— Est-ce... qu’ils sont allés chez le vicomte d’Aubécourt ?

Fouché demeura impassible. Pas un muscle de son pâle visage ne bougea.

— Ils ont même commencé par lui. Mais depuis hier soir, le vicomte a quitté l’hôtel Plinon avec ses bagages, sans dire où il se rendait... et vous n’imaginez pas à quel point sont étendus les Etats de Sa Majesté l’Empereur et Roi !

Marianne soupira. Elle avait compris. A moins que Francis ne se manifestât, il était à peu près aussi facile à trouver qu’une aiguille dans une botte de foin... Et pourtant, il fallait, à tout prix, qu’on le lui retrouvât... Mais à qui s’adresser si Fouché s’avouait vaincu ?

Comme s’il avait lu dans la pensée de la jeune femme, le ministre eut un mince sourire en s’inclinant, pour prendre congé, sur les doigts qu’elle lui avait offerts :

— Ne soyez donc pas aussi pessimiste, ma chère Marianne, vous me connaissez tout de même suffisamment pour savoir que, quelles que soient les difficultés, je n’aime pas m’avouer vaincu. Aussi, sans vous dire comme M. de Calonne à Marie-Antoinette : « Si c’est possible, c’est fait, impossible, cela se fera », je me contenterai plus modestement de vous conseiller d’espérer.

Malgré les paroles apaisantes de Fouché, malgré les baisers et les promesses de Napoléon, Marianne vécut les quelques jours suivants dans une mélancolie fortement teintée de mauvaise humeur. Elle n’était satisfaite de rien ni de personne, et d’elle-même encore moins que de tout autre. En proie, de jour comme de nuit, aux mille démons de la jalousie elle étouffait dans le cadre élégant de son hôtel où elle tournait en rond comme une bête en cage, mais craignait encore plus de sortir car, pour l’heure présente, elle haïssait Paris.

En l’attente du mariage impérial, la capitale s’affairait dans ses préparatifs. Un peu partout s’accrochaient guirlandes, banderoles et lampions. Sur tous les monuments publics, l’aigle noire autrichienne s’installait auprès des aigles dorées de l’Empire avec une familiarité qui faisait bougonner les grognards d’Austerlitz et de Wagram, tandis qu’à grand renfort de seaux d’eau et de balais vigoureusement maniés, Paris faisait sa toilette de gala. L’événement survolait la ville, palpitait aux creux de ses innombrables rues, chantait dans les casernes où répétaient les fanfares comme dans les salons où s’accordaient les violons, encombrait boutiques et magasins où portraits impériaux trônaient aussi noblement sur des flots de soieries et de dentelles que sur des montagnes de victuailles, s’affolait chez les tailleurs sur les dents et les coiffeurs sur les genoux, s’attardait avec les badauds tout au long des quais de la Seine où se préparaient illuminations et feux d’artifice et rêvait enfin au cœur des grisettes pour qui l’Empereur avait cessé tout à coup d’être l’invincible dieu des batailles pour se muer en une assez bonne imitation de l’éternel Prince Charmant. Bien sûr, cette atmosphère de fête était vivante, joyeuse mais, pour Marianne, ce tintamarre, organisé autour d’un mariage qui la blessait au cœur, était déprimant et scandaleux. A voir Paris, ce Paris qui venait de l’acclamer follement, qui s’était, un instant, roulé à ses pieds, s’apprêter à ronronner comme un gros félin dressé pour cette Autrichienne détestée, la jeune femme se sentait trompée doublement. Aussi préférait-elle encore demeurer chez elle, attendant Dieu seul savait quoi. Peut-être les volées de cloches et les salves d’artillerie qui lui annonceraient que son malheur était irrémédiable et que l’ennemie entrait dans la ville ?

La Cour était partie pour Compiègne où l’archiduchesse Marie-Louise était attendue le 27 ou le 28, mais dans les salons les réceptions se succédaient. Réceptions pour lesquelles Marianne, désormais l’une des femmes les plus en vue de Paris, recevait force invitations, mais auxquelles pour rien au monde elle ne se fût rendue, même chez Talleyrand, surtout chez Talleyrand, tant elle craignait le sourire finement ironique du Vice Grand Electeur. Aussi, bien à l’abri d’un fallacieux refroidissement, Marianne restait-elle obstinément chez elle.

Aurélien, le portier de l’hôtel d’Asselnat, avait reçu de sévères consignes : hormis le ministre de la Police ou ses émissaires et Mme Hamelin, sa maîtresse ne recevait pas.

Fortunée Hamelin, pour sa part, désapprouvait fortement cette manière d’agir. La créole, toujours si ardente au plaisir, n’était pas loin de trouver ridicule la claustration que s’imposait son amie sous prétexte que son amant était parti contracter un mariage de raison. Cinq jours après la fameuse représentation, elle vint chapitrer à nouveau son amie :

— Ne croirait-on pas que tu es veuve ou abandonnée ! s’indigna-t-elle. Alors que, justement, tu te trouves dans la plus enviable situation : tu es la maîtresse adorée, toute-puissante, de Napoléon sans pour autant en être l’esclave. Ce mariage te libère en quelque sorte du joug de la fidélité. Et, morbleu ! tu es jeune, incroyablement belle, tu es célèbre... et Paris est plein d’hommes séduisants qui ne demanderaient qu’à t’aider à charmer tes solitudes ! J’en sais au moins une douzaine qui sont follement amoureux de toi. Veux-tu que je te les nomme ?

