Juliette Benzoni




LES ÉMERAUDES


DU PROPHÈTE




PLON


À ma fille Anne ma première et si précieuse lectrice


Tendrement









Première partie


LA NABATÉENNE






CHAPITRE I


NUIT SUR JÉRUSALEM

S’il ne se posait pas tant de questions, Aldo Morosini eût trouvé agréable la promenade nocturne que l’enfant lui imposait. Une douce fraîcheur succédait à la chaleur du jour et le ciel, paré d’une myriade d’étoiles, était de ce bleu profond, velouté dont les terres d’Orient détiennent le secret. Il était fait pour des heures de paix égrenées sur des terrasses à respirer l’odeur des plantes en écoutant l’écho d’une chanson lointaine ou un conte de la mille et deuxième nuit. En outre il y avait, pour le prince antiquaire, ce parfum d’aventure dont il savait bien que son récent mariage ne le guérirait jamais. Lisa, d’ailleurs, ne le souhaitait pas, craignant surtout de le voir « s’encroûter », comme elle disait en fronçant son joli nez, mais espérant tout de même qu’il en userait avec modération.

Tout à l’heure elle n’avait rien dit quand le jeune garçon, si grave avec sa « kippa » blanche, ses petites nattes et son pantalon court, était apparu sur la terrasse de l’hôtel au milieu du ballet des grands Soudanais en galabieh, gants blancs et fez rouge occupés au service du café. Comme s’il le connaissait, il était venu droit à Morosini sans accorder la moindre attention au maître d’hôtel qui le poursuivait et il avait tendu une lettre en disant seulement, dans un anglais parfait, qu’il attendrait dehors. Puis il était reparti toujours aussi digne, toujours aussi rapide sans permettre que l’on pose la main sur lui.

Le couple dînait seul, ce soir, sur la terrasse aux lauriers-roses du tout nouveau King David Hôtel dont les peintures étaient à peine sèches. Ceux qui l’avaient accompagné dans ce voyage, qui était aussi un voyage de noces, étaient momentanément dispersés. Adalbert Vidal-Pellicorne, l’archéologue aux mains agiles qui était devenu le meilleur ami d’Aldo durant la longue recherche des pierres manquant au Pectoral du Grand Prêtre, avait accepté l’invitation d’un confrère anglais. Où qu’il aille, ceux-ci poussaient sous ses pieds comme les violettes au printemps. Quant à la vieille marquise de Sommières – Tante Amélie ! – elle soignait sur le yacht du baron de Rothschild, ancré dans le port de Jaffa, une crise de goutte due à un léger abus de champagne, sa boisson unique et préférée. Bien entendu, Marie-Angéline du Plan-Crépin, dame de compagnie, cousine et « femme de main », ne la quittait pas et piaffait à ses côtés dans l’attente d’une guérison que la cave du yacht rendait problématique. En fait, elle ne savait pas que Mme de Sommières avait délibérément choisi d’être quasi impotente afin de permettre à son neveu et à Vidal-Pellicorne de procéder à la remise du Pectoral sans que « Plan-Crépin », vu son goût de l’aventure, soit tentée d’y mettre son nez pointu. La semaine qu’elle leur avait accordée terminée, elle se transporterait volontiers au King David et Marie-Angéline, catholique passionnée, pourrait enfin mettre ses grands pieds chaussés de toile blanche dans les pas du Seigneur. En attendant, on contemplait interminablement la mer et le minaret surmontant la vieille cité de Jaffa… et Aldo vivait avec Lisa les douces heures de la lune de miel…

Tournant sa petite cuillère dans sa tasse de café d’un air faussement distrait, Lisa Morosini observait son mari tandis qu’il lisait le message apporté par le gamin. Au temps où elle était sa secrétaire sous le pseudonyme de Mina Van Zelden, elle l’aurait ouverte elle-même avant de la lui donner mais c’était un geste qu’une épouse ne pouvait plus se permettre. Ce qui ne l’empêchait pas de griller de curiosité… Aldo abrégea son supplice en lui tendant le papier :

— Tiens, lis ! Et dis-moi ce que tu en penses !

Le texte était bref. Trois ou quatre lignes et signées :

« Pardonnez-moi cet appel qui vous surprendra sans doute mais il faut que je vous parle au plus tôt d’un sujet grave. Si vous acceptez, suivez avec confiance le jeune Ézéchiel qui est l’enfant de mon cœur. Rabbi Abner Goldberg. »

Du bout de ses longs doigts fins, Lisa rendit la lettre :

— Que veux-tu que j’en pense ? Tu connais ?

— C’est beaucoup dire. Ce Goldberg était auprès du Grand Rabbin quand nous lui avons remis le Pectoral. Son homme de confiance, en quelque sorte si j’ai bien compris.

— Alors je n’ai rien à dire…

Aldo sourit au beau regard violet qui contrastait si joliment avec l’épaisse chevelure d’un roux doré qu’aucuns ciseaux sacrilèges ne réduiraient à un petit casque court et plat comme le voulait la mode. Puis il prit la main de sa femme, en baisa tendrement la paume et se leva :

— Je crois qu’il vaut mieux y aller. Je te raconterai ça en rentrant. Tâche d’être sage ! ajouta-t-il avec un coup d’œil façon Othello en direction du quarteron de jeunes officiers anglais attablés un peu plus loin et qui, depuis plusieurs jours déjà, faisaient de touchants autant qu’inutiles efforts pour approcher Lisa.

