Il eut son bref sourire, un peu moqueur, qu’elle avait toujours tant aimé.

— Ne dis pas de sottises ! Comment l’aurais-je pu ? Il y avait, entre nous, des armées, des terres immenses.

— J’étais à Moscou et tu le savais ! Pourquoi n’es-tu pas revenu, pourquoi ne m’as-tu pas cherchée ? Cette femme qui a tenté de me tuer, cette Shankala nous l’a dit avant de mourir : tu es parti avec ton ami Krilov sans plus t’occuper de moi ! Tu ignorais alors ce que j’allais devenir, seule, perdue dans cette ville condamnée. Et cependant tu es parti.

Il haussa les épaules d’un air las et la flamme qui un instant avait habité ses yeux bleus s’éteignit.

— Je n’avais pas le choix, mais toi, tu aurais pu l’avoir ! Je pensais que tu me suivrais quand les cosaques m’ont emmené.

— Ne t’a-t-on pas dit ce qui m’en avait empêchée ?

Tournant la tête brusquement, elle chercha Craig O’Flaherty qui, les voyant ensemble, s’était arrêté à quelques pas et, immobile auprès d’un tas de barils vides, les observait.

— Si. Je l’ai su quand O’Flaherty m’a rejoint. Mais quand j’ai quitté Moscou, je l’ignorais ! J’ai pensé... que Napoléon approchait et que tu avais choisi !

— Choisi ! fit-elle avec amertume. Peut-on choisir quand tout flambe, tout croule, tout meurt autour de vous ? J’ai dû survivre avant de songer à mes préférences... Tandis que toi...

— Allons ! Ne restons pas ici ! Il fait si froid !...

Il voulut lui prendre le bras pour l’entraîner vers l’auberge, mais elle s’écarta une fois de plus et renonça à finir la phrase commencée. Un instant côte à côte, ils marchèrent en silence, chacun perdu sans ses pensées, et Marianne, la gorge serrée, pensa que, même en esprit, ils ne se rejoignaient plus.

En arrivant à la hauteur de l’Irlandais, Jason s’arrêta un instant.

— Tout est prêt ! fit-il sèchement. Nous partirons avec la marée... La tempête se calme.

Craig fit signe qu’il avait compris et, adressant à la jeune femme un sourire muet mais où elle crut lire un regret, un peu de pitié, il marcha vers le Smaaland.

Le silence fut à nouveau brisé par les chants de trois marins superbement ivres qui sortaient d’un cabaret. Marianne s’efforçait, sous la fourrure qui l’habillait, de comprimer les battements désordonnés de son cœur. On aurait dit qu’il faisait encore plus froid depuis quelques instants, bien que le vent eût faibli, mais elle comprit bientôt que ce froid était en elle... Il venait de son cœur qui s’engourdissait.

— Tu pars ? fit-elle au bout d’un moment.

— Oui, notre bateau est réparé... et nous n’avons perdu que trop de temps.

Elle eut un petit rire.

— Tu as raison ! Tu as, en effet, perdu beaucoup de temps.

Fut-il sensible à l’amertume du ton ? Brusquement, il la saisit par un bras, l’entraîna dans l’ombre d’une maison, sous une porte profonde où l’on était relativement à l’abri du vent.

— Marianne ! pria-t-il. Pourquoi dis-tu cela ? Tu sais très bien ce qu’il en est de nous actuellement ! Tu sais que je vais vers la guerre, que je ne m’appartiens plus, que je n’ai plus d’avenir ! C’est vrai ! J’ai perdu beaucoup de temps, car ce temps, je le dois à mon pays qui se bat ! Souviens-toi : nous étions convenus que tu me rejoindrais plus tard ! As-tu donc tout oublié ?

— Non ! C’est toi, je le crains, qui as tout oublié... même moi !

— Tu es folle !

— Allons donc. Tu ne t’es même pas rendu compte d’une chose, c’est que, depuis tout à l’heure, il ne t’est pas encore venu à l’idée de me demander ce que je fais ici, comment je m’en suis sortie, quelle a été ma vie. Non ! Cela ne t’intéresse pas ; Craig, lui, me l’a demandé et je ne lui ai pas répondu parce que j’avais trop hâte de te revoir. Seulement, Craig... C’est un ami !

— Et moi, que suis-je ?

— Toi ?... (Elle eut un petit rire d’une tristesse infinie, haussa les épaules...) Toi... tu es un homme qui m’a aimée... et qui ne m’aime plus.

— Si ! Je jure que si... Je t’aime toujours.

D’un seul coup, il retrouva l’ardeur de leur amour, le ton passionné de leurs nuits sur les matelas durs des relais de poste de la steppe ou de la forêt. Il la prit dans ses bras pour l’appuyer contre lui et son souffle chaud envahit le visage de la jeune femme, mais elle ne chercha pas à l’étreindre de son côté. Quelque chose en elle demeurait glacé...

— Marianne ! supplia-t-il, écoute-moi ! Je jure, sur le salut de mon âme, que je n’ai pas cessé de t’aimer. Seulement... je n’en ai plus le droit.

— Le droit ? Ah oui ! Je sais... la guerre ! fit-elle avec lassitude.

— Non ! Ecoute ! A celui qui me dirait que l’on peut échapper à son destin, je dirais qu’il est fou ou qu’il rêve ! Les fautes que nous commettons, nous ne parvenons jamais à nous en libérer. Il faut en porter le poids tant qu’il plaît à Dieu ! Toi et moi, parce que nous nous aimions, nous avons tout fait pour forcer la fatalité ! Nous avons couru d’un bout du monde à l’autre... mais si loin que nous sommes allés, le destin nous a retrouvés. Il est le plus fort.

