Oui, Marianne commençait à comprendre. L’idée d’Adélaïde était si simple, si lumineuse qu’elle s’en voulait de n’y avoir pas songé plus tôt ! Il devait être possible, facile même, de faire annuler son mariage puisqu’il n’avait pas été consommé et qu’il avait été contracté avec un protestant. Dès lors, elle serait libre, entièrement et merveilleusement libre, puisqu’elle n’aurait même plus à répondre de la mort de son époux ! Mais, à mesure qu’elle évoquait la petite silhouette grave de l’abbé de Chazay, Marianne sentait un malaise s’emparer d’elle.

Tant de fois, depuis qu’à l’aube d’un jour d’automne elle avait regardé avec désespoir, sur le quai de Plymouth, un petit voilier disparaître dans le vent, tant de fois elle avait pensé à son parrain ! D’abord avec regret, avec espoir mais, à mesure que le temps passait, avec un peu d’inquiétude. Que dirait l’homme de Dieu, si intransigeant sur le chapitre de l’honneur, si aveuglément fidèle à son roi exilé, en retrouvant sa filleule sous le personnage de Maria Stella, chanteuse d’Opéra et maîtresse de l’Usurpateur ? Saurait-il comprendre combien il avait fallu à Marianne de souffrance et de déboires pour en arriver là... et pour en être heureuse ? Certes, si elle avait pu joindre l’abbé sur le Barbican de Plymouth, son destin eût été tout autre. Elle aurait sans doute, sur sa recommandation, reçu asile en quelque couvent où, dans la prière et la méditation, tout loisir lui eût été accordé de se faire oublier et d’expier ce qu’elle n’avait jamais cessé d’appeler une juste exécution... mais, si elle avait souvent évoqué avec regret la bonté et la tendresse de son parrain, Marianne reconnaissait franchement qu’elle ne regrettait aucunement le genre de vie qu’il eût offert à la veuve de lord Cranmere.

Finalement, Marianne traduisit pour sa cousine les doutes qui l’assaillaient en hasardant :

— Je serais infiniment heureuse de retrouver mon parrain, ma cousine, mais ne pensez-vous pas que ce serait bien égoïste de le faire rechercher dans le seul but de l’annulation ? Il me semble que l’Empereur...

Adélaïde battit des mains.

— Mais quelle bonne idée ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? L’Empereur, voyons, c’est l’Empereur la solution ! (Puis, changeant de ton :) l’Empereur qui a fait arrêter le Pape par le général Radet, l’Empereur qui le tient prisonnier à Savone, l’Empereur que Sa Sainteté, dans l’admirable bulle « Quum mémoranda... » a si magistralement excommunié en juin dernier, c’est l’Empereur qu’il nous faut pour présenter au Pape une demande d’annulation... alors qu’il n’est même pas parvenu à faire annuler son propre mariage avec la pauvre et délicieuse Joséphine !

— C’est vrai, fit Marianne atterrée. J’avais oublié ! Et vous pensez que mon parrain... ?

— Vous aurez l’annulation haut la main pour peu qu’il la demande ! Je n’en doute pas un seul instant ! Retrouvons le cher abbé et vogue la galère ! A nous la liberté !

Le subit enthousiasme d’Adélaïde inclina Marianne à mettre sur le compte du Champagne ce bel optimisme, mais il était bien certain que la vieille demoiselle avait raison et que, dans cette conjoncture, nul ne serait d’un meilleur secours que l’abbé de Chazay... même s’il était désagréable de découvrir qu’il était un point sur lequel Napoléon n’était pas tout-puissant. Mais retrouverait-on l’abbé de Chazay rapidement ?


D’un coup de doigt sec, Fouché rabattit le couvercle de sa tabatière, la remit dans sa poche puis chiquenauda sa cravate de mousseline et les volants de sa chemise empesée avec des grâces très dix-huitième siècle.

— Si cet abbé de Chazay évolue dans l’entourage de Pie VII, comme vous semblez le penser, il doit être à Savone et je pense que nous n’aurons pas de peine à le retrouver, ni à l’amener à Paris. Mais, en ce qui concerne votre époux, il semble que les choses se présentent moins aisément.

— Est-ce si difficile ? fit Marianne vivement. S’il ne forme qu’une seule et même personne avec ce vicomte d’Aubécourt ?

Le ministre de la Police s’était levé et, les mains au dos, s’était mis à marcher lentement à travers le salon. Sa promenade, à lui, n’avait pas le caractère nerveux et saccadé de celle qu’affectionnait l’Empereur. Elle était Lente, réfléchie, mais Marianne ne s’en demanda pas moins pourquoi les hommes éprouvaient un tel besoin d’arpenter une pièce dès qu’ils entamaient une discussion. Etait-ce Napoléon qui avait mis cette manie à la mode ? Arcadius de Jolival, lui-même, le cher, fidèle et indispensable Arcadius, en était atteint.

Les réflexions ambulatoires de Fouché s’arrêtèrent devant le portrait du marquis d’Asselnat qui régnait avec arrogance sur la symphonie jaune et or du salon. Il le regarda comme s’il attendait une réponse puis, finalement, se retourna vers Marianne qu’il enveloppa d’un regard lourd.

