— Non, Jason ! dit-elle gravement. Moi aussi, j’ai un fils ! Et je suis la princesse Sant’Anna !...

La nuit était venue. Sans se retourner, Marianne marcha vers l’auberge qui brillait dans l’obscurité comme une grosse lanterne de navire, comme un phare dans la tempête où sombrait son amour...

EPILOGUE

LA FIN DU VOYAGE

MAI 1813

Comme autrefois, la grille noire et or, encadrée de géants de pierre, parut s’ouvrir d’elle-même devant les naseaux des chevaux... Comme autrefois, la calme magie du parc enveloppa comme une caresse ceux qui venaient d’y pénétrer...

C’était toujours la même allée de sable clair glissant comme une rivière entre les plumes noires des cyprès et les boules odorantes des orangers pour se perdre dans la brume des fontaines et des eaux jaillissantes. Et pourtant Marianne, tout de suite, eut le sentiment que quelque chose avait changé, que ce jardin n’était plus tout à fait le même que celui où, trois ans plus tôt, presque jour pour jour, elle était entrée, le cardinal à ses côtés, comme on entre dans l’inconnu...

Une exclamation d’Adélaïde lui fit soudain saisir la différence :

— Dieu que c’est beau ! souffla la nouvelle mariée. Toutes ces fleurs !...

C’était cela ! Des fleurs ! Autrefois le parc n’avait pas de fleurs, sauf au moment de la floraison des orangers et des citronniers. Sa beauté tenait uniquement aux nuances contrastées de ses arbres et de ses pelouses, de ses bassins d’eaux vives où les statues immobiles avaient l’air de tellement s’ennuyer. Maintenant, il y avait des fleurs partout, comme si un enchanteur pris de folie avait d’un seul coup déversé sur le parc tout l’éclat d’un arc-en-ciel. Il y avait des roses, surtout des roses, mais en masse, de grands lauriers pâles et odorants, d’énormes pivoines de Chine nacrées, de gigantesques rhododendrons violets et de grands lys immaculés... Une débauche de fleurs ! Et leur magnificence avait rendu la vie à ce jardin immense. Elle éclatait partout, luttant de jaillissement avec les fusées brillantes des jets d’eau qui les rafraîchissaient et servaient d’accompagnement au chant des oiseaux. Car ils étaient là, eux aussi, les oiseaux. On ne les entendait guère autrefois, comme si la pesante tristesse étendue sur ce domaine ensorcelé leur avait fait peur. Maintenant, ils s’en donnaient à cœur joie.

Amusé par la mine surprise de Marianne, Jolival se pencha pour toucher sa main.

— Rêvez-vous, Marianne, ou bien êtes-vous éveillée ? On dirait que vous n’avez encore jamais vu ce merveilleux jardin.

Elle tressaillit comme si, en effet, elle sortait d’un rêve.

— C’est un peu vrai ! Je ne l’ai jamais vu ainsi ! Jadis, il n’y avait ni fleurs, ni oiseaux, ni vie véritable, je crois... C’était comme un songe étrange.

— Vous aviez si peur. Vous avez dû mal regarder...

Et Jolival se mit à rire en se tournant vers sa femme comme pour la prendre à témoin. Mais Adélaïde, glissant son bras sous celui de Marianne, hocha la tête.

— Vous n’y entendez rien, mon ami. Je crois, moi, que tout ce changement vient de ce que, maintenant, il y a ici un enfant ! Et, devant un enfant, même un cimetière peut refleurir.

Il y avait un mois qu’Arcadius et Adélaïde étaient mariés. En rentrant à Paris, au mois de janvier précédent, Marianne les avait retrouvés tous deux, vivant pratiquement cloîtrés dans l’hôtel d’Asselnat, repliés sur une douleur qu’ils partageaient et qui, peu à peu, les avait rapprochés. Ils étaient persuadés que Marianne était morte et ils la pleuraient de tout leur cœur affectueux.

L’arrivée des papiers officiels qui faisaient d’Adélaïde la propriétaire légitime de la maison familiale aux lieu et place de Marianne n’avait rien arrangé, bien au contraire. Cet héritage inattendu avait achevé de les persuader de la disparition définitive de la jeune femme dont, d’ailleurs, personne n’avait pu leur donner la moindre nouvelle. Alors, ils s’étaient sentis tout à coup bien seuls, abandonnés, sans plus savoir que faire de leur existence. L’hôtel d’Asselnat était devenu une sorte de mausolée derrière les rideaux tirés duquel ils s’apprêtaient tous deux à attendre la fin, servis par le seul Gracchus... un Gracchus qui ne chantait plus jamais...

Le soir où la voiture boueuse portant Marianne et Barbe s’était arrêtée devant le perron, les voyageuses avaient vu paraître deux vieillards en grand deuil, appuyés au bras l’un de l’autre et qui, tout de bon, avaient bien failli mourir de joie...

Ce retour inespéré avait vraiment été un grand, un merveilleux moment. On s’était embrassés pendant de longues minutes sans pouvoir se séparer tandis que Gracchus, après avoir embrassé lui aussi sa maîtresse, sanglotait sans pouvoir s’arrêter, assis sur une marche du perron.

