Enfermé dans sa chambre, Aldo passa une longue journée sans toucher au plateau qu’un serviteur noir, inquiet de sa mine terreuse, tint absolument à lui monter et une plus longue nuit encore sans trouver un instant de repos. Debout devant la fenêtre ouverte sur l’obscurité bleue, il interrogeait inlassablement les étoiles comme ils le faisaient, Lisa et lui, en arrivant à Jérusalem, cherchant si celle que la jeune femme s’était choisie en riant brillait toujours ou bien s’était ternie. En dépit du froid nocturne qui envahissait la pièce, il ne pouvait se résoudre à fermer les battants vitrés, cherchant un peu de chaleur dans les cigarettes qu’il ne cessait de fumer.

Il vit se lever le jour, s’enflammer l’aurore et enfin briller le soleil d’hiver qui allait tout réchauffer sur terre sauf son propre cœur où l’espoir n’arrivait plus à vivre. En allant vers le meuble où il avait posé un dernier paquet de cigarettes après avoir jeté le précédent, il aperçut son image dans le miroir de la coiffeuse et lui adressa une grimace désabusée. Avec sa barbe de deux jours, les cernes qui marquaient ses yeux rougis par la fumée et l’insomnie, le smoking froissé qu’il n’avait même pas songé à ôter, il portait au moins son âge et ressemblait assez à ces joueurs décavés que l’on voit sortir des casinos, clignant des yeux dans la lumière crue du matin comme des oiseaux nocturnes soudain tirés de leur univers. Et qui, parfois, allaient tout droit chercher dans la mort l’oubli d’un sort contraire.

Il se demanda si c’était cela qu’il choisirait au cas où Lisa ne reviendrait plus. Ce serait si simple, si facile d’en finir au lieu de traîner une vie encore longue peut-être même si, chez les Morosini, on avait toujours considéré cette solution comme indigne sauf en cas de force majeure.

— Pourquoi pas ? fit-il tout haut. Mais pas dans cet état-là ! Un Morosini ne reçoit pas la mort déguisé en clochard… et puis Lisa n’aimerait pas du tout te voir comme ça ! Va au moins prendre une douche et te raser !…

Deux coups autoritaires frappés à sa porte interrompirent ses pensées amères :

— Entrez ! cria-t-il. C’est ouvert !

Le capitaine Harding entra.

Son regard fit le tour de la chambre, glissant au passage sur les cendriers pleins, le lit non défait, pour s’arrêter sur Morosini lui-même.

— Vous n’avez pas bonne mine, remarqua-t-il.

— Cela présente quelque importance pour vous ?

— Oui. Et… votre ami est dans le même état ?

— Je n’en sais rien. Allez voir !

— J’en viens. Il n’est pas chez lui. J’ai une vague idée de l’endroit où il peut se trouver. Et avec qui mais, au fond, c’est sans grande importance.

— Ah bon ? Il ne vous intéresse plus ?

— Non. Vous non plus, d’ailleurs. Vous permettez que je m’assoie ? moi non plus je n’ai pas dormi cette nuit. Et, en fait, je boirais bien un peu de café ? Il est excellent ici. Rien à voir avec celui du Q. G.

— La réputation du café anglais n’est plus à faire ! fit Morosini en décrochant le téléphone pour passer la commande. Mais je vous en prie : prenez place ! Et dites-moi ce qui me vaut l’honneur…

Harding contempla son vis-à-vis comme s’il supputait l’effet de ses paroles à venir, puis toussa pour s’éclaircir la gorge :

— Je suis venu vous rendre votre liberté. Vous pouvez désormais aller où bon vous semble. Rejoindre votre ami au nom impossible, par exemple ?

Les sourcils d’Aldo remontèrent vers le milieu de son front.

— Que s’est-il passé ?

— Quelque chose de fort ennuyeux pour nous mais qui vous met hors de cause ainsi que votre ami. Sir Percival Clark s’est tiré une balle dans la tête cette nuit…

— Il s’est tué ? souffla Morosini. Mais pourquoi ? À cause de cette femme ?…

— Sans doute, mais pas seulement cela. Avant de mourir il a écrit trois lettres : une pour elle en me priant de la lui faire tenir, une pour le haut commissaire anglais en Palestine, sir Herbert Samuel, à qui il lègue ses biens et ses collections à l’Angleterre, une pour moi, enfin, qui m’éclaire sur toute cette affaire des émeraudes et dans laquelle il reconnaît vous avoir manipulés, vous et votre ami archéologue…

— Comment est-ce possible ?

— Oh, c’était facile ! Rien de ce qui se passe ici ne lui est inconnu. Il a su, bien entendu, que vous aviez rapporté au Grand Rabbin le fameux Pectoral du Grand Prêtre et il a espéré que l’on vous demanderait de rechercher ce qu’ils appellent les « sorts sacrés ». Dès lors vous avez été surveillé continuellement et, tandis qu’il invitait M. Vidal… quelque chose à dîner, il vous a fait épier quand vous avez rejoint le rabbin Goldberg…

— C’est impossible. Le tunnel d’Ézéchias ne permet guère la poursuite.

