Un peu suffoqué d’un pareil sans-gêne – il n’avait même pas reçu une carte de Nouvel An ! –, celui-ci empoigna son téléphone et appela le palais

Torlonia où Adriana était censée habiter. Il apprit qu’après un séjour d’une semaine sa cousine était partie sans laisser d’adresse. Et, sous le ton courtois de son correspondant, Morosini crut comprendre que les Torlonia en étaient plutôt soulagés. Même échec auprès du maestro Scarpini : le Grec possédait une belle voix, certes, mais un caractère trop difficile pour qu’il soit possible d’envisager un séjour de plusieurs mois en sa compagnie. On ignorait où il avait porté ses pas...

Le premier mouvement d’Aldo fut d’envoyer chercher un billet pour la capitale italienne mais il se ravisa : fouiller Rome était une entreprise aléatoire, et le couple l’avait peut-être quittée pour Naples ou toute autre destination. En outre, Guy, consulté, suggéra, puisque la comtesse avait choisi de se fondre dans la nature, de la laisser poursuivre son aventure.

– Mais je suis son seul parent et j’ai de l’affection pour elle, plaida Aldo. Je lui dois de la protéger.

– Contre elle-même ? Vous ne réussirez qu’à vous brouiller. Je la crois aux prises avec le démon de midi. Elle en a l’âge et, malheureusement, on n’y peut rien. Il faut la laisser aller jusqu’au bout de sa folie mais se tenir prêt à ramasser les morceaux quand le temps en sera venu.

– Il va achever de la ruiner. Elle n’est déjà pas si riche !

– Elle l’aura voulu.

C’était la sagesse même et, de ce jour, Aldo évita de prononcer le nom d’Adriana. Il était déjà suffisamment hanté par elle depuis la découverte de certaine correspondance dans le tiroir secret de son cabinet florentin, après le cambriolage. Une lettre surtout, signée R., et qu’il avait gardée afin d’y réfléchir longuement, sans y trouver une autre clef que l’amour mais sans se résoudre à en partager le mystère, même avec Guy. Peut-être pour ne pas être obligé de trop regarder les choses en face : au fond de lui-même, il avait très peur de découvrir que cette femme – son premier amour d’adolescent ! – était mêlée de près ou de loin à la mort de sa mère...

En fait, Aldo n’avait pas beaucoup de chance avec les femmes chères à son cœur. Sa mère avait été assassinée, sa cousine était en train de tourner à la gourgandine. Quant à la ravissante Anielka dont il s’était épris dans les jardins de Wilanow, elle s’était retrouvée devant le tribunal d’Old Bailey, accusée du meurtre de sir Eric Ferrals, son mari, épousé sur l’ordre de son père, le comte Solmanski. Elle aussi, après le procès, s’était volatilisée en direction des États-Unis, avec ledit père, sans lui avoir envoyé le moindre signe de tendresse ou de remerciement pour la peine qu’il s’était donnée à son service. Alors qu’elle jurait n’aimer que lui...

Et sans parler, bien sûr, de l’éblouissante Dianora, son grand amour d’autrefois, son ancienne maîtresse devenue l’épouse du banquier Kledermann. Celle-là ne lui avait pas caché qu’entre une fortune et une passion il n’était pas question d’hésiter. Le drôle, dans l’affaire, c’est que Dianora, en épousant Kledermann était devenue, sans aucun plaisir, la belle-mère de Mina, alias Lisa Kledermann, la secrétaire modèle mais à transformations, que toute la maisonnée regrettait d’un cœur si unanime ! Elle aussi s’était dissoute dans un matin gris et brumeux sans songer un instant qu’un mot d’amitié aurait peut-être fait plaisir à son ancien patron.

L’été passa. Lourd, brumeux, orageux. Pour fuir les hordes de touristes et de « voyages de noces », Aldo se réfugiait de temps en temps sur l’une des îles de la lagune en compagnie de son ami Franco Guardini, le pharmacien de Santa Margarita dont il appréciait le naturel silencieux. Ils passaient là des heures paisibles parmi les herbes folles, sur un banc de sable ou au pied d’une chapelle en ruine, pêchant, se baignant, retrouvant surtout les joies simples de l’enfance. Aldo s’efforçait d’oublier que le courrier n’apportait jamais que des lettres d’affaires ou des factures. Seule exception dans cet océan d’oubli, une courte épître de Mme de Sommières annonçant un séjour à Vichy afin d’y soigner un foie qui ne se sentait pas au mieux de son expérience africaine : « Viens nous rejoindre si tu ne sais pas quoi faire ! » concluait la marquise avec une désinvolture qui acheva d’indisposer son petit-neveu. Ils étaient incroyables, ces gens qui ne pensaient à lui que lorsqu’ils commençaient à s’ennuyer ! Il décida de bouder.

Pourtant, il éprouvait une inquiétude grandissante au sujet de Vidal-Pellicorne. Si les dangers courus par un archéologue sont réduits, il n’en allait pas de même quand, à cette paisible profession, on joignait celle d’agent secret, et Adalbert était très capable de s’être fourré dans un piège quelconque. Aussi, pour en avoir le cœur net, décida-t-il d’envoyer un télégramme à l’intention du professeur Loret, conservateur du musée du Caire, pour lui demander ce que devenait son ami. Et ce fut en revenant du bureau de poste qu’il trouva la lettre sur son bureau...