Ensuite, on avait passé la nuit à se raconter les aventures que l’on avait connues, Arcadius et Gracchus avec le convoi du général de Nansouty, Marianne et Barbe par les chemins que l’on sait. On avait mangé et bu aussi. Adélaïde qui, depuis des mois, ne faisait que grignoter, avait d’un seul coup retrouvé son fabuleux appétit. Et, dans cette nuit mémorable, elle avait, à elle seule, dévoré un poulet, un pâté, un compotier de pruneaux et bu deux bouteilles de champagne.

Au lever du jour, elle était un peu grise mais heureuse comme une reine. Alors, tandis qu’elle gagnait sa chambre d’un pas légèrement chancelant, Jolival s’était tourné vers Marianne qui, debout au milieu du salon jaune, regardait le portrait de son père.

— Qu’allez-vous faire maintenant ?

Sans quitter des yeux le visage altier dont le regard ironique semblait suivre chacun de ses mouvements, elle avait haussé doucement les épaules.

— Ce que je dois ! Il est temps pour moi de devenir adulte, Jolival ! Aussi bien... je suis lasse des aventures. On s’y déchire et on s’y use sans parvenir à rien de valable. Il y a Sebastiano... Je ne veux plus penser qu’à lui.

— A lui... seul ? Souvenez-vous qu’il y a quelqu’un auprès de lui...

— Je ne l’oublie pas. Il doit être possible de trouver un peu de bonheur en faisant celui d’un autre. Et celui-là, Jolival, a plus que mérité d’être heureux.

Il approuva de la tête puis, après une toute légère hésitation :

— Et... vous n’aurez aucun regret ?

Elle eut pour lui le même regard fier qu’à l’instant de leur séparation elle avait offert à Jason Beaufort. Mais ce regard-là n’avait plus de colère. Il était calme, limpide, comme une vague dans le soleil.

— Des regrets ? Je ne sais pas ! Ce que je sais bien, c’est que pour la première fois depuis longtemps, je suis en paix avec moi-même...

L’interminable voyage l’avait usée. Aussi, avant de repartir pour l’Italie, avait-elle décidé de passer quelque temps dans cette maison qui, bien sûr, était toujours sienne, pour s’y reposer. On vit quelques amis : Fortunée Hamelin qui sanglota comme une pensionnaire quand Marianne lui parla de sa rencontre avec François Fournier, Talleyrand, toujours affectueux et sarcastique à dose égale mais visiblement tendu, nerveux, à l’image de ce Paris que Marianne reconnaissait mal.

La ville était sombre. L’Empereur y était rentré presque clandestinement puis, derrière lui, semaine après semaine, les survivants de ce qui avait été la plus belle armée du monde. Des hommes blessés, malades, traînant des membres gelés. Beaucoup ne se relèveraient pas du lit qu’ils avaient eu tant de mal à retrouver. Et pourtant, l’on disait que déjà l’Empereur cherchait à reformer une armée nouvelle. Les sergents recruteurs étaient au travail car la Prusse, encouragée par le désastre russe, relevait la tête, s’insurgeait par endroits, se forgeait des armes, des alliés. Au printemps, avec des troupes fraîches, Napoléon repartirait... Et Paris commençait à murmurer.

Au milieu de ces jours sombres, une bonne nouvelle était cependant venue trouver Jolival par l’intermédiaire de son notaire. Une bonne nouvelle à l’image du temps, car c’était tout de même celle d’un deuil son invisible épouse était morte. Dans l’hiver anglais, Septimanie, vicomtesse de Jolival, avait rendu l’âme à la suite d’une bronchopneumonie contractée en suivant la duchesse d’Angoulême dans ses visites charitables autour d’Hartwell.

Jolival ne se donna pas l’hypocrisie de la pleurer. Il ne l’avait jamais aimée et, dans sa vie bousculée, elle n’avait guère été qu’une figurante, mais il était trop bon gentilhomme pour s’abstenir de montrer une joie qui eût été déplacée.

Marianne s’en chargea pour lui. Elle n’avait pas été sans remarquer, pour s’en attendrir, la chaleur des liens qui unissaient maintenant le vicomte et sa cousine. Jolival avait pour Adélaïde des attentions, des soins qui trahissaient une tendresse. Et ce fut elle qui, à brûle-pourpoint, le jour où elle annonça son intention de partir prochainement pour Lucques, déclara :

— Puisque vous voilà libre, Jolival, pourquoi n’épousez-vous pas Adélaïde ? Vous vous convenez parfaitement tous les deux et, au moins, vous auriez dans la famille un statut plus sérieux que celui d’oncle à la mode de Bretagne...

Avec un bel ensemble, ils étaient tous les deux devenus aussi rouges l’un que l’autre. Puis, Jolival visiblement ému, avait dit, tout doucement :

— J’en aurais grande joie, ma chère Marianne... mais je ne suis pas un parti très enviable ! Pas d’état, pas de biens et encore moins d’espérances ! Une carcasse un peu usagée...

— Je n’ai rien, moi non plus, de la reine de Saba... flûta Adélaïde en baissant les yeux comme une couventine... mais je crois que je pourrais être une bonne épouse, si l’on veut de moi...

— Alors, voilà qui est dit ! conclut Marianne avec un sourire. Vous vous mariez. Ensuite, je vous emmène avec moi en Italie. Ce sera votre voyage de noces.