— Je partirai dès demain, déclara-t-elle. Dites à Gracchus de me préparer un cheval.

— Vous ne prenez pas la voiture ? Il fait un temps affreux et il y a une trentaine de lieues.

— On me recommande la discrétion, fit-elle avec un sourire. Un cavalier attire moins l’attention qu’une élégante voiture avec cocher et tout le reste. Je monte parfaitement à cheval, vous savez ?

— Moi aussi, répliqua Jolival du tac au tac. Aussi dirai-je à Gracchus de seller deux chevaux. Je vous accompagne.

— Est-ce bien utile ? Vous ne croyez pas que...

— Je crois que vous êtes une jeune femme, que les routes ne sont pas souvent sûres, que Braine n’est qu’une bourgade et qu’on vous y donne rendez-vous à la nuit close dans un domaine que je ne connais pas. N’allez pas vous imaginer que je me méfie de... qui vous savez, mais je ne vous quitterai que lorsque je vous saurai en bonnes mains. Après quoi, j’irai dormir à l’auberge.

Le ton était sans réplique et Marianne n’insista pas. Après tout, la compagnie d’Arcadius était bonne à prendre surtout pour une expédition qui durerait bien trois jours aller et retour. Mais elle ne put s’empêcher de penser que tout cela était un peu compliqué et que les choses eussent été bien plus simples si l’Empereur l’eût emmenée à Compiègne et installée, comme elle le souhaitait, dans une maison de la ville. Il est vrai que, selon les mauvaises langues, la princesse Pauline Borghèse était à Compiègne avec son frère et qu’elle avait auprès d’elle sa dame d’honneur préférée, cette Christine de Mathis qui avait précédé Marianne dans les bonnes grâces de Napoléon.

— Qu’est-ce que je vais imaginer ? songea tout à coup Marianne. Je vois des rivales partout. En vérité, je suis trop jalouse. Il faut que je me surveille davantage.

La porte d’entrée, claquant bruyamment dans le vestibule, vint interrompre à propos son monologue. C’était Adélaïde qui rentrait du salut où elle se rendait presque chaque soir, moins par pitié d’ailleurs, selon Marianne, que pour voir du monde et s’intéresser aux gens du quartier. En effet, Mlle d’Asselnat, curieuse comme une chatte, en ramenait toujours un plein chargement d’anecdotes et d’observations qui prouvaient simplement que l’autel n’avait pas eu le monopole de son attention.

Marianne prit la main que lui tendait Arcadius pour l’aider à se relever et lui sourit.

— Voilà Adélaïde, dit-elle. Allons souper et prendre connaissance des potins du quartier.

2

UNE PETITE ÉGLISE DE CAMPAGNE

Dans l’après-midi du surlendemain, Marianne et Arcadius de Jolival mettaient pied à terre devant l’auberge du Soleil d’Or à Braine. Le temps était affreux car, depuis l’aube, une pluie diluvienne noyait la région et les deux cavaliers, malgré leurs épais manteaux de cheval, étaient si mouillés qu’un abri s’imposait d’urgence. Un abri et quelque chose de chaud.

Partis depuis la veille, tous deux avaient fait le trajet aussi vite que possible, sur le conseil d’Arcadius qui souhaitait pouvoir reconnaître les lieux avant l’étrange rendez-vous. Ils prirent deux chambres à l’auberge, qui était l’unique et modeste hôtellerie du village, puis s’installèrent dans la salle basse, vide de consommateurs à cette heure creuse, pour y absorber l’une un bouillon et l’autre un bol de vin chaud. On les laissa d’ailleurs bien tranquilles dans leur coin tant l’agitation était grande dans la bourgade au bord de la Vesle habituellement si paisible. C’est que, dans peu d’instants, dans une heure... deux peut-être, la nouvelle impératrice des Français traverserait Braine, se dirigeant vers Soissons où elle devait souper et coucher.

Et, malgré la pluie, tout le village était dehors, en habits de fête, sous les guirlandes et les lampions qui s’éteignaient petit à petit. Près de l’église, une estrade tendues aux couleurs françaises et autrichiennes avait été installée où les notabilités de l’endroit prendraient place dans un instant sous des parapluies pour haranguer à son passage la nouvelle venue, tandis que, par la porte ouverte de la belle vieille église, on entendait la chorale locale répéter le chant de bienvenue par lequel elle saluerait tout à l’heure le défilé des voitures. Tout cela donnait au pays un air joyeux et coloré qui contrastait étrangement avec la maussaderie du temps. Seule, Marianne se sentait plus mélancolique que jamais, bien qu’une curiosité ardente se mêlât à cette sombre humeur. Tout à l’heure, elle aussi sortirait sous la pluie pour essayer de voir de près celle qu’elle ne pouvait s’empêcher d’appeler sa rivale, cette fille des ennemis qui osait lui ravir la première place auprès de l’homme qu’elle aimait, uniquement parce qu’elle était née sur les marches d’un trône.

Contrairement à son habitude, Arcadius était aussi muet que Marianne. Accoudé à la table de bois grossier, ciré par des générations de coudes, il contemplait sans y toucher le vin violet qui fumait dans son bol de faïence. Il semblait même tellement absent que Marianne ne put s’empêcher de lui demander à quoi il pensait.