— C’est inutile, protesta Marianne que la morale fort libre de l’ancienne merveilleuse choquait tout en l’amusant. C’est inutile parce que je n’ai pas envie de rencontrer d’autres hommes. Si je le voulais, il me suffirait de répondre à l’une de ces lettres, ajouta-t-elle en désignant un petit secrétaire en bois de rose où s’entassaient les nombreuses missives que, chaque jour, lui apportait le courrier, en même temps que de multiples envois de fleurs.

— Et tu ne les ouvres même pas ?

Fortunée s’était précipitée. Armée d’un mince stylet italien en guise de coupe-papier, elle avait décacheté quelques lettres, parcouru quelques lignes, cherché les signatures et finalement soupiré :

— Si ce n’est pas triste de voir ça ! Mais malheureuse, la moitié de la Garde Impériale est amoureuse de toi ! Regarde cela : Canouville... Tobriant... Radziwill... même Poniatowski ! Toute la Pologne est à tes pieds ! Sans compter les autres ! Flahaut, le beau Fia-haut lui-même, ne rêve que de toi ! Et tu restes là, au coin de ta cheminée, à soupirer en regardant les nuages, le ciel bas et la pluie pendant que Sa Majesté galope au-devant de son archiduchesse ! Tiens, sais-tu à qui tu me fais penser ? A Joséphine !

Le nom de l’impératrice répudiée qui, pour Fortunée, était celui d’une vieille amie en même temps que d’une compatriote parvint tout de même à percer le mur de mauvaise humeur obstinée derrière lequel s’abritait Marianne. Elle leva sur son amie un vert regard incertain.

— Pourquoi dis-tu cela ? Est-ce que tu l’as vue ? Que fait-elle ?

— Je l’ai vue hier soir ! Et, en vérité, elle fait encore peine à voir. Voici plusieurs jours déjà qu’elle aurait dû quitter Paris. Napoléon lui a donné le titre de duchesse de Navarre et le domaine qui va avec, une immense terre auprès d’Evreux... en y joignant, bien entendu, le conseil discret, mais ferme, de s’y rendre au moment du mariage. Mais elle s’accroche à l’Elysée, où elle est revenue ces jours-ci, comme à une ultime branche de salut. Les jours passent, les uns après les autres, et Joséphine est encore à Paris... Il faudra bien qu’elle parte pourtant ! Alors, à quoi bon prolonger ?

— Je crois que je peux la comprendre, coupa Marianne avec un triste sourire. N’est-ce pas cruel, aussi, de l’arracher à sa maison pour l’envoyer dans une autre, inconnue, comme un objet que l’on relègue ? Ne pouvait-il au moins la laisser à Malmaison qu’elle aime tant ?

— Trop près de Paris ! Surtout pour l’arrivée de la fille de l’Empereur d’Autriche ! Quant à la comprendre, ajouta Fortunée en allant mirer dans une glace sa polonaise de velours bordeaux et les plumes d’autruche couleur de flamme de son immense capote, je ne suis pas si sûre que tu le pourrais ! Joséphine se cramponne à l’ombre de ce qu’elle fut... mais elle a déjà trouvé une consolation pour son cœur meurtri.

— Que veux-tu dire ?

Mme Hamelin éclata de rire, ce qui eut l’avantage de faire étinceler ses petites dents blanches et aiguës, après quoi elle revint se jeter dans un fauteuil auprès de son amie qu’elle enveloppa de son intense parfum de rose.

— Mais qu’elle a fait ce que tu devrais faire, ma toute belle, ce que ferait toute femme sensée dans son cas... et dans le tien : elle a pris un amant !

Trop abasourdie par la nouvelle pour trouver quoi que ce soit à répondre, Marianne se contenta d’ouvrir des yeux immenses qui firent épanouir d’aise la bavarde créole.

— Ne prends pas cette mine scandalisée ! s’écria-t-elle, Joséphine a eu, selon moi, tout à fait raison. Pourquoi donc se condamnerait-elle aux nuits solitaires... qui d’ailleurs étaient déjà son lot la plupart du temps aux Tuileries. Elle a perdu un trône et retrouvé l’amour. Ceci compense cela et, si tu veux mon avis, ce n’est que justice !

— Peut-être ! Qui est-ce ?

— Un garçon de trente ans, blond et vigoureux, bâti comme un dieu romain : le comte Lancelot de Turpin-Crissé, son chambellan, ce qui est tout à fait commode !

Marianne ne put s’empêcher de sourire, plus au souvenir de ses anciennes lectures de jeune fille qu’à la faconde de son amie.

— Ainsi, fit-elle lentement, la reine Guenièvre a enfin trouvé le bonheur auprès du chevalier Lancelot ?

— Tandis que le roi Arthur s’apprête à batifoler avec une plantureuse Germaine ! acheva Fortunée. Tu vois, les romans n’ont pas toujours raison. Qu’attends-tu pour en faire autant ? Choisis un consolateur ! Tiens, je vais t’aider.

Fortunée retournait déjà vers le secrétaire. Marianne l’arrêta du geste :

— Non. C’est inutile ! Je n’ai pas envie d’entendre les fadaises du premier beau garçon venu. Je l’aime trop, tu comprends ?