valaient guère mieux, souffrait réellement de cette malpropreté qui lui collait à la peau depuis des semaines. La tentation de l'eau fut alors trop puissante : il n'y résista pas et s'y plongea après avoir arraché une poignée d'herbe avec laquelle il s'étrilla de son mieux, mais sans illusion : faute de savon, ce serait insuffisant pour le nettoyer vraiment. L'eau était froide, mais revigorante et, même s'il ne s'y attarda pas, même s'il fallut bien réendosser des hardes qui avaient grand besoin d'un bon lessivage, il se sentait beaucoup mieux lorsque l'on reprit la route. Surtout moralement. Ce qu'il avait souhaité, c'était abandonner au fleuve les sanies de son esprit autant que celles de son corps afin d'être plus neuf au moment de retrouver sa terre natale. Et il eut la nette sensation d'y être parvenu. Seule restait l'épine plantée dans son cœur et que sa dernière rencontre avec Aude empoisonnait. Se savoir aimé d'elle l'avait soutenu durant sa captivité de Passiacum. La déconvenue n'en avait été que plus amère. Surtout, considérant qu'il avait vingt ans de plus qu'elle et que c'était dans les lois de la nature qu'elle se tourne enfin vers le garçon de son âge, bien fait, aimable, qui l'avait emportée loin de la tour de Nesle au cours de cette maudite nuit. A l'heure présente, elle avait dû rejoindre Rémi avec sa mère… et sans doute aussi Gildas décidé à changer tout son avenir par amour pour elle. Cependant, Olivier avait beau se répéter que c'était mieux ainsi, il ne pouvait s'empêcher d'en souffrir.

A mesure que les lieues succédaient aux lieues, Aude se faisait plus lointaine et c'était peut-être pour cela que se ralentissait sa hâte de rentrer. Il lui arrivait même d'avoir envie de rebrousser pour retourner vers elle en violation de la parole donnée. Seulement, d'avoir été donnée à un mort, cette parole n'en devenait que plus sacrée.

Quand ils furent à l'aplomb de Richerenques, il se contenta de remarquer la bannière de l'hôpital Saint-Jean-de-Jérusalem sur la tour maîtresse et garda pour lui le souvenir de son ancien passage. Roncelin de Fos devait être bien mort à présent. Il était plus sage - et plus agréable à Dieu sans doute - d'enterrer la haine en même temps que l'amour.

A Carpentras où selon la volonté du dernier Pape Clément V le Concile aurait dû se réunir depuis belle lurette et où ne résidait qu'une poignée de cardinaux, ils trouvèrent la ville en pleine agitation par la nouvelle qui venait de parvenir : Enguerrand de Marigny, hier encore tout-puissant « coadjuteur » du royaume, venait d'être pendu à son cher Montfaucon… Comme il ne voulait à aucun prix d'un Pape qui pût démarier le Hutin et que sa volonté pesait sur l'absence de réunion de l'assemblée électorale, les langues allaient bon train de même que les échanges de horions entre les pro et anti-Marigny, ceux-là se manifestant naturellement plus violemment que les autres. En fait on réglait des comptes et le malheur voulut que nos voyageurs se trouvent pris dans une bagarre. Comme il advient souvent lorsque l'on n'appartient à aucun des partis, les deux vous tapent dessus. Comme il se doit, ils se défendirent avec leur vigueur habituelle, mais l'échauffourée se déroulant au marché, Olivier glissa sur un détritus, tomba lourdement contre l'étal d'un boucher… et se cassa une jambe.

Cela lui valut la compassion d'un certain Candelle, maître charron près de la porte d'Orange, persuadé Dieu sait pourquoi que le blessé faisait le coup de poing pour la même cause que lui et qui, reconnaissant, l'emmena chez lui et le fit soigner… par un médecin juif du quartier voisin. C'était un praticien habile. Il immobilisa le membre endommagé au moyen d'attelles et de bandes trempées dans un mélange d'eau et de farine qui, en séchant, durcirent et composèrent ainsi un maintien convenable.