— A votre rendez-vous de ce soir, répondit-il avec un soupir. Je le trouve plus étrange encore depuis que nous sommes ici... étrange au point de me demander si c’est bien l’Empereur qui vous l’a donné.

— Et qui d’autre ? Pourquoi ne serait-ce pas lui ?

— Savez-vous ce qu’est le château de la Folie ?

— Bien sûr que non. Je ne suis jamais venue ici.

— Moi si, mais il y a si longtemps que j’avais oublié. L’aubergiste m’a rafraîchi la mémoire tout à l’heure quand j’ai commandé ces boissons. Le château de la Folie, ma chère, c’est cette aimable chose que vous pouvez fort bien apercevoir d’ici... et qui me paraît tout de même un cadre un peu. sévère pour un rendez-vous d’amour.

Tout en parlant, le gentilhomme-artiste désignait, sur le rebord du plateau boisé dominant l’autre rive de la Vesle, la silhouette imposante autant que médiévale d’une forteresse du XIIIe siècle, déjà à demi ruinée. Enveloppées dans la brume grise de la pluie, les murailles noircies par le temps offraient un aspect sinistre contre lequel ne pouvaient rien les tendres pousses vertes des arbres qui les cernaient. Marianne, elle, fronça les sourcils, saisie d’un bizarre pressentiment.

— Cette masure féodale ? c’est cela le château où je dois me rendre ?

— Cela et rien d’autre. Qu’en pensez-vous ?

Pour toute réponse, Marianne se leva et remit les gants qu’elle avait posés auprès d’elle sur la table.

— Qu’il pourrait bien y avoir là un piège comme j’en ai déjà connu un. Rappelez-vous les circonstances de notre première rencontre, mon cher Jolival... et les douceurs que nous avons connues aux mains de Fanchon-Fleur-de-Lys dans les carrières de Chaillot. Allez, je vous en prie, chercher les chevaux. Nous allons visiter tout de suite ce curieux nid d’amour. Bien sûr, je souhaite me tromper...

En fait, elle ne le souhaitait qu’à peine car, une fois passée la joie du premier instant, elle traînait depuis Paris un bizarre état d’esprit. Tout au long de ce chemin qui cependant la rapprochait de toute façon de son amant, Marianne n’avait pu se défendre d’une répugnance et d’une inquiétude, dues peut-être au fait que la fameuse lettre n’était pas écrite de « sa » main et que le lieu du rendez-vous était placé sur le chemin même de l’archiduchesse. Il est vrai que cette dernière objection était tombée assez vite quand elle avait appris à Soissons que le point de rencontre prévu par le protocole entre l’Empereur et sa fiancée, pour l’après-midi du 28, se situait à Pontarcher, localité sise à quelque deux lieues et demie de Soissons, sur la route de Compiègne, mais à tout prendre pas très loin de Braine. La nuit passée, Napoléon aurait tout le temps de retrouver sa suite.

Pour l’heure présente, la pensée d’agir lui faisait du bien et la tirait de l’abîme de perplexité et de vague angoisse où elle se mouvait depuis une semaine. Tandis qu’Arcadius allait chercher les chevaux, elle tira de sa ceinture un pistolet qu’elle y avait passé en quittant Paris par mesure de prudence. C’était l’un de ceux que Napoléon lui-même lui avait donnés, sachant son habileté à manier les armes. Froidement, elle en vérifia la charge. Si Fanchon-Fleur-de-Lys, le chevalier de Bruslart ou quelqu’un de leurs sinistres acolytes l’attendait derrière les vieilles murailles de La Folie, ils trouveraient à qui parler.

Elle allait quitter la table, placée près de l’unique fenêtre de la salle, quand, de l’autre côté de la rue, quelque chose attira son attention. Une grosse berline noire, sans armoirie mais attelée de très beaux chevaux gris, était arrêtée devant la forge d’un maréchal-ferrant. Penché, auprès du cocher engoncé d’un énorme manteau vert, sur le sabot de l’un des chevaux de tête, l’homme de l’art examinait un fer sans doute défaillant. Ce spectacle n’avait rien d’extraordinaire, mais il éveilla l’intérêt de la jeune femme. Ce cocher, elle avait l’impression de le connaître...

Elle essaya de voir qui occupait la berline mais on n’apercevait, à l’intérieur, que deux silhouettes, assez vagues encore que masculines. Mais, soudain, elle étouffa un cri : pour voir, sans doute, où en était le cocher, l’un des hommes pencha un bref instant, derrière la glace, un profil pâle et net sous un grand bicorne noir, un profil trop gravé dans le cœur de Marianne pour qu’elle hésitât un seul instant à le reconnaître. C’était l’Empereur !

Mais que faisait-il dans cette berline ? Se rendait-il déjà au rendez-vous de la Folie ? En ce cas, pourquoi attendre en personne dans cette voiture que le fer du cheval fût remis en état ? Cela semblait si bizarre à Marianne que sa brusque joie de l’apercevoir, à un moment où elle doutait si fort de la réalité de son rendez-vous, ne dura qu’un instant. Là-bas, dans la voiture, elle l’avait bien vu, Napoléon avait froncé le sourcil et fait un geste qui ordonnait de faire vite. Il était pressé, très pressé... mais d’aller où ?