— Sans doute, sir Percy, fit le capitaine en s’exécutant mais comprenez qu’il me faut éclaircir certains points. Les accusations qui viennent d’être portées sont graves et je ne doute pas de leur stupidité en ce qui vous concerne, mais j’aimerais en savoir un peu plus sur cette jeune dame.
— C’est une amie chère et j’en réponds !
— Bien entendu. Malgré tout je voudrais savoir pourquoi l’on vient de l’accuser d’être une voleuse internationale ? Cet homme a même prétendu qu’il y avait ici une preuve. Or on peut toujours être abusé… même par ses meilleurs amis… et je désire voir cette preuve.
— Oh, ce sera vite fait, assura Adalbert qui commençait à se demander si ce capitaine Harding avec ses révérences et ses ménagements n’était pas plus malin que son entrée en matière ne le laissait supposer. La référence à Moritz Kledermann avait fait vibrer une corde cachée sous sa cuirasse de morgue britannique – le sang suisse peut-être, joint à une certaine nostalgie de vacances enfantines, de chocolat au lait et de ranz des vaches ? Voulez-vous prier notre hôte de vous confier les clefs de cette vitrine ? ajouta-t-il en désignant celle qui se trouvait la plus éloignée de la grande fenêtre.
Sans paraître autrement ému, Clark prit, dans un coffret de cèdre, une petite clef et la tendit sans mot dire à l’officier qui alla ouvrir le meuble, auprès duquel Adalbert le rejoignit.
— Connaissez-vous le musée de Syracuse, capitaine ?… Non ?… Cela ne m’étonne guère. En général on connaît… ou l’on croit connaître parce qu’on les a parcourus d’un œil fatigué par trop de beauté, et sur des jambes lasses, les musées de Rome, de Florence, de Venise ou de Naples. C’est pourtant l’un des plus importants d’Italie en ce qui concerne l’art grec. Les passionnés de cette période et les connaisseurs, eux, sont loin de l’ignorer et cette jeune dame fait partie des connaisseurs. Voyez cette boucle de ceinture en or figurant la tête d’Héraclès coiffée de la gueule du lion de Némée qui date du IVe siècle avant Jésus-Christ ! – et, plongeant la main dans la vitrine, Adalbert en tira le petit mais admirable objet qu’il mit sur la paume de Harding. Elle a été volée il y a trois ou quatre ans au musée, avec quelques autres babioles, par celle que la presse a surnommée Margot la Pie… et qui est en ce moment en face de vous !
— C’est un scandale ! clama la jeune femme. Comment osez-vous m’accuser avec un tel aplomb ? Je n’ai rien à voir avec celle dont vous parlez et quant à cet objet…
— Sir Percy nous dira peut-être alors où il se l’est procuré ? fit Vidal-Pellicorne en se tournant vers le vieil homme mais s’il espérait le décontenancer, il se trompait. L’autre lui offrit même un sourire un rien dédaigneux :
— Oh, c’est fort simple : je l’ai acheté. Très cher d’ailleurs, à un personnage bizarre qui est venu me voir un soir au Caire où je donnais une série de conférences. J’avoue ne pas m’être soucié de la provenance et en cela peut-être suis-je coupable mais j’ai été tellement séduit par la beauté de cette boucle que j’ai payé sans même marchander.
— Un homme, en vérité ? Et un homme « bizarre », ironisa Adalbert. Je ne doute pas que si l’on vous demandait de le décrire vous ne nous régaliez du plus pittoresque des portraits. Moi je crois qu’en fait de personnage mystérieux, c’est plutôt notre chère Hilary qui vous l’a apportée puisque c’était elle qui la possédait. Si l’on cherche bien, d’ailleurs, ajouta-t-il en se penchant de nouveau sur la vitrine, je suis persuadé que l’on trouverait ici d’autres produits de ses larcins. Sans compter les deux émeraudes, les « sorts sacrés » juifs que sir Percy s’est dépêché de fourrer dans sa poche quand vous les avez sorties de celles du prince. Des émeraudes qui cependant lui appartiennent bel et bien et que nous nous sommes donné un mal de chien pour ramener à Jérusalem…
— Et qui sont la rançon de ma femme ! explosa Aldo dont la patience était usée jusqu’à la corde. Pendant que nous palabrons ici elle est peut-être en train de mourir à l’endroit où cette misérable femme l’a cachée ! je vous somme – vous entendez capitaine ? – je vous somme de faire votre devoir d’honnête homme en arrêtant cette femme et en…
— Un instant ! un instant ! coupa Harding. « Cette femme » ! Je n’entends que ça ? Elle a bien un nom…
— Naturellement, elle a un nom, fit calmement sir Percy. C’est l’Honorable Hilary Dawson.
— Et ça, c’est un gros mensonge !
Contrairement à ceux qui l’avaient précédé, c’était par la porte et introduit par Farid, que le lieutenant Douglas Mac Intyre venait de faire son entrée juste à temps pour entendre la fin de la phrase.
— Comment ça, un mensonge ? tonna l’archéologue. Et d’abord qui êtes-vous ?
