— Un courrier du Tzar et un envoyé du Pape, jeune démon ! Tu es contente ?

Pour toute réponse, Marianne noua ses bras plus étroitement autour du cou de son amant et ferma les yeux avec un soupir de bonheur. Des minutes comme celles-là payaient de toutes les angoisses, de tous les déboires et de toutes les jalousies. Quand elle l’entendait, comme à cet instant, délirer dans un paroxysme de passion, Marianne se prenait à se rassurer. Il n’était pas possible que l’Autrichienne, cette Marie-Louise qu’il allait mettre dans son lit à la place de Joséphine, sût tirer de lui autant d’amour. Ce n’était sans doute qu’une bécasse terrifiée qui devait recommander son âme à Dieu durant chaque minute de ce voyage qui la rapprochait de l’ennemi des siens. Napoléon ne pouvait être pour elle qu’une sorte de Minotaure, un parvenu méprisable qu’elle traiterait du haut de son sang impérial si elle ressemblait un tant soit peu à sa tante Marie-Antoinette, ou qu’elle subirait passivement si elle n’était, comme on le chuchotait dans les salons, qu’une fille molle, aussi dépourvue d’intelligence que de beauté.

Mais quand, une heure plus tard, elle regarda, par une fenêtre du vestibule, son portier refermer le lourd portail sur la berline impériale, Marianne retrouva d’un seul coup ses craintes et ses incertitudes : ses craintes parce qu’elle ne reverrait l’Empereur que marié à l’archiduchesse, ses incertitudes parce que, sous un nom ou sous un autre, Francis Cranmere courait Paris en toute liberté. Les argousins de Fouché ne pourraient quelque chose pour elle que lorsqu’ils auraient retrouvé sa trace. Et ce n’était peut-être pas pour tout de suite. Paris était si grand !

Frissonnant dans le saut de lit de dentelle qu’elle avait revêtu en hâte, Marianne reprit son flambeau et remonta chez elle avec un désagréable sentiment de solitude. Le roulement de la voiture qui emportait Napoléon résonnait encore dans le lointain, contrepoint mélancolique des mots d’amour qu’elle entendait encore. Mais, si tendre qu’il se fût montré, si précises et formelles qu’eussent été ses promesses, Marianne était trop fine pour se dissimuler qu’une page venait d’être tournée et que, si grand que puisse être l’amour qui la liait à Napoléon, les choses ne pourraient plus jamais être ce qu’elles avaient été.

En rentrant dans sa chambre, Marianne eut la surprise d’y trouver sa cousine. Drapée dans une confortable douillette de velours amarante, le chef orné d’un grand bonnet tuyauté, mademoiselle Adélaïde d’Asselnat, debout au milieu de la pièce, examinait avec intérêt, mais sans se montrer autrement surprise, les glorieuses déchirures de la robe blanche abandonnée sur le tapis.

— Comment Adélaïde, vous étiez là ? s’étonna Marianne. Je vous croyais endormie depuis longtemps.

— Je ne dors jamais que d’un œil et puis quelque chose me disait que vous auriez besoin d’un peu de compagnie, après « son » départ ! Voilà un homme qui sait parler aux femmes ! soupira la vieille demoiselle en laissant retomber le vestige de satin nacré. Je comprends que vous en soyez folle ! Je l’ai bien été, moi qui vous parle, quand il n’était qu’un petit général miteux et sous-alimenté. Mais puis-je savoir comment il a pris la subite résurrection de feu-monsieur votre époux ?

— Mal, fit Marianne en fourrageant dans le lit dévasté pour y retrouver sa chemise de nuit qu’Agathe, sa femme de chambre, avait dû disposer sur la couverture en rentrant du théâtre. Il n’est pas très certain que je n’aie pas eu de visions.

— Et... vous n’en avez pas eu ?

— Bien sûr que non ! Pourquoi aurais-je, tout à coup, évoqué le fantôme de Francis alors qu’il était à cent lieues de mon esprit et que je le croyais mort ? Ma pauvre Adélaïde, le doute n’est malheureusement pas possible : c’était bien Francis... et il souriait, il souriait en me regardant d’un sourire qui m’a épouvantée ! Dieu sait ce qu’il me réserve encore !

— Qui vivra verra ! fit tranquillement la vieille demoiselle en se dirigeant vers la petite table nappée de dentelle sur laquelle un souper froid avait été préparé à l’intention de Marianne, souper auquel d’ailleurs ni elle ni l’Empereur n’avaient touché.

Avec beaucoup de sang-froid, Adélaïde déboucha la bouteille de champagne, emplit deux flûtes, en vida une d’un trait, la remplit de nouveau et porta la seconde à Marianne. Après quoi elle revint chercher la sienne, pécha dans un plat une aile de poulet et s’installa commodément sur le pied du lit dans lequel sa cousine venait de se glisser.

Bien calée dans ses oreillers, Marianne accepta le verre et regarda Mlle d’Asselnat avec un sourire indulgent. L’appétit d’Adélaïde avait quelque chose de fabuleux. La quantité de nourriture que pouvait absorber cette petite femme mince et frêle était proprement effarante. A longueur de journée, Adélaïde grignotait, suçait, croquait ou avalait « une goutte de quelque chose », ce qui ne l’empêchait nullement, le moment venu, de se mettre à table avec enthousiasme. Le tout, d’ailleurs, sans grossir d’une ligne et sans perdre un pouce de sa dignité.

