Fort de cette conclusion et ayant un après-midi à user, Morosini décida d’en profiter pour rafraîchir ses connaissances sur le Trésor des Habsbourg. Simon Aronov n’avait-il pas laissé entendre, lors de leur première rencontre, que l’opale s’y trouverait peut-être ? Aussi se rendit-il à la Hofburg, l’ancien palais impérial, dont une partie était occupée par les bureaux du gouvernement et une autre par le Trésor. Mais s’il vit une opale, superbe, d’origine hongroise, voisinant avec une hyacinthe de même provenance et une améthyste espagnole, ce ne pouvait pas être celle qu’il cherchait : elle était beaucoup trop grosse !

Il se consola en admirant la magnifique émeraude sommant la couronne impériale et les vestiges du trésor de la Toison d’or. En revanche, il s’étonna de ne voir aucun des joyaux ayant appartenu aux derniers souverains. Il savait que l’impératrice Elisabeth, l’ensorcelante Sissi, possédait, entre autres, une fabuleuse parure d’opales et de diamants offerte, en vue de son mariage, par l’archiduchesse Sophie, sa tante et future belle-mère, qui l’avait portée elle-même au jour de ses noces. N’en trouvant pas trace, il tenta de s’informer, demanda à être reçu par le conservateur et là se heurta à un fonctionnaire revêche qui se contenta de déclarer :

– Nous ne possédons plus aucun des joyaux privés. Ils nous ont été enlevés à la fin de la guerre, ce qui est fort regrettable. D’autant que le « Florentin » le grand diamant jonquille provenant des ducs de Bourgogne, s’est vu compris dans ce véritable vol du peuple autrichien. Ainsi d’ailleurs que les bijoux de l’impératrice Marie-Thérèse et... et d’autres !

– Enlevés par qui ?

– Je ne crois pas que cela vous regarde. Veuillez m’excuser à présent : j’ai beaucoup à faire...

Ainsi expédié, Morosini n’insista pas mais, s’étant arrêté un instant devant le berceau du roi de Rome et les quelques souvenirs de Marie-Louise, sa mère, il pensa qu’il serait bien d’aller à présent s’incliner sur la tombe de cet enfant qui, fils de Napoléon et roi de Rome, devait achever sa courte vie sous un titre autrichien. Il se rendit donc à la crypte des Capucins.

Non qu’il nourrît une particulière affection pour le plus grand des Bonaparte, à qui Venise devait sa déchéance. En dépit du sang maternel français, un prince Morosini ne pouvait pardonner l’arbre de la liberté planté le 4 juin 1797 sur la place Saint-Marc, l’abdication du dernier Doge Ludovico Manin et enfin le feu de joie dans lequel les troupes de la nouvelle République française brûlèrent le Livre d’Or de Venise et les insignes du séculaire pouvoir ducal, mais le tout jeune homme qui reposait là, exilé, meurtri dans son âme et à jamais captif de l’Autriche nourrissait son amour du romantisme et lui inspirait une pitié profonde. Il aimait venir le saluer.

Ce n’était pas la première fois qu’un moine ouvrait devant lui le caveau impérial en dehors des heures de visite. Il savait comment s’y prendre : les bandes de visiteurs habituels – souvent anglais – étaient invités, avant de quitter l’église, à remettre au frère portier une aumône destinée à l’éclairage de la crypte et à la soupe des pauvres que le couvent distribuait chaque jour à deux heures. Morosini, lui, offrait une généreuse contribution dès l’entrée. Ce jour-là, cependant, il rencontra un peu de résistance :

– Je ne sais pas si je peux vous laisser entrer, lui confia le capucin de service. Il y a déjà une dame... qui vient parfois.

– La crypte est assez vaste. Je tâcherai de ne pas la déranger. Savez-vous à qui elle s’intéresse ?

– Oui, car elle apporte des fleurs que l’on retrouve toujours sur le tombeau de l’archiduc Rodolphe. Vous, c’est le duc de Reichstadt que vous allez voir, ajouta le moine en désignant le petit bouquet de violettes dont Morosini s’était muni avant d’entrer. Alors tâchez qu’elle ne vous voie pas. Elle tient à être seule...

« Et toi, pensa Morosini, tu n’as pas envie de perdre l’obole que je t’apporte. Je peux comprendre ça... »

– Soyez tranquille ! Je serai aussi silencieux qu’un fantôme, promit-il.

Le capucin se signa et ouvrit la lourde porte donnant accès aux sépultures impériales.

Sans faire plus de bruit qu’un chat, Aldo descendit vers la nécropole des Habsbourg. Dédaignant la première rotonde où trônait l’impératrice Marie-Thérèse, mère de la reine Marie-Antoinette, il gagna la seconde, dédiée à l’empereur François II qui reposait là, entouré de ses quatre épouses, entre sa fille Marie-Louise, l’oublieuse épouse de Napoléon Ier, et son petit-fils, l’Aiglon. Le tombeau de ce prince français que la haine de Metternich avait affublé du titre de duc de Reichstadt se voyait de loin et ne pouvait se confondre avec aucun autre grâce aux nombreux bouquets de violettes, fraîches ou sèches mais souvent cravatées de rubans aux trois couleurs de la France, qui recouvraient le cercueil de bronze[i].