— Mais... que veux-tu dire ? Quel destin ?...

— Le mien, Marianne. Celui que je me suis forgé sottement jadis, par dépit, par jalousie, par colère, par tout ce que tu voudras ! Si insensé que ce soit, il est venu me rejoindre là-haut, à Saint-Pétersbourg... dans une ville qui, pour nous autres Américains, ne représente pas beaucoup plus qu’une savane perdue au fond de l’Afrique. Je pensais, vois-tu, avoir quelque peine à me faire reconnaître des Krilov, ces anciens amis de mon père. Je pensais qu’ils avaient peut-être oublié qu’il existât quelque part un dernier Beaufort. Or, sais-tu ce que j’ai trouvé en arrivant chez eux ?

Elle fit signe que non, incapable de parler car tout ce préambule l’épouvantait vaguement. Elle sentait qu’il cachait quelque chose de terrible, quelque chose qui allait lui faire très mal... Et ce fut peut-être pour essayer d’atténuer le coup que Jason baissa encore la voix jusqu’au murmure.

— J’ai trouvé le plus jeune des fils Krilov... Dimitri... Il revenait d’Amérique où son père l’avait envoyé dans l’espoir d’apprendre ce que nous étions devenus, de renouer les anciennes relations qui pouvaient se révéler intéressantes sur le plan commercial. Il avait été à Charleston...

— Et... alors ?

— Ma f... Pilar que nous pensions définitivement sortie de ma vie, enfouie dans un couvent d’Espagne, Pilar est revenue chez moi !

Une brusque bouffée de colère emporta Marianne. C’était ça, le Destin ? Cette femme misérable qui avait tout fait pour envoyer son mari à l’échafaud ? Qui avait failli la tuer, elle aussi ! Et c’était pour ça qu’il se tourmentait ?

— Et alors ? s’écria-t-elle avec violence. Qu’importe si elle est revenue ! Chasse-la !...

— Non ! Je ne peux plus ! Je n’ai pas le droit. Elle... elle est revenue avec un enfant... un enfant de moi... Un fils !

— Ah !...

Marianne ne dit rien de plus... rien que cette toute petite syllabe, mais douloureuse, mais cruelle comme un dernier soupir. Jason avait raison. Le Destin, ce vieux policier impitoyable et plein de ruse, les avait retrouvés. La longue, l’impitoyable lutte contre lui s’achevait...

Effrayé, soudain, de la sentir inerte contre lui, Jason resserra son étreinte, se pencha, voulut baiser ses joues glacées, ses lèvres serrées, mais appuyant ses mains sur la poitrine où elle avait rêvé de dormir toutes les nuits de sa vie, elle le repoussa doucement sans rien dire. Alors, malheureux tout à coup, comme le sont les enfants quand le jouet préféré vient de se briser, il voulut la reprendre contre lui, s’affola :

— Dis-moi quelque chose ! Je t’en prie ! Ne garde pas ce silence ! Je sais que je t’ai fait mal mais, je t’en supplie, parle ! C’est vrai, tu sais, je t’aime, je n’aime que toi et je donnerais tout au monde pour pouvoir encore réaliser notre rêve. Ecoute... Rien ne nous oblige à nous quitter déjà. Pourquoi ne pas arracher encore à la vie un peu de bonheur, un peu de joie ? Je peux mourir dans cette guerre, mourir loin de toi... Alors viens avec moi ! Laisse-moi t’emmener sur ce bateau qui va partir à l’aube ! Jusqu’à Anvers cela représente encore beaucoup de jours... beaucoup de nuits. Laisse-moi t’aimer jusqu’au bout !... Ne refusons pas ce dernier, ce miraculeux présent...

Elle sentit la fièvre qui le possédait. Elle sentit qu’il disait vrai, qu’il était sincère ; il souhaitait vraiment partir avec elle. Comme il le disait, cela représentait encore bien des jours, bien des nuits d’amour, une chaîne de passion qu’il n’aurait peut-être plus le courage de rompre au dernier moment. Alors, à Anvers, peut-être lui demanderait-il encore de le suivre à travers l’océan jusque dans son pays où la vie cachée, sacrifiée d’une maîtresse serait encore possible. Et cela aussi représenterait beaucoup de nuits passionnées... Elle l’aimait tant ! C’était une terrible tentation...

Elle était si malheureuse qu’elle allait peut-être céder, se laisser emporter. Mais tout à coup, trois visages surgirent dans sa pensée : celui hautain et ironique de son père, celui magnifique et douloureux de Corrado et celui minuscule et doux d’un bébé brun qui dormait... Et Marianne la faible, Marianne la désespérée, Marianne l’amoureuse passionnée, s’éloigna, repoussée par cette Marianne d’Asselnat qui, au soir de ses premières noces, avait, pour son honneur, étendu d’un coup d’épée sur les dalles de Selton Hall l’homme qu’elle aimait, celle qui, ce même soir, avait chassé Jason Beaufort... Elle ne pourrait plus être une autre !

Fermement, cette fois, elle le repoussa, sortit de sous le porche et laissa le vent glacé gonfler ses vêtements, cerner son corps comme la lanière d’un fouet. Serrant très fort ses deux mains sous la fourrure noire du manchon de renard, elle redressa fièrement la tête, plongea une dernière fois ses prunelles vertes dans le regard implorant de l’homme qu’elle abandonnait et qui ne méritait pas qu’elle s’avilît...