Evidemment, l’étrange créature grise, affolée et hargneuse, que Marianne avait découvert une nuit dans le salon et sur le point d’incendier sa maison n’existait plus. Elle avait fait place à une femme d’âge respectable, mais pleine de tenue et dont l’épine dorsale avait retrouvé toute sa raideur naturelle. Bien habillée, ses cheveux d’un joli gris doux et soyeux sagement rangés en longues anglaises à l’ancienne mode, dépassant la dentelle de ses bonnets ou le velours de ses capotes, l’ex-révolutionnaire poursuivie par la police de Fouché et astreinte à résidence surveillée était redevenue la haute et noble demoiselle Adélaïde d’Asselnat. Mais, pour le moment, les yeux mi-clos, les ailes de son nez arrogant palpitant de gourmandise, elle dégustait son poulet et son Champagne avec une mine de chatte gourmande qui amusait beaucoup Marianne, malgré son actuel désenchantement. Elle n’était pas très sûre que la conspiratrice fût définitivement éteinte chez sa cousine, mais telle qu’elle était, Marianne aimait beaucoup Adélaïde.

Pour ne pas troubler son recueillement gastronomique, elle but lentement le contenu de sa flûte, attendant que la vieille demoiselle parlât car on devinait qu’elle avait quelque chose à lui dire. Et en effet, l’aile de poulet réduite à sa seule charpente, et le Champagne bu jusqu’à la dernière goutte, Adélaïde s’essuya les lèvres, ouvrit les yeux et posa sur sa cousine un regard bleu plein de satisfaction.

— Ma chère enfant, commença-t-elle, je crois qu’en ce moment vous prenez votre problème à l’envers. Si j’ai bien compris, la résurrection inopinée de votre défunt mari vous a plongée dans un grand désarroi et, depuis que vous l’avez reconnu, vous vivez dans la simple terreur de le voir surgir tout à coup, de nouveau devant vous. C’est bien cela ?

— Naturellement, c’est bien cela ! Mais je ne comprends pas où vous voulez en venir, Adélaïde. Est-ce que, d’après vous, je devrais me réjouir d’avoir vu réapparaître un homme que j’avais justement puni de son crime ?

— Mon Dieu... oui, en quelque sorte !

— Et pourquoi donc ?

— Mais parce que, si cet homme est vivant, vous n’êtes plus une meurtrière et vous n’avez plus à craindre que la police anglaise vous fasse rechercher, en admettant qu’elle osât, en temps de guerre, adresser pareille requête à la France !

— Je ne craignais plus beaucoup la police anglaise, fit Marianne en souriant. Outre le fait que nous sommes en guerre, la protection de l’Empereur est plus qu’il n’en faut pour que je ne craigne plus rien au monde ! Mais, dans un sens, vous avez raison. Après tout, il est agréable de me dire que je n’ai plus de sang sur les mains.

— En êtes-vous sûre ? Il reste la belle cousine que vous aviez si proprement assommée...

— Je ne l’avais certainement pas tuée et, si Francis a pu être sauvé, je gagerais bien qu’Ivy St Albans est vivante elle aussi. D’ailleurs, je n’ai plus aucune raison de souhaiter sa mort puisque Francis ne m’est plus rien...

— ... qu’un époux dûment béni par l’Eglise, ma chère ! Voilà pourquoi je dis qu’au lieu de vous tourmenter, de fuir l’image de votre fantôme et d’essayer de lui échapper, vous devez l’affronter. Si j’étais à votre place, je ferais au contraire tout au monde pour le rencontrer. Aussi, quand le citoyen Fouché viendra vous voir demain matin...

— Comment savez-vous que j’attends le duc d’Otrante ?

— Je ne m’habituerai jamais à l’appeler ainsi, ce défroqué ! Mais, de toute façon, il ne peut pas ne pas venir demain... Ne me regardez donc pas ainsi ! Bien sûr, il m’arrive d’écouter aux portes quand je m’intéresse à quelque chose.

— Adélaïde ! s’écria Marianne, scandalisée.

Mlle d’Asselnat allongea le bras et tapota gentiment la main de Marianne :

— Ne soyez donc pas si conformiste ! Même une d’Asselnat peut écouter aux portes ! Vous découvrirez combien cela peut être utile quelquefois. Où en étais-je avec tout cela ?

— A la visite de... du ministre de la Police.

— Ah oui ! Donc, au lieu de le prier de mettre la main sur votre délicieux mari et de le réexpédier en Angleterre par la première frégate venue, demandez-lui, au contraire, de vous l’amener afin que vous puissiez lui faire connaître votre décision.

— Ma décision ? Parce que j’ai pris une décision ? souffla Marianne qui comprenait de moins en moins.

— Mais bien sûr ! Je m’étonne même que vous n’y ayez pas encore pensé. Pendant que vous tiendrez le ministre, demandez-lui donc d’essayer de savoir ce qu’est devenu votre saint homme de parrain, ce touche-à-tout de Gauthier de Chazay ! En voilà un dont nous pourrions avoir le plus grand besoin dans les plus brefs délais ! Ce n’était encore qu’un petit prêtre de rien du tout qu’il avait déjà le Pape dans sa manche. Et pour faire annuler un mariage, vous n’avez pas idée de ce que le Pape peut être utile ! Est-ce que vous commencez à comprendre ?