Cet espoir était apparu, le 31 janvier, sous la forme d’une lettre en provenance de la banque suisse qui servait de liaison entre le Boiteux et ses envoyés. Hélas, si elle contenait bien une importante lettre de change et un billet écrit par Simon, le texte s’en révéla des plus décevants : non seulement Aronov ne donnait pas d’autre rendez-vous à Morosini mais, après l’avoir brièvement félicité de son « dernier envoi », il lui conseillait de « prendre quelque repos et de ne rien tenter jusqu’à nouvel ordre afin de laisser le jeu se calmer un peu ».

Dès le lendemain, le palais Morosini se vidait de ses hôtes. Le premier à partir fut Adalbert, assez satisfait au fond de l’entracte annoncé et qui décidait aussitôt de s’embarquer pour l’Egypte : il y avait des mois que la fantastique découverte du tombeau du jeune pharaon Toutankhamon et de ses trésors l’empêchait de dormir. Il voulait aller voir ça de ses propres yeux :

– Cela me permettra, expliqua-t-il, de passer quelques jours auprès de mon cher professeur Loret, le conservateur du musée du Caire, que je n’ai pas vu depuis deux ans et qui doit se morfondre de jalousie devant les découvertes de ces sacrés Anglais. Je tâcherai de te donner des nouvelles !

Et il s’était embarqué sur le premier bateau pour

Alexandrie, suivi de près par Mme de Sommières et Marie-Angéline. Au grand désespoir de celle-ci ! Durant tout le mois de janvier, Plan-Crépin s’était efforcée de remplacer l’incomparable Mina en tant que secrétaire d’Aldo et, s’en tirant plutôt bien, elle avait pris goût aux antiquités et ne demandait qu’à rester. Malheureusement, si la vieille dame aimait beaucoup Aldo, elle se trouvait aussi fort éprouvée par l’hiver vénitien, très humide et froid, cette année. Elle souffrait en particulier de rhumatismes qu’elle s’efforçait de cacher pour ne pas troubler le travail de la maison mais, quand le notaire Massaria prévint Morosini que le jeune homme qu’il lui avait proposé comme secrétaire venait de rentrer et se tenait à sa disposition, la marquise ordonna aussitôt que l’on prépare ses bagages, afin de gagner un climat plus sec. Marie-Angéline protesta :

– Si c’est à Paris que nous espérons trouver le temps idéal, nous commettons une grosse erreur, déclara-t-elle en employant ce pluriel de majesté dont elle usait toujours envers Mme de Sommières.

– Ne me prenez pas pour une folle, Plan-Crépin ! Je n’ai pas la moindre intention d’aller geler à Paris.

– Choisirons-nous la Côte d’Azur ?

– Trop de monde ! Trop cosmopolite ! Pourquoi pas l’Egypte ?

– L’Egypte, grogna Aldo, vaguement frustré. Vous aussi ?

– Ne le prends pas à mal, mais le cher Adalbert nous en a tellement rebattu les oreilles pendant un mois qu’il a fini par me tenter. Et puis le souffle du désert sera excellent pour mes articulations ! Plan-Crépin, allez chez Cook nous retenir des cabines et aussi des chambres au Mena House de Ghizeh pour commencer. Nous verrons ensuite !

– Et nous partons quand ?

– Demain, tout de suite... par le premier bateau ! Et ne faites pas cette tête ! Vous qui avez déjà tellement de cordes à votre arc, vous allez pouvoir vous exercer au maniement de la pelle et de la pioche ! Cela vous changera de vos exploits de monte-en-l’air !

Deux jours plus tard, elles avaient disparu, laissant derrière elles une montagne de regrets et un grand vide tout à fait palpable quand Morosini et Guy Buteau se retrouvèrent tête à tête dans le salon des laques où l’on prenait les repas le plus souvent... L’ancien précepteur était sensible, lui aussi, à la soudaine désertification du palais. A la fin de ce premier repas pris en silence, il traduisit son impression :

– Vous devriez vous marier, Aldo ! Cette grande demeure n’est pas faite pour abriter seulement un célibataire et un vieux garçon...

– Mariez-vous vous-même, mon cher, si le cœur vous en dit ! Moi ça ne me tente pas.

Puis, après avoir allumé une cigarette d’une main nonchalante, il ajouta :

– Vous ne croyez pas que nous sommes ridicules ? Après tout, nos invités n’étaient là que depuis un grand mois, et auparavant, je crois me souvenir que nous vivions parfaitement bien ?

Sous leur fine moustache grise, les lèvres de M. Buteau s’étirèrent en un demi-sourire :

– Nous n’avons jamais été seuls, Aldo ! Naguère, nous avions Mina. Je crois bien que c’est elle que je regrette le plus...

Morosini changea de visage et écrasa dans un cendrier la cigarette qu’il venait d’allumer :

– S’il vous plaît, Guy, évitons d’en parler ! Mina, vous le savez, n’existait pas. Ce n’était qu’un leurre, une apparence recouvrant la fantaisie passagère d’une fille riche qui cherchait à se distraire...

– Vous n’êtes pas juste et vous le savez. Mina... ou plutôt Lisa, pour lui donner son véritable nom, n’a jamais cherché ici une distraction. Elle aimait Venise, elle aimait ce palais : elle a voulu y vivre...

– ... et, déguisée en bas-bleu, braquer sur l’étrange bestiole que je suis un microscope dépourvu de bienveillance. Son verdict ne m’a pas été favorable.

– Et le vôtre, maintenant que vous la connaissez sous son aspect réel ?

– N’a aucune espèce d’importance ! Qui voulez-vous que cela intéresse ?

– Moi, par exemple, fit Buteau avec un sourire. Je suis persuadé qu’elle est la femme qu’il vous faudrait.

– Cela vous regarde et comme vous êtes seul de cet avis, le mieux est d’en rester là. Allons plutôt nous coucher ! Demain, nous aurons à mettre à la tâche le jeune Pisani et, comme il y a en outre plusieurs rendez-vous, la journée sera longue... D’ailleurs, s’il fait l’affaire, nous aurons vite oublié Mina.

En fait, dès le premier coup d’œil, Morosini avait été certain que la recrue lui conviendrait. Ce jeune Vénitien blond, courtois, bien élevé, bien habillé et plutôt sobre de paroles ne détonnerait aucunement au milieu des marbres et des ors d’un palais transformé en magasin d’antiquités de classe internationale. Il s’y intégra même avec un naturel parfait car il éprouvait une véritable passion pour les beaux objets anciens. Surtout ceux en provenance d’Extrême-Orient, faisant preuve d’une érudition qui stupéfia son nouveau patron quand il « pêcha » sur une console une gourde à couverte céladon du xviii siècle : sans même prendre la peine de la retourner pour chercher le nien-hao – le titre de règne –, Angelo Pisani s’écria :

– Admirable ! Cette gourde à triple goulot d’époque Kien-Long, ornée en relief des diagrammes talismaniques des « vraies formes des cinq montagnes sacrées », est une pure merveille ! Elle n’a pas de prix !

– Je compte pourtant lui en donner un, fit Morosini, mais je vous fais mon compliment ! Me Massaria ne m’avait pas dit que vous étiez un sinologue de cette force.

– Par ma mère, j’ai un peu de sang de Marco Polo, expliqua modestement le nouveau secrétaire. Mon attirance découle sans doute de cela, mais je sais aussi quelques petites choses sur les antiquités d’autres pays.

– Et les pierreries, les joyaux anciens, vous vous y connaissez aussi ?

– Pas du tout ! admit le jeune homme avec un sourire désarmant. Sauf, bien sûr, pour les jades et bijoux chinois, mais si M. Buteau veut bien m’initier, j’apprendrai sûrement assez vite.

Il fit preuve, en effet, de nettes dispositions et comme, côté secrétariat, il n’y avait pas grand-chose à lui enseigner, Morosini se déclara satisfait, regrettant toutefois qu’en dehors du métier, il fût à peu près impossible de tirer trois paroles d’Angelo. Il était, dans le palais, une sorte d’ombre silencieuse et efficace mais pas autrement distrayante, et Aldo n’en regretta Mina que plus amèrement : elle avait la repartie vive, souvent pittoresque, et avec elle au moins, on s’amusait...

Pour tenter de se désennuyer, il s’offrit une aventure avec une cantatrice hongroise venue chanter Lucia di Lammermoor à la Fenice. Elle était blonde, ravissante, fragile, ressemblait un peu à Anielka et possédait une voix de cristal digne d’un ange, mais c’était bien tout ce qu’elle avait d’angélique. Aldo découvrit vite que la belle Ida était aussi experte en amour qu’en comptabilité, qu’elle savait parfaitement distinguer un diamant d’un zircon et qu’en tout état de cause elle ne voyait aucun inconvénient à joindre un titre de princesse à celui de prima donna.

Peu désireux de transformer ce rossignol migrateur en poularde domestique, Morosini se hâta de lui ôter ses illusions, et la romance prit fin, un soir de juin, sur le quai de la gare de Santa Lucia par le don d’un bracelet de saphirs, d’un bouquet de roses et d’un grand mouchoir destiné au rite des adieux, que l’amant inconstant put voir s’agiter longuement par la fenêtre baissée du sleeping, à mesure que le train s’éloignait.

Rentré chez lui avec un vif sentiment de soulagement, Morosini trouva un peu moins amère la solitude à deux dans laquelle Guy Buteau et lui se mouvaient, avec la curieuse impression d’être coupés du reste du monde.

Cela tenait surtout à la rareté des nouvelles envoyées par les gens qu’ils aimaient bien. Les sables de l’Egypte semblaient avoir englouti Vidal-Pellicorne, la marquise et Mlle du Plan-Crépin. Le premier pouvait arguer l’excuse d’un métier très absorbant, mais les deux autres auraient pu envoyer autre chose qu’une seule carte postale en six mois !

Pas de nouvelles non plus d’Adriana Orseolo, la cousine d’Aldo. La belle comtesse, partie pour Rome l’automne dernier afin de faire inscrire son valet – et amant ! – Spiridion Mélas chez un maître du bel canto, semblait s’être effacée elle aussi de la surface de la terre. Même l’annonce du cambriolage de sa maison ne lui tira qu’une lettre adressée au commissaire Salviati pour lui exprimer son entière confiance dans la police de Venise, s’affirmant trop occupée pour quitter Rome. De toute façon, le prince Morosini était sur place pour veiller à ses intérêts.