— Le duc de Vicence vient d’envoyer un courrier jusqu’à Gumbinnen pour voir ce que donne la route vers Koenigsberg, qui est plus directe.
— C’est bien. Partons, nous verrons à bifurquer si ce chemin n’est pas bon. Peut-être vaudrait-il mieux éviter de traverser la Prusse. Adieu, Madame ! J’espère vous revoir dans des circonstances moins dramatiques.
Pour la première fois depuis longtemps, Marianne retrouva le courage de sourire.
— Au revoir, Sire ! Si Dieu protège Votre Majesté autant que je prierai pour elle, son voyage sera sans nuages... Mais avant de partir, Sire, dites-moi... l’armée... est-ce que cela a été aussi affreux que je l’ai entendu dire ?
Le beau visage fatigué de l’Empereur se crispa brutalement comme si ces paroles l’avaient frappé. Son regard dur s’emplit tout à coup d’une douleur comme Marianne n’avait jamais imaginé qu’il pût en éprouver.
— Cela a été pire, Madame, fit-il d’une voix lourde de chagrin. Mes pauvres enfants !... On me les a massacrés et c’est ma faute ! Jamais je n’aurais dû m’attarder si longtemps à Moscou ! Ce soleil maudit m’a trompé... et maintenant j’ai dû les quitter, les quitter quand ils ont encore tellement besoin de moi !
Marianne crut qu’il allait pleurer, mais Constant, doucement, était venu jusqu’à son maître et touchait respectueusement son bras.
— Ils ont des chefs, Sire ! Tant qu’un Ney, un Poniatowski, un Oudinot, un Davout, un Murat les commanderont, ils ne seront jamais tout à fait abandonnés !...
— Constant a raison, Sire ! fit ardemment Marianne. Et puis c’est tout l’Empire qui a besoin de vous... c’est nous tous. Pardonnez-moi d’avoir avivé votre douleur.
Il fit signe que ce n’était rien, passa sur son visage une main qui tremblait et, avec l’ombre d’un sourire à l’adresse de la jeune femme, il quitta la pièce dont Constant, doucement, referma la porte. Un moment plus tard, le bruit des voitures qui repartaient éveilla les échos matinaux de la ville. Il faisait jour maintenant et le temps s’éclaircissait.
Trois jours plus tard, dans une dormeuse montée sur patins et attelée de deux chevaux, Marianne et Barbe quittaient Kovno et s’engageaient sur la pente raide qu’il fallait gravir au sortir de. la ville pour gagner Mariampol. Pendant que la jeune femme se reposait chez l’Italien, Barbe s’était mise en quête d’Ishak Levin auquel elle avait remis la lettre de son cousin, les perles et le petit cheval qui les avait amenées en lui indiquant où il pourrait trouver la kibitka accidentée. Elle était revenue de cette visite avec de nouveaux vêtements, non seulement chauds mais plus conformes au rang de celle qui, dès à présent, avait le droit de redevenir elle-même. Et en prenant place auprès de Marianne dans la confortable dormeuse, la Polonaise ne put s’empêcher de remarquer avec satisfaction :
— J’avais raison de penser que la bonne fortune reviendrait un jour, mais j’avoue que je ne l’espérais pas de sitôt ! Madame la Princesse maintenant n’a plus aucun souci à se faire. Les grandes aventures sont finies.
Marianne se tourna vers elle, et, derrière l’épais manchon de renard noir qu’elle tenait devant sa bouche, elle lui sourit avec un peu de son ancienne ironie.
— Croyez-vous ? Je crains bien d’être l’une de ces femmes dont les aventures ne s’achèvent qu’avec leur mort, ma pauvre Barbe. Mais j’espère toutefois que vous n’aurez plus à en souffrir comme au long de cette route infernale...
Au relais de Mariampol on apprit que l’Empereur renonçant définitivement à la route directe par Koenigsberg et Dantzig, avait choisi de passer par Varsovie afin de ranimer par sa présence l’enthousiasme de ses alliés polonais que le bruit de ses revers pouvait avoir refroidi. Mais Marianne n’avait aucune raison de changer de route et l’on continua en direction de la mer Baltique malgré les difficultés de la route où la neige amoncelée rendait souvent le passage pénible. Et plus d’une fois, au cours de ce long chemin, Marianne bénit sa rencontre avec Napoléon qui lui avait permis de voyager dans des conditions parfaitement inespérées.
— Je crois qu’avec notre kibitka nous n’y serions jamais arrivées ! confia-t-elle à Barbe.
— Oh ! pour arriver, nous serions toujours arrivées quelque part. Seulement il y a gros à parier que c’eût été le Paradis.
Relayant maintenant régulièrement et ne s’arrêtant plus qu’aux auberges pour se restaurer, tant bien que mal, les voyageuses mirent néanmoins près d’une semaine pour atteindre Dantzig. Le froid était intense et, en approchant la mer, ce fut une tempête qui les accueillit, une de ces tempêtes qui d’un paysage font un tourbillon et déchaînent la mer à l’assaut des campagnes.
Bâtie sur les marécages de deux rivières et d’un estuaire, celui de la Vistule, Dantzig apparut un soir au milieu des hurlements du vent qui rasait la plaine basse et plate, lui arrachant comme des copeaux, des plaques de neige durcie... Sous le ciel fuligineux où se tordaient les nuages échevelés, ce fut comme un fantôme émergeant d’un monceau de décombres blanchis : les gigantesques travaux militaires ordonnés par Napoléon et que le gel avait arrêtés.
La plaine était si basse qu’elle aurait pu évoquer la Hollande, n’étaient les montagnes qui se profilaient au sud-ouest. Mais derrière la masse sombre de l’ancienne cité teutonique, la masse furieuse et blanche de la mer faisait entendre ses coups de canon attaquant les digues.
Tout au long du voyage, Marianne n’avait guère parlé. Enfouie dans ses fourrures, la tête tournée vers la portière, elle tenait son regard fixé sur l’univers neigeux à travers lequel leur voiture glissait maintenant, presque sans à-coups, grâce à ses immenses patins de bois. Sa santé semblait sinon rétablie, du moins bien améliorée, et Barbe ne comprenait pas pourquoi, à mesure que l’on approchait de Dantzig, l’humeur de la jeