Trois hommes sautèrent à leur tour et disparurent, avalés eux aussi par les ténèbres, mais cette soudaine évasion exaspérait leur chef. En rentrant dans cette bibliothèque dont le terrain lui semblait à présent suspect et instable, il voulut retrouver des assises plus sûres :

— En voilà assez ! déclara-t-il. Vos histoires me paraissent de moins en moins claires et j’entends en finir. Miss, je vous arrête au nom du Roi et j’emmène les autres… pour audition dans mes locaux.

— Vous m’arrêtez aussi ? demanda sir Percy.

L’officier considéra un instant l’infirme :

— Pas encore mais vous devrez, sir, vous tenir à ma disposition… et peut-être songer à vous choisir un avocat.

— Ici ? Je n’en connais aucun de convenable…

— Vous les trouviez cependant suffisants pour moi ? fit amèrement la jeune femme. Et vous disiez que vous m’aimiez ?

— C’était vrai et je crois que ça l’est toujours. Vous aussi le disiez et cependant vous vous retournez contre moi dès que les choses vont moins bien ?

— Mon cher, dit-elle en riant, il est temps, je crois, de vous en apprendre un peu plus. J’ai passé avec vous des moments… agréables et vous me payiez bien les objets que je vous apportais. C’est là toute ma vérité car, sachez-le, je n’ai que deux passions au monde : les joyaux et l’argent. Cela exige beaucoup et laisse peu de place pour le reste. Le prince Morosini vous expliquerait cela aussi bien que moi…

— Non, fit Aldo. L’argent ne m’intéresse qu’en fonction de ce que l’on en peut tirer et ma passion des bijoux illustres, réelle je veux bien l’admettre, n’a jamais empêché mon cœur de battre. Tout ce que je possède ne vaudra jamais l’amour de ma femme ! Je vous plains !

— Ne vous donnez pas cette peine ! Et, tenez, je puis, sans être voyante, vous prédire d’abord que je ne resterai pas longtemps en prison. Et ensuite que nous nous reverrons un jour ou l’autre ! Vous aussi, mon cher Adalbert ! Je garde le meilleur des souvenirs de nos pérégrinations communes…

— Oui, eh bien, en voilà assez ! intervint le capitaine. Je peux vous assurer que vous irez en prison et, si vous êtes convaincue de meurtre, à la potence, belle dame !

— Qu’allez-vous faire du prince et de son ami ? demanda Douglas Mac Intyre qui n’avait rien dit depuis un moment.

— Vous n’avez pas entendu, lieutenant ? Je les emmène pour les auditionner…

— Alors je vais avec vous. J’en sais assez sur cette histoire pour vous éclairer et, en outre, je veux que vous vous assuriez de ce Khaled et de ses fils qui me semblent…

— Vous croyez peut-être que je ne connais pas mon métier parce que je suis militaire ? aboya le capitaine ! Je ferai ce que j’ai à faire mais je veux bien vous entendre !… Ah, pendant que j’y pense j’emporte cette boucle d’or, sir Percy, afin d’en connaître un peu plus sur son histoire. Je veux, en outre, que vous me remettiez ce que ces messieurs appellent les « sorts sacrés » ! J’ai l’impression qu’ils ont, eux aussi, beaucoup de choses à m’apprendre !

Sans un mot, l’archéologue, devenu soudain très pâle, fit jouer le mécanisme révélant le tiroir secret, prit les émeraudes qu’il fit jouer dans la lumière comme « Hilary » l’avait fait tout à l’heure et referma son poing dessus avant de les tendre à l’officier :

— Tenez ! Prenez-les ! Peut-être qu’elles ne vous feront pas de mal à vous ?

Harding haussa les épaules en empochant les joyaux comme il eût fait de son mouchoir :

— Sornettes !… Je n’ai jamais été superstitieux !

— C’est bien ce que je pensais ! Il faut être intelligent pour cela !… Ne me direz-vous pas adieu, Hilary ?

— Est-ce bien nécessaire ?

— Je crois que oui…

— Alors, adieu, Percy ! fit, d’un ton indifférent, la jeune femme que l’un des soldats aidait à s’envelopper d’une cape assortie à sa robe et doublée d’un molleton de satin blanc…

Et elle sortit sans se retourner…

Tard dans la nuit et bien après que l’ancien couvent byzantin se fut vidé de ses visiteurs, la lampe brûla sur le bureau de sir Percival Clark. Le temps d’écrire trois lettres dont l’une était particulièrement longue…

Menés au quartier général de la police militaire par un Harding devenu aussi méfiant et froid qu’un inquisiteur médiéval, les interrogatoires durèrent longtemps et force fut à Morosini et à Vidal-Pellicorne d’admettre que leur interlocuteur était peut-être moins bête qu’ils ne l’avaient cru de prime abord lorsqu’il faisait preuve envers Percival Clark d’une vénération frisant la platitude. Il se révéla ce qu’il était en réalité : un bon policier, sans génie peut-être, mais sachant au moins écouter. Ce qui n’était pas toujours facile avec le jeune Douglas qui, talonné par le désir de sortir au plus vite ses amis de ce mauvais pas, mettait son grain de sel à tout bout de champ.

Ce fut à lui que ceux-ci durent d’être autorisés à regagner leur hôtel en échange de la remise de leurs passeports et avec l’interdiction d’en sortir jusqu’à nouvel ordre : ayant pu confirmer un certain nombre de déclarations d’Aldo, il se portait garant de l’authenticité du récit des deux hommes. Et surtout il exigea – son poste à l’état-major général lui donnant beaucoup de poids, en dépit du grade inférieur sur un officier moins bien placé – que des recherches fussent entreprises dans l’instant pour retrouver Lisa Morosini. Il y mit même tant de flamme que le capitaine lui décocha, exaspéré :

— Vous êtes certain, lieutenant, de ne pas être amoureux de cette dame ?