Ézéchiel attendait en effet devant l’hôtel, assis sur un muret abrité par un térébinthe. Il se leva en voyant arriver Morosini mais se rassit aussitôt en désignant l’élégant smoking blanc coupé à Londres et les souliers vernis :

— Marche un peu longue. Changer !…

— Nous allons loin ?

— Pas très mais mieux vaut changer…

Sans insister, Aldo regagna sa chambre, mit des « tennis », enfila un pantalon, un chandail et rejoignit le jeune garçon qui se mit en marche aussitôt.

En constatant que, passés les tombeaux hérodiens on descendait vers la vallée du Cédron, Morosini bénit Ézéchiel et ses bons conseils vestimentaires. On lui avait déjà montré ce chemin, découvert depuis peu par les archéologues. C’étaient deux tronçons de ces rues à degrés tapissées par le temps de toute une végétation entre leurs pierres cassées et le prince chrétien ne pouvait se défendre d’une émotion : ce chemin, bien souvent, les sandales poussiéreuses du Christ l’avaient parcouru en allant au Cénacle, ou au jardin des Oliviers ou, plus loin encore, à Béthanie chez ses amis Lazare, Marthe et Marie. Et peut-être parce que l’heure tardive le désertait, Morosini le trouvait plus touchant, plus évocateur surtout que la Via Dolorosa toujours encombrée de pèlerins plus ou moins glapissants…

Atteint le fond du ravin du Cédron, le ciel parut reculer entre les murailles de la Vieille Ville et les pentes rocheuses où s’alignaient des tombeaux comme il convenait à ce début de la vallée de Josaphat qui signifie Jugement de Dieu : c’est là qu’à la fin des Temps les âmes seront pesées au trébuchet divin…

— C’est encore loin ? demanda Morosini, conscient d’avoir déjà parcouru un long chemin autour des restes des vieux remparts.

— Plus vraiment, répondit Ézéchiel. Voilà la source du Gihon. Désaltérez-vous si vous le souhaitez ! L’eau est fraîche, pure. Depuis les temps anciens elle est le bien le plus précieux de notre cité.

— Merci, je n’ai pas soif.

— Vous avez bien de la chance ! Venez, nous entrons, ajouta le jeune garçon en allumant une lanterne prise dans un creux de rocher après avoir bu rapidement quelques gouttes dans le creux de sa main.

Il introduisit ensuite son compagnon dans un tunnel qui ouvrait sur un côté de la source et qui s’insinuait sous la masse énorme des rochers supportant les murailles croulantes.

— Il est heureux que le niveau de l’eau ne soit pas plus élevé, fit Aldo en considérant ses pieds déjà mouillés. On pourrait mourir noyés là-dedans… et si j’avais su, j’aurais pris des bottes !

— La source jaillit seulement toutes les trois heures. Rien à craindre. Ce souterrain a été creusé par le roi Ézéchias pour protéger le Gihon et assurer la ville contre la soif…

Quelques marches glissantes taillées dans le roc, une grille en fer que l’enfant ouvrit et referma, puis une plongée dans les entrailles de la terre. Elle parut interminable à Morosini et lui rappela quelques souvenirs qu’il n’était pas certain d’avoir envie de revivre. Sa première rencontre avec Simon Aronov, le boiteux à l’âme fière qui l’avait lancé dans une incroyable aventure, avait commencé de façon assez analogue, par un long parcours dans les caves du ghetto de Varsovie. S’il y avait eu la moindre chance de le rencontrer au bout de ce boyau où il pataugeait depuis un temps fou à la suite d’un gamin inconnu, Morosini l’eût arpenté avec joie mais le maître du Pectoral n’existait plus : il avait mis fin à ses souffrances dans l’explosion de la vieille chapelle emmenant avec lui dans la mort son ennemi de toujours… Et maintenant celui qui était devenu son ami se demandait si ce gamin n’avait pas lu Jules Verne et découvert une nouvelle galerie pour rejoindre le centre de la terre… La lumière jaune de la lanterne éclairait indéfiniment le même trou d’ombre dont rien ne laissait prévoir qu’il pût finir un jour mais qui devait tout de même mener quelque part. Détail inquiétant, on avait maintenant de l’eau plus haut que les chevilles… Enfin, de hautes marches apparurent s’élevant au-dessus du cours d’eau et l’on se retrouva à ciel ouvert… dans la cour d’une mosquée qui devait dater des Croisades. C’est dire qu’elle n’était pas dans le meilleur état. Au milieu, un grand réservoir d’eau, celui qu’alimentait la source et, assis sur une pierre, il y avait un homme barbu, chevelu, au dos voûté, vêtu d’une lévite noire et coiffé d’un simple chapeau de feutre. Pour la mémoire photographique de Morosini, c’était sans aucun doute le rabbin Abner Goldberg. Il se leva pour accueillir les arrivants :