— Mais quand on sait où il mène, il est aussi simple d’y aller directement… et à pied sec…

— Il aurait mieux fait de surveiller ma femme et de lui éviter une captivité pénible…

— Cela ne l’intéressait pas. Seul le résultat comptait et vous avez été suivi, épié tout au long de votre périple à la recherche des émeraudes…

— … par l’honorable Hilary Dawson à partir d’Istanbul ? Je sais !

— Par d’autres aussi dont, charitablement, sir Percy tait les noms et qui, au fond, n’ont rien fait que vous pister…

— À propos de noms, avez-vous appris celui, réel, de la fausse Hilary ?

Le capitaine eut soudain l’air très gêné. Il toussota, se leva, fit deux ou trois tours dans la chambre…

— Non, avoua-t-il. Et je ne sais pas si quelqu’un arrivera un jour à le savoir. Pour tout vous dire, je ne pourrai même pas lui remettre le dernier message de sir Percy. Elle… elle n’est plus à Jérusalem.

Aldo bondit :

— Vous l’avez laissée filer ?…

— En aucune façon mais le résultat est le même. Hier, vers midi, un ordre est arrivé… d’assez haut pour m’obliger à l’obéissance : la prisonnière devait être transférée sur l’heure au Caire pour y être jugée. On l’a donc embarquée sur un bateau à destination de l’Égypte…

— Où vous pensez qu’elle ne débarquera jamais ?

— Ça m’étonnerait. Le bateau qui devait l’emmener est entré au port de Jaffa une heure après son départ.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est une histoire de fous ?

— Oh, c’est assez facile à comprendre, fit Harding sans se démonter. Les deux navires étaient du même type et portaient le même nom.

— C’est insensé ! Comment est-ce possible ?

— Bof !… Il faut croire que cette fille, voleuse ou pas, a de hautes protections. On n’est pas près de la revoir !

Aldo sentit qu’on ne lui disait peut-être pas tout mais admira la rapidité de réalisation des prédictions d’Hilary. Son ironique adieu ne lui avait-il pas affirmé qu’elle ne resterait pas longtemps en prison… et qu’ils se reverraient ?

— La lettre que sir Percy lui destinait, verriez-vous un inconvénient à me la remettre ?

— Pour quoi faire ?

— Souvenez-vous de ce qu’elle a dit quand vous m’avez emmené ! Il y a une chance pour que je la rencontre un jour. Bien avant vous, en tout cas…

— Pour quelle raison ?

— Oh, fort simple ! Je suis spécialiste des joyaux anciens et, de préférence, historiques.

— Je sais mais…

Aldo haussa les épaules :

— Elle aussi… mais d’une autre façon !

Le capitaine Harding réfléchit puis soupira :

— Pourquoi pas, après tout ? Je vous ferai porter cette lettre. Et à propos…

Il plongea la main dans une poche de son uniforme, en tira un petit paquet blanc fait avec un mouchoir plié :

— Tenez ! Je vous les rends ! Ils sont à vous puisque c’est à vous que cette diablesse les a volés…

Sur le linge blanc, les joyaux qui avaient paré Bérénice, Saladin, des sultans ottomans, les amours de Vlad Drakul et les jolies oreilles d’une grande-duchesse laissèrent un rayon de soleil animer leur profondeur verte, plus séduisants que jamais. Morosini, pourtant, repoussa doucement la main qui les lui offrait.

— Non. Ils appartiennent à la tradition juive. Remettez-les au Grand Rabbin de Palestine ! Ils iront rejoindre le Pectoral dont ils étaient le complément…

Harding prit les émeraudes mais ce fut pour les poser sur une petite table :

— Ça, je ne veux pas le savoir. Vous êtes le dernier propriétaire connu, je vous les rends. Libre à vous d’en faire ce que vous voulez, mais ne comptez pas sur moi. Je suis officier anglais et si vous m’obligez à les reprendre, je les envoie tout droit au British Muséum. En espérant qu’ils y arriveront !… À présent vous êtes libre et je vous souhaite bonne chance.

Il salua réglementairement, alla vers la porte mais s’y arrêta :

— Ah, j’allais oublier 1 Ne vous précipitez pas à la recherche du lieutenant Mac Intyre et de votre ami. Je peux vous prédire qu’ils seront rentrés ce soir : il y a des troubles sérieux dans la région d’Hébron et jusqu’à la mer Morte. Ils vont être refoulés…

Aldo ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire à cet homme qui avait toujours considéré la disparition de Lisa comme un détail sans importance ? Et, en vérité, le sort s’acharnait contre eux. Il ne manquait plus à leur malheur qu’un nouveau réveil des affrontements qui opposaient périodiquement les Arabes aux Juifs, et l’ensemble aux occupants anglais…

Longtemps, il resta assis, l’œil rivé aux joyaux magnifiques et redoutables dont personne ne lui contestait plus la propriété mais qui lui faisaient horreur. Au point qu’il décida de ne pas les garder un instant de plus qu’il ne fallait.

Cherchant une pochette de soie, il les emballa, choisit dans la garde-robe le costume qu’il allait mettre et fourra le tout dans l’une des poches intérieures. Puis il alla prendre une douche froide, se rasa, s’habilla avec plus de soin encore que de coutume par respect pour celui qu’il allait rencontrer et quitta l’hôtel à pied pour gagner, dans la Vieille Ville, la principale synagogue où il demanda une entrevue avec le Grand Rabbin.