— Je le suis… mais avec vénération ! affirma-t-il gravement.

L’œil goguenard d’Harding glissa jusqu’à Morosini

— Et vous dites ça devant le mari ? Je croyais les Italiens jaloux.

— Nous ne le sommes jamais sans raison, dit Aldo sèchement. Et je ne retiens que la vénération. Depuis le premier enlèvement de ma femme, le lieutenant Mac Intyre a fait l’impossible pour m’aider à la retrouver. Je serais stupide si je m’offensais d’un sentiment aussi dévoué… et aussi chevaleresque.

— Votre femme est belle, je suppose ?

À bout de patience, Morosini prit feu :

— Très ! mais là n’est pas la question !… Il s’agit de la retrouver vivante, vous m’entendez, capitaine ? Que vous restiez là à discuter de son physique alors qu’elle endure peut-être je ne sais quelle torture aux mains des sauvages qui ont massacré Kypros, il y a de quoi devenir fou. Faites quelque chose, sinon, dussé-je aller jusqu’au roi d’Angleterre, j’aurai votre peau, capitaine !

— Vous me menacez ?

— Prenez-le comme vous voulez ! Si ma femme est morte…

Étranglé par les larmes qu’il ne pouvait plus contenir, il n’alla pas jusqu’au bout de sa phrase et dut se rasseoir, assisté par Adalbert alarmé par cette explosion de douleur. Cependant, Douglas protestait lui aussi et Harding comprit qu’il était allé trop loin ; sans juger utile de s’excuser pour autant :

— Je vous ai déjà dit que je connaissais mon métier. Nous avons télégraphié au poste d’Hébron. Ils vont envoyer à Ein Guedi fouiller le village. Si la princesse y est…

— Ils s’en débarrasseront d’une façon ou d’une autre ! s’écria Aldo. Laissez-nous y aller, moi et Adalbert !

— Il n’en est pas question ! Rentrez à votre hôtel ou je vous colle en prison !

— Moi, je vais y aller ! assura Mac Intyre. Je retourne à l’état-major rendre compte et je pars là-bas !

— Pourquoi pas avec un détachement de l’armée ? grogna Harding. Vous savez pourtant qu’il faut prendre des gants avec les Arabes ces temps-ci. Abdallah, le nouveau roi de Transjordanie, n’est pas commode et le Grand Mufti de Jérusalem est son ami ! Pas d’incident diplomatique, s’il vous plait ! Laissez-moi faire.

— Eh bien, j’irai tout seul, grogna entre ses dents l’Écossais têtu.

— Si ça vous amuse de risquer votre carrière, ça vous regarde mais vous, jappa Harding à l’adresse de Morosini, je veux votre parole d’honneur que vous ne filerez pas avec lui ! Sinon, je vous garde !

Aldo fut bien obligé de s’exécuter et quitta le bureau avec les deux autres pour rentrer à l’hôtel la mort dans l’âme mais, au moment où le lieutenant prenait congé d’eux, Adalbert murmura.

— Je suppose que vous allez partir en civil ? Y a-t-il une place dans votre voiture ?

— Vous ne devez pas quitter le King David ! Et je voyagerai avec ma moto.

— À moins que vous n’ayez un side-car, le porte-bagages fera mon affaire… avec un petit coussin ! Et je vous rappelle que, moi, je n’ai pas donné ma parole d’honneur…

— Un oubli regrettable !

— Un oubli bien commode. Il faut toujours savoir utiliser les fautes des autres, conclut Adalbert avec un sourire innocent qui trouva un reflet dans les yeux du jeune homme.

— Dans une heure ! conclut celui-ci. Près des tombeaux hérodiens et tâchez de ne pas vous faire remarquer !…

Une heure plus tard, Adalbert, vêtu de tweed comme n’importe quel touriste anglais en cette saison, coiffé d’une casquette enfoncée jusqu’à ses lunettes noires et chaussé de solides chaussures à semelles de crêpe, une serviette de cuir et un imperméable léger sous le bras, quittait l’hôtel par l’escalier de service et les jardins, laissant Aldo sérieusement déprimé même s’il s’efforçait de le cacher. Laisser à d’autres le soin de rechercher celle qu’il aimait plus que tout au monde – même si son plus cher ami constituait la moitié de ces autres ! – lui était cruel. La parole donnée le condamnait à tourner en rond dans sa confortable cage, plus prisonnier d’un honneur qui lui semblait dérisoire que des murs de sa chambre dont les fenêtres s’ouvraient au large sur la lumière dorée et les jardins. L’action n’était-elle pas le meilleur antidote de l’angoisse ? Et non seulement il en était privé mais il ne savait même pas si les deux chevaliers sans armure partis délivrer la princesse captive ne poursuivaient pas un simple mirage puisque, au fond, nul n’avait la moindre idée de l’endroit où pouvait se trouver Lisa et, plus il réfléchissait, plus l’idée s’ancrait que la « grosse femme » évoquée par Hilary n’ayant aucune chance d’être Lisa, c’était du côté des Juifs qu’il fallait la chercher. Des Juifs qui, ne voyant pas revenir Goldberg, avaient fort bien pu mettre à mort leur otage avant de disparaître. Et de ce côté aussi l’horizon était bouché puisque Ézéchiel, le seul fil conducteur qui restât, s’était volatilisé…