Celle-là, pourtant, ne venait pas d’Egypte mais de Zurich, et le cœur de Morosini manqua un battement. Simon Aronov ! Ce ne pouvait être que lui ! En effet, l’enveloppe ouverte libéra une feuille de papier pliée en quatre sur laquelle on avait écrit à la machine : « Mercredi 17 octobre à l’Opéra de Vienne pour le Chevalier à la rose. Demandez la loge du baron Louis de Rothschild. »

Aldo se sentit revivre. Les vents grisants de l’aventure tourbillonnèrent autour de lui et il se hâta de prendre toutes dispositions pour se libérer. Grâce à Dieu, à Guy et Angelo Pisani, sa maison d’antiquités pouvait se passer de lui !

Son changement d’humeur secoua la torpeur où s’enlisait le palazzo Morosini. La seule à froncer le sourcil fut Cecina, sa cuisinière et sa plus vieille amie. Quand il lui annonça son départ, elle cessa de chanter et bougonna :

– Tu es content parce que tu nous quittes ? C’est aimable, ça !

– Ne dis pas de sottises ! Je suis content parce qu’une affaire passionnante m’attend et qu’elle me changera du train-train quotidien.

– Train-train ? Si tu m’écoutais un peu plus, tu n’en souffrirais pas. Ne t’ai-je pas conseillé plusieurs fois un petit voyage ? Ton air accablé m’agaçait tellement !

– Tu devrais être contente alors ? Je vais voyager !

– Oui mais pas n’importe où ! Moi, je t’aurais bien vu aller... à Vienne, par exemple ?

Morosini considéra sa Cecina avec un sincère ahurissement.

– Pourquoi Vienne ? Je te signale qu’on y étouffe l’été.

Cecina se mit à jouer avec les rubans qui ornaient sa coiffe et voltigeaient souvent au-dessus de son imposante personne au rythme de ses enthousiasmes ou de ses colères.

– En été, on étouffe partout, et moi j’ai dit ça comme j’aurais dit Paris, Rome ou Vichy ou...

– Ne te creuse pas la tête, c’est justement à Vienne que je vais. Ça te va ?

Sans autre commentaire, Cecina reflua vers ses cuisines en s’efforçant de cacher un sourire qui laissa Morosini perplexe mais, sachant bien qu’elle n’en dirait pas plus, il balaya la question et s’en alla veiller à ses bagages.

Ignorant s’il pourrait séjourner à Vienne après le rendez-vous, il s’en alla trois jours avant la date fixée afin de se donner le loisir de flâner dans une ville dont il avait toujours apprécié l’élégance et l’atmosphère de grâce légère, entretenue par l’écho d’une valse traînant dans quelque coin.

Le temps était maussade, pourtant Morosini se sentait allègre quand son train atteignit la vallée du

Danube et approcha de Vienne. Inexplicable selon la raison, cette humeur heureuse ! Les souvenirs de fête d’avant la guerre n’y étaient pour rien et pas davantage ceux des deux voyages – d’affaires uniquement ! – effectués dans la capitale autrichienne depuis la fin des hostilités qui avait entraîné sa libération d’une vieille forteresse tyrolienne. Après tout, peut-être était-ce seulement parce que, refusant de s’interroger, il évitait de s’avouer que Vienne représentait autre chose qu’un point de départ sur la piste d’un joyau disparu. Ne lui arrivait-il pas d’entendre parfois, au fond de sa mémoire, une voix joyeuse qui lui lançait : « Je vais passer Noël à Vienne, chez ma grand-mère » ?

Étant donné le nombre des grand-mères vivant dans la capitale autrichienne, cette brève information eût été un peu mince, mais Morosini possédait une mémoire infaillible. Un nom entendu s’y trouvait enregistré et, dans le hall du Ritz à Londres, Moritz Kledermann, le père de Lisa, avait prononcé celui de la comtesse von Adlerstein. Découvrir son adresse serait sans doute assez simple et Aldo était décidé à lui rendre une petite visite. Ne fût-ce que pour apprendre d’elle des nouvelles d’une précieuse collaboratrice perdue de vue un peu trop brusquement. Bien sûr, il n’aurait pas fait le voyage pour cela mais, puisque l’occasion lui en était offerte, ce serait bien stupide de n’en pas profiter, le cas Mina-Lisa était presque aussi intéressant que les péripéties engendrées par le pectoral.

Lorsque Morosini débarqua du train à la Kaiserin Elisabeth Westbahnhof, la pluie se déversait d’un ciel bouché, ce qui n’empêchait pas le voyageur de siffloter un allégro de Mozart quand il s’engouffra dans le taxi chargé de le conduire à l’hôtel Sacher. Une maison qu’il aimait beaucoup...

Véritable monument à la gloire de l’art de vivre viennois, aimable souvenir aussi de l’Empire austro-hongrois, le Sacher portait le nom de son fondateur, ancien cuisinier du prince de Metternich, et dressait juste derrière l’Opéra sa silhouette cossue, construite dans le plus pur style Biedermeier et où, depuis 1878, s’engouffrait tout ce que l’empire comptait d’illustre dans le domaine des arts, de la politique, de l’armée et de la gourmandise, joint à nombre de notoriétés étrangères. S’y attachait toujours le souvenir des soupers fins de l’archiduc Rodolphe, le tragique héros de Mayerling, de ses amis et de ses belles compagnes. Pourtant, cette ombre altière et romantique n’apportait aucune note triste à un établissement dont l’autre élément glorieux était un magnifique gâteau au chocolat fourré à la confiture d’abricot et servi avec de la crème fouettée dont la renommée avait déjà fait plusieurs fois le tour du monde. Frau Anna Sacher, dernière femme de la lignée, menait cette belle maison d’une main de fer dans un gant de velours, fumait des cigares de La Havane, élevait des carlins peu souriants et, en dépit de l’âge et d’un tour de taille enveloppé, savait encore comme personne faire la révérence devant une altesse royale ou impériale.