— En êtes-vous si sûre ? fit-il lentement. Il n’y a aucune preuve que lord Cranmere et le vicomte d’Aubécourt ne soient qu’un !

— Je le sais bien. Mais je voudrais au moins le voir, le rencontrer.

— C’était facile hier encore. Le beau vicomte, qui logeait jusque-là rue de la Grange-Batelière, à l’hôtel Plinon, fréquentait avec quelque assiduité, depuis son arrivée, le salon de Madame Edmond de Périgord, chez qui l’avait recommandé une lettre du comte de Montrond, actuellement à Anvers comme vous le savez sans doute.

Marianne fit signe que oui, mais fronça les sourcils. Un doute lui venait. Depuis la veille, elle était partie du principe que Francis était le vicomte d’Aubécourt. Elle s’était raccrochée à cette suggestion comme pour se prouver à elle-même qu’elle n’avait pas été victime d’une hallucination. Mais comment imaginer Francis chez la nièce de Talleyrand ? Mme de Périgord, bien qu’elle fût née princesse de Courlande et la plus riche héritière européenne, s’était montrée plus qu’amicale envers Marianne, alors même que, simple lectrice de

Mme de Talleyrand, elle se faisait appeler Mlle Malle-rousse. Bien sûr, Marianne ignorait le nombre et l’étendue des relations d’une amie qu’elle ne fréquentait d’ailleurs pas assidûment, mais il semblait à la jeune femme que si lord Cranmere était entré dans le salon de Dorothée de Périgord, elle en eût été prévenue par quelque voix mystérieuse.

— Et c’est à Anvers, dit-elle enfin, que le vicomte d’Aubécourt aurait connu M. de Montrond ? Cela ne prouve pas qu’il soit réellement du pays. Les relations ont toujours été étroites entre les Flandres et l’Angleterre.

— J’en demeure d’accord, mais je me demande si, en sa qualité d’exilé surveillé par la police impériale, le comte de Montrond aurait l’audace de se faire le garant d’un Anglais déguisé en Flamand, donc d’un espion. Ne serait-ce pas prendre un grand risque ? Notez, je crois Montrond capable de tout, mais à condition que cela lui rapporte et, si j’ai bonne mémoire, l’homme que vous aviez épousé n’avait vu en vous qu’une dot respectable, dot qu’il s’est empressé de dilapider. Donc, je crois mal aux complaisances de Montrond non déterminées par un appât financier.

Tout cela était la logique même et Marianne, à regret, était bien obligée de l’admettre. Soit, Francis n’était peut-être pas caché sous le nom de ce vicomte flamand, mais il était à Paris, voilà qui était sûr. Elle soupira de lassitude et dit enfin :

— Avez-vous eu connaissance d’une arrivée de navire venu en contrebande des côtes d’Angleterre ?

Fouché fit signe que oui et ajouta :

— Voici une semaine, un cutter anglais a touché terre nuitamment, à l’île d’Hoedic, pour y prendre l’un de vos bons amis, le baron de Saint-Hubert, que vous avez connu dans les carrières de Chaillot. Je n’ai, bien entendu, appris la chose que lorsque le cutter eut remis à la voile, mais qu’il ait emmené quelqu’un ne signifie pas qu’il n’ait pas, auparavant, débarqué quelqu’un d’autre en provenance de l’Angleterre.

— Comment le savoir ? Est-ce que...

Marianne s’arrêta traversée par une idée soudaine qui fit briller ses yeux verts. Puis elle reprit, plus bas :

— Est-ce que Nicolas Mallerousse est toujours à Plymouth ? Lui saurait peut-être quelque chose concernant ces mouvements de navires.

Le ministre de la Police fit une affreuse grimace et esquissa une révérence comique.

— Faites-moi la grâce, ma chère, de croire que j’ai pensé, bien avant vous, à notre extraordinaire Black Fish... Mais il se trouve que, pour le moment, j’ignore où se trouve exactement ce digne fils de Neptune. Depuis un mois, il a disparu.

— Disparu ? protesta Marianne indignée et inquiète. Un de vos agents ! Et vous ne vous en inquiétez pas ?

— Non. Parce que s’il eût été pris ou pendu, je l’aurais su. Black Fish a disparu parce qu’il a dû découvrir quelque chose d’intéressant. Il suit une piste et voilà tout ! Ne vous tourmentez donc pas ainsi ! Morbleu, ma chère amie, je finis par croire que vous éprouvez vraiment de l’affection pour votre pseudo-oncle !

— Croyez-le sans hésiter ! coupa-t-elle sèchement. La main de Black Fish est la première qui se soit tendue vers moi avec amitié quand j’étais dans la détresse, et qui n’a rien cherché à me prendre en échange. Je ne peux oublier cela !

L’allusion n’était même pas voilée. Fouché toussota, se moucha, prit une pincée de tabac dans sa boîte d’écaillé et, pour finir, déclara sur un tout autre ton, rompant les chiens :

— De toute façon, vous pensez bien, ma chère, que j’ai mis sur la trace de votre fantôme en habit bleu mes meilleurs limiers : l’inspecteur Pâques et l’agent Desgrée. Ils enquêtent à cette heure sur tous les étrangers actuellement à Paris.

Avec une toute légère hésitation, Marianne demanda, en rougissant un peu de se montrer si obstinée :