Candelle, veuf depuis de longues années et sans enfants, vivait seul avec une vieille servante qui tenait sa maison. Il trouva plaisir à la compagnie de cet « imagier » de si grande mine qui se prétendait natif de Castellane et comptait y retourner ; et, s'il devina en lui une autre personnalité, il ne chercha jamais à en savoir davantage. Olivier le paya de sa générosité en taillant pour lui une statuette de sainte Madeleine, patronne de sa défunte épouse. Quant à Montou, que Candelle hébergeait aussi, naturellement - après un étrillage sérieux dans les eaux de l'Auzon ! -, il se mit à la menuiserie comme s'il n'avait fait que ça toute sa vie, sa force et son habileté innées lui permettant de se plier à bien des disciplines.

Les deux hommes restèrent chez lui deux mois. La Saint-Jean était proche quand ils se remirent en route. Non sans regrets de la part de Candelle, un peu réconforté malgré tout par la promesse que fit Olivier de revenir le voir une prochaine année.

Ils repartirent comme ils étaient venus par un matin où brillait généreusement ce grand soleil qu'ils venaient chercher. Les amandiers avaient quitté leurs fleurs roses mais la lavande courait déjà sur les pentes tandis que les cistes et arbousiers fourraient les étroites vallées creusées entre les croupes adoucies. Olivier retrouvait sans peine le chemin suivi avec Hervé d'Aulnay quand ils emportaient l'Arche vers son retrait au cœur profond de la terre. Par Apt où ils prièrent au sarcophage de sainte Anne, mère de Marie, et Manosque où la noire Notre-Dame-du-Romigierles vit s'agenouiller devant elle, ils atteignirent la Durance qu'ils franchirent au même endroit qu'autrefois. Plus loin ce fut Gréoux dont les blondes et puissantes murailles semblaient intactes. Cela n'avait rien d'étonnant : comme à Richerenques, la bannière des Hospitaliers s'inscrivait dans le ciel sur ce qui avait été le krak des Templiers, c'était mieux bien sûr que de voir cette magnifique forteresse démantelée ou brûlée, mais pour qui avait aimé le Temple, vécu le Temple, le regret restait le même.

Le temps de ce début d'été était superbe. Plus bleu que le ciel étendu sur les hautes terres de Provence ne se pouvait voir ! Et que sentaient bon les bois de pins, de genévriers et de hêtres montant à l'assaut des garrigues avec leurs herbes odorantes et, plus haut, les plateaux à végétation courte où tournoyaient les vents. Repris par la magie du sol natal, Olivier en respirait l'air à pleins poumons, cheminant le plus souvent le torse nu, son ballot à l'épaule afin que sa peau retrouve le goût du soleil jusqu'aux limites de la brûlure. Montou grogna au début mais peu à peu l'envie lui vint d'en faire autant et son cuir à la pilosité foisonnante - il ne renâclait plus trop d'ailleurs à le tremper dans les ruisseaux ! - se para graduellement d'une teinte rousse plus seyante que le blanc grisâtre originel.

Le Verdon passé sur un vieux pont romain que les vertes eaux tumultueuses - un peu plus calmes que dans les gorges ! - n'avaient pas réussi à détruire, le cœur d'Olivier changea de rythme parce que l'on venait de franchir l'entrée de son pays à lui.

Il l'avait tant parcouru naguère avec son père ou avec frère Clément qu'il lui connaissait intimement chacun de ses sentiers traversant les petites combes tapissées de genêts dorés et les croupes boisées puis pelées qui ne cesseraient plus de grandir jusqu'à ces hauts sommets enneigés des grandes Alpes que, des points les plus élevés, on apercevait parfois quand le temps était clair.

Enfin on retrouva la rivière émeraude dont on avait coupé la courbe. Il y eut un autre pont, un autre sentier et Valcroze apparut aux yeux de celui qui l'avait tant espéré. Valcroze où sur la tour-porche, les besants des Courtenay frappés de la barre senestre accolaient les oiseaux de Signes et la croix des seigneurs locaux. Un vent léger animait l'épaisse toile aux vives couleurs à la vue desquelles Olivier, écrasé par l'émotion, se laissa tomber à genoux. Cela voulait dire que le château appartenait toujours à la famille et que Renaud, très certainement, vivait encore.