En rectifiant la position, l’Écossais déclina ses noms, grade et qualités mais, bien décidé à garder l’avantage causé par son arrivée inattendue, il ajouta aussitôt :
— Je connais très bien l’Honorable Hilary Dawson, attachée au British Muséum, parce que c’est une amie de ma tante Arabella depuis qu’elles étaient au collège ensemble. C’est une charmante personne avec des cheveux gris et un lorgnon qui doit avoir le même âge que ma tante : une bonne soixantaine d’années.
— Quelle sottise ! hurla celle que l’on ne savait plus comment appeler. Je suis la seule, la véritable Hilary Dawson…
— Et ma tante Arabella, c’est la reine Victoria ? émit Mac Intyre en dardant sur elle son œil rond. Je reconnais que c’était commode de prendre son identité parce qu’elle ne bouge jamais de son musée où elle s’occupe des porcelaines ni de sa petite maison de Kensington où elle élève une douzaine de chats. C’est aussi la personne la plus timide et la plus effacée qui soit. Elle ne sort jamais et ne voit presque personne. Elle serait bien surprise d’apprendre qu’une aventurière mène une vie intense sous son nom à travers le monde.
— En ce cas, miss, veuillez me dire qui vous êtes ? demanda Harding à la jeune femme…
— La reine de Saba ! fit celle-ci en haussant les épaules. Comme elle, j’apporte des trésors lorsque je viens visiter la Palestine. N’est-ce pas, mon cher Percy ?
Pour la première fois celui-ci semblait désorienté. Aldo se demanda s’il avait vraiment cru à la fausse identité de sa maîtresse ou s’il s’apprêtait à interpréter un rôle.
— Je ne sais pas, murmura-t-il en passant sur son front une main tremblante. Comment aurais-je pu savoir que vous n’étiez pas celle que vous prétendiez être ? Je n’ai pas mis les pieds au British Muséum depuis près de trente ans.
— Mais, intervint Morosini qui commençait à pencher pour la thèse de la comédie, vous acceptiez qu’elle vous apporte le produit de ses vols ? Et ne dites pas que ce n’est pas vous qui l’avez lancée sur nos traces tandis que nous recherchions les « sorts sacrés »…
— Je les cherche depuis si longtemps !…
— Kypros aussi les cherchait. Votre fille assassinée par votre ami Khaled et ses fils ! Peut-être en votre nom puisque apparemment vous n’avez pas réclamé leurs têtes à la Justice !
— Non ! Ne dites pas cela ! J’aimais Kypros mais… Khaled et ses fils sont comme le vent du désert : capables de se volatiliser aux quatre horizons sans laisser de traces… Je sais qu’ils sont avides et cruels mais…
— … mais tant que vous les payiez bien, ils vous servaient en conséquence ? Seulement c’est à ces gens-là que votre amie « Hilary » a remis Lisa, ma femme ? Alors si vous voulez que je vous crois, faites-lui dire où ils l’ont emmenée. Sinon, au cas où il lui arriverait malheur, je vous en tiendrais responsable et, sur l’honneur de mon nom, je jure que je vous tuerais !
— Un peu de calme, sir ! coupa Harding. Ce ne sont pas des propos à tenir devant moi !
— Si vous saviez ce que ça m’est égal ! Si je ne retrouve pas Lisa vivante, je n’aurai plus aucune raison de vivre, sinon la vengeance !
Le vieil homme regarda Morosini au fond des yeux, puis se tourna vers la jeune femme qui se tenait debout non loin de lui :
— Dites-lui où elle est, Hilary ! Sa mort ne vous servirait à rien. Je suis navré de ce qui vous arrive car vous allez être arrêtée mais je veillerai à ce que vous ayez le meilleur des avocats…
Brusquement les yeux de la jeune femme lancèrent des éclairs de colère :
— Vous en aurez besoin vous-même ! Croyez-vous que si l’on me traduit en justice je me tairai ? Je n’ai tué personne, moi, puisque j’ai toujours agi sur vos ordres et mes mains sont nettes de sang mais maintenant que tout se découvre vous jouez les Ponce Pilate ! Vous lavez les vôtres en me laissant tout sur le dos ? Eh bien, je refuse !
— Que vous refusiez ou non, hurla Aldo hors de lui, je n’en ai rien à faire. Je veux savoir où est mon épouse !
Abandonnant soudain toute morgue, Hilary considéra cet homme visiblement à bout de nerfs avec quelque chose qui ressemblait à de la sympathie :
— Je n’en sais rien ! soupira-t-elle. Et je vous supplie de me croire. Les fils de Khaled devaient la conduire en lieu sûr jusqu’à ce que j’aie quitté le pays. Sir Percy devait le leur faire savoir. Mais les ordres étaient de ne pas lui faire de mal…
— Ne pas lui faire de mal ? fit Aldo amèrement. Vous ignorez sans doute comment ces hommes ont tué Kypros, la Nabatéenne, qui était cependant la fille de leur patron ?
La jeune femme n’eut pas le temps de répondre Conscient de ce que ses gardiens suivaient le débat avec un vif intérêt, Ézéchiel venait de bondir sur la terrasse et, prenant appui de ses mains cependant menottées, sautait dans le jardin…
— Courez après lui, bande d’imbéciles ! hurla le capitaine en se précipitant pour fouiller des yeux l’obscurité devenue plus épaisse grâce aux nuages qui cachaient à présent la lune. Et ramenez-le-moi ou il vous en cuira !
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