Le visiteur déposa son offrande parmi les autres, fit le signe de croix, cependant qu’une fois encore les vers du poète lui revenaient à l’esprit :

Et maintenant, il faut que ton Altesse dorme

Ame pour qui la mort est une guérison ;

Dorme au fond du caveau dans la double prison

De son cercueil de bronze et de cet uniforme...

Dors, ce n’est pas toujours la légende qui ment

Un rêve est moins trompeur parfois qu’un document Dors.

Tu fus ce jeune homme et ce Fils quoi qu’on dise...

C’était sa façon à lui, Morosini, de prier. Le silence enveloppait le long caveau baigné de lumière grise, ce « débarras de rois » où s’entassaient quelque cent trente-huit défunts. Morosini, pris par l’atmosphère, faillit en oublier qu’il n’était pas seul quand un bruit léger lui parvint de la partie moderne de la crypte, celle où dormaient François-Joseph, sa ravissante épouse Elisabeth assassinée par un anarchiste italien et leur fils Rodolphe. C’était l’écho d’un sanglot... Alors il s’avança en prenant bien soin de se dissimuler et aperçut la femme... Grande et mince, ensevelie sous un voile de crêpe tombant jusqu’à ses pieds, elle se tenait debout devant le tombeau où elle venait de déposer un bouquet de roses et, la tête penchée, pleurait dans ses mains. Le fantôme de la Douleur, ou celui de Sissi dont Aldo savait qu’une nuit, peu après la mort de son fils, elle s’était fait ouvrir ce caveau pour tenter de rappeler Rodolphe du royaume des morts ?

Conscient d’agir avec la pire indiscrétion en épiant ce chagrin, Morosini revint sur ses pas avec encore plus de précautions qu’à l’aller. En haut, il retrouva le capucin qui attendait avec placidité, les mains au fond de ses manches, et ne put se retenir de lui demander s’il connaissait cette dame si impressionnante.

– Vous l’avez donc vue ?

– Je l’ai aperçue mais elle m’a ignoré.

– Tant mieux. C’est vrai qu’elle est impressionnante ! Même pour moi qui l’ai déjà vue à plusieurs reprises.

– Qui est-elle ?

Morosini s’apprêtait à contribuer davantage au repas des pauvres mais le moine refusa :

– J’ignore qui elle est et vous devez me croire. Seul notre révérend père abbé connaît son nom. Tout ce que nous savons, c’est qu’elle tient de lui une autorisation qui lui permet de venir quand elle le veut. Et ce n’est pas souvent. En ce qui me concerne, je l’ai accueillie deux fois.

– Sans doute quelque membre de l’ancienne Cour ou peut-être même de la famille impériale ?

Mais le capucin ne voulait plus rien dire et se contenta de hocher la tête puis, s’inclinant légèrement, il s’éloigna pour reprendre son poste.

Aldo hésita un instant. Par pure curiosité, il désirait suivre la dame en noir afin de savoir où elle habitait. Son instinct lui soufflait qu’il y avait là un mystère et il adorait les mystères. Surtout quand il fallait tuer le temps ! Aussi choisit-il d’aller s’agenouiller devant le maître-autel pour une courte prière dont il prolongea les apparences jusqu’à ce que son oreille capte le bruit léger de la porte où veillait le moine : l’inconnue venait de reparaître. Il ne bougea pas, attendit qu’elle fût sur le point de sortir, quitta sa place pour une rapide génuflexion puis s’élança derrière elle sans faire plus de bruit qu’un elfe. Au point qu’il fit sursauter le capucin-gardien qui l’avait oublié et s’apprêtait à fermer la chapelle :

– Vous êtes encore là, vous ?

– Je priais. Pardonnez-moi !

Un bref salut et il était hors de l’église. Juste à temps pour voir la dame en grand deuil monter dans une calèche capotée qui démarra aussitôt. Heureusement, le cheval, gêné par la circulation du soir, n’allait pas vite. Les grandes jambes de Morosini n’eurent donc pas trop de peine à le suivre.

On partit dans Kaërntnerstrasse en direction de la cathédrale Saint-Etienne mais on tourna dans Singerstrasse puis dans Seilerstätte pour entrer finalement dans Himmelpfortgasse après un détour non justifié – l’église des Capucins n’était pas loin ! – qui avait essoufflé le suiveur et sérieusement entamé son humeur. Mais sa curiosité prit le relais lorsqu’il vit le véhicule franchir le portail du palais Adlerstein et le ramener là où il ne voulait plus venir.

Qu’est-ce que cela signifiait ? La vieille comtesse hébergeait-elle une amie, une parente ? L’hypothèse d’une locataire était fort improbable étant donné la fortune familiale. Et bien évidemment, elle ne pouvait pas être le fantôme de la crypte dont la silhouette et surtout l’allure souple, rapide, appartenaient à une jeune femme. Mais alors, qui pouvait être cette créature dont les jupes traînantes semblaient en retard d’une génération ? Encore qu’à Vienne le modernisme des habitudes et du costume n’eussent pas vraiment gagné leur droit de cité ! ...