Enfin il y eut le jour récent, où l’on vint dire à la prisonnière que son époux était revenu à Jérusalem et que, selon toutes probabilités, il avait rempli sa mission. Et comme à l’aller, Lisa, endormie et les yeux bandés de surcroît, quitta la maison, somme toute hospitalière, où elle avait passé de si longs mois ! Pour qu’elle passe plus facilement inaperçue, on lui avait teint le visage et on l’avait habillée en femme juive de la campagne. D’ailleurs, il lui fallait à présent des vêtements amples et la jolie robe de mousseline blanche à fleurs jaunes n’était plus qu’un souvenir. Elle retrouva la demeure de Mea Shearim dont elle était partie.
Dans la nuit, un homme qu’elle ne connaissait pas – elle n’avait jamais vu Abner Goldberg ! – l’emmena à travers les rues et les ruines de la Vieille Ville jusqu’à cet endroit sombre où la mort attendait. Le drame s’était déroulé rapidement, ordonné par une femme blonde si visiblement anglaise que Lisa pensa qu’il valait mieux se faire connaître, mais l’autre parut s’amuser beaucoup de son aspect bizarre qu’elle n’eut d’ailleurs pas le temps d’expliquer : un coup appliqué sur la tête la renvoya au pays des cauchemars dont elle ne sortit que dans une voiture lancée à toute vitesse à travers l’obscurité mais, cette fois, sous la garde d’Arabes à la mine farouche, armés jusqu’aux dents. Au bout du chemin, le scénario déjà vécu quelques mois plus tôt se renouvelait : une maison blanche dans un lieu inconnu, pas de jardin mais un patio avec des plantes autour d’un vieil olivier, une femme entre deux âges…
— Celle-là s’appelait Halima et n’était pas sage-femme, soupira Lisa, mais elle n’eut pas besoin de connaissances spéciales pour constater mon état. Elle éclata alors en imprécations contre les hommes qui m’accompagnaient. Je ne comprenais pas mais, à sa gesticulation, je n’avais pas de peine à traduire : elle était furieuse, scandalisée qu’on lui amène une créature enceinte jusqu’aux yeux. Quand les hommes se furent éloignés, elle essaya de me rassurer, expliquant dans un anglais hésitant que je devais rester chez elle jusqu’à ce qu’une personne inconnue eût quitté le pays, mais que je serais bien traitée. En fait, durant les heures que j’y suis restée, Halima se montra aussi attentive que Déborah et je ne te cache pas que cela m’a donné à penser. J’en avais plus qu’assez de cette aventure qui n’en finissait pas mais elle me faisait découvrir qu’il pouvait exister une solidarité entre les femmes quand il s’agissait d’un enfant à naître. Très vite, elle m’en a donné une preuve absolue…
— L’âne et ton accoutrement, c’est elle ?
— Bien sûr. Pourtant je ne suis pas restée longtemps chez elle. Dès le matin, des troubles éclataient et les hommes quittèrent la maison. Alors, elle vint me dire que ma présence devenait trop dangereuse et qu’elle préférait me laisser partir parce qu’elle ne voulait pas qu’on me trouve chez elle. Il fallait que je prenne la fuite et, dans ce but, elle m’a expliqué quelle route suivre pour rentrer à Jérusalem. Je ne demandais pas mieux, tu penses, mais il y avait près de quarante kilomètres et cela l’inquiétait : « Dans ton état, tu n’y arriveras jamais ! » me dit-elle. Alors, elle m’a déguisée comme tu l’as vu et elle m’a donné un âne, qui appartient d’ailleurs à sa sœur mariée à un chaudronnier de la ville arabe. C’est là qu’on doit le ramener. Et puis, hier matin, je me suis installée dessus et elle m’a souhaité bonne route… au nom d’Allah !
— Qu’il la bénisse ! s’exclama Aldo. J’aurais bien voulu te voir sur ton âne. Tu devais ressembler à la Sainte Vierge lors de la fuite en Égypte…
— Voilà que tu blasphèmes maintenant ? fit Lisa avec sévérité. Il n’y pas de quoi rire. La Sainte Vierge devait avoir encore plus peur que moi à cause des soldats d’Hérode et son chemin était plus long. Il est vrai qu’elle avait son époux et que moi j’étais malade de crainte que tu ne soies déjà reparti…
— Sans toi ? Tu es folle, Lisa ! J’étais venu te chercher et aucune force humaine ne m’aurait fait partir. La route n’a pas été trop dure ?
— Elle m’a paru interminable ! Grâce à Halima, j’avais de quoi boire et de quoi manger mais il y avait tous ces gens que je rencontrais, ceux qui fuyaient et ceux qui allaient au combat. Je me suis cachée dix fois au moins… Et j’ai marché une partie de la nuit.
— Tu savais comment manier un âne ?
— J’en ai eu un quand j’étais petite et je l’adorais. Après j’ai eu des chevaux mais je l’ai toujours regretté.
— Tu n’as pas fait de mauvaises rencontres ? Personne ne t’a parlé ?
— Des mauvaises rencontres, non. Je te l’ai dit : Je me cachais quand j’avais un doute. Quant à parler, je faisais signe que j’étais sourde et muette… Mais j’étais contente d’arriver…
La voix de la jeune femme se fêla imperceptiblement et Aldo resserra son étreinte autour des douces épaules.
— Tu es en sûreté à présent, mon ange, et je te jure que plus personne ne réussira à me séparer de toi…
— Je te crois, pourtant il va falloir que tu me laisses seule un moment.
— Pour quoi faire ? On n’est pas bien là, tous les deux ?
— Si, mais il va falloir que tu me cherches de quoi m’habiller. Je ne peux pas vivre drapée dans un peignoir de bain en tissu éponge.
— Je vais m’en occuper mais d’abord je vais demander qu’on rapporte tes bagages. Sachant que je devais revenir ici pour te récupérer, je les avais confiés à la direction de l’hôtel. Sauf tes bijoux que Tante Amélie a remportés.
— Ça, c’est une bonne nouvelle ! s’écria Lisa. Bien que je craigne de ne plus rentrer dans mes vêtements habituels…
— À cause de ton tour de taille ?
— Pas seulement. Tu n’as pas remarqué que j’ai grossi ? Mon régime de ces derniers temps était fait de pois chiches écrasés dans l’huile, de figues, de dattes, de fromages de chèvre et de pâtisseries dégoulinantes de miel et bourrées d’amandes ou de pistaches. J’adorais d’ailleurs mais ça n’a jamais fait maigrir personne ! Tout à l’heure, dans la salle de bains, j’ai eu un choc ! gémit-elle. Je ne vais plus oser me regarder dans une glace !
— Tu devrais, pourtant, mais regarde bien ! Tu n’imagines pas à quel point tu peux être appétissante avec tes rondeurs.
Et, pour mieux la convaincre, Aldo donna à sa jeune femme un baiser aussi peu conjugal que possible…
Lorsque, fidèles aux prévisions du capitaine Harding, Adalbert et Mac Intyre reparurent vers la fin de l’après-midi, ils apprirent du portier que le prince Morosini était absent mais qu’il les invitait à dîner le soir-même. Ils furent un peu étonné que leur retour eût été prévu avec tant d’exactitude mais s’en trouvèrent plutôt soulagés : Aldo devait être au courant des troubles et ne leur en voulait pas de rentrer si vite. En revanche son invitation les surprit davantage : ils l’imaginaient si bien terré au fond de sa chambre, environné d’un nuage de fumée irrespirable et malheureux comme les pierres !
À l’heure dite, pourtant, tous deux pénétraient, tirés à quatre épingles, sur la terrasse aux lauriers roses éclairée par les petites lampes posées sur les tables fleuries. Le maître d’hôtel les guida vers la partie la plus éloignée et là ils reçurent le choc de leur vie : Aldo en smoking blanc caressait des lèvres la main d’une éblouissante créature dont la vue les plongea dans une profonde stupeur : coiffée à ravir avec des épingles d’or piquées dans ses cheveux noués bas sur la nuque, vêtue d’une sorte de dalmatique de soie blanche brodée d’or, Lisa, rayonnante, leur souriait en tendant vers eux ses mains aux poignets chargés de multiples anneaux d’or, récent cadeau d’Aldo qui, pour sa femme retrouvée, avait dévalisé la boutique d’un bijoutier yéménite. Des bijoux qu’elle portait lors de son enlèvement, elle n’avait pu garder que sa bague de fiançailles…
Tétanisé par la stupeur, Mac Intyre se figea :
— C’est… c’est la reine de Saba ! bredouilla-t-il.
Mais chez Adalbert la joie balayait déjà l’étonnement :
— Non. C’est Lisa ! Notre Lisa ! s’écria-t-il en se précipitant pour embrasser la jeune femme.
— Eh oui, c’est bien elle ! fit Aldo en riant. Elle nous est revenue toute seule, comme une grande, et avec un petit âne !
Le dîner fut des plus gais, des plus passionnants aussi car chacun raconta ses aventures qui, dans cette ambiance élégante, fleurie et confortable, prenaient des airs de contes fantastiques mais on oubliait déjà les peines, les angoisses et les peurs pour la joie de cet instant où l’on se retrouvait ensemble…
Dès qu’il eut remarqué la grossesse de Lisa, Adalbert réclama l’honneur d’être parrain :
— Cela vous revient de droit, dit Lisa, mais je crois qu’il nous en faudra un autre puisque nous aurons sans doute des jumeaux ! Serez-vous celui-là, lieutenant Mac Intyre ?
Le jeune homme rougit furieusement, balbutia quelques mots incompréhensibles mais il était, de toute évidence, profondément heureux à l’idée que, par ce lien, il aurait une petite part dans la vie d’une femme qui l’avait ébloui pour toujours…
L’odeur du café emplissait l’air et le ballet discret des grands Soudanais en robes blanches déroulait son rite quand un groom s’approcha de Morosini, le salua et lui tendit un message sur un plateau d’argent :
— Une lettre pour Son Excellence !
Lisa se figea, sa coupe de champagne à la main tandis que ses yeux s’agrandissaient :
— Oh non ! émit-elle presque douloureusement. Pas encore !…
Aldo prit la lettre d’une main et posa l’autre sur le poignet de sa femme :
— Je t’avais dit que plus personne ne pourrait nous séparer.
D’un geste rapide il ouvrit l’enveloppe, déplia la feuille sans en-tête et parcourut le texte des yeux :
« J’aimerais beaucoup vous revoir, disait-il. Que diriez-vous du mois de septembre à Paris ? On y vendra, je crois, quelques pièces séduisantes. Il me semble, depuis longtemps, que nous sommes faits pour nous entendre, vous et moi… » Pas de signature, sinon un petit dessin à la plume représentant une pie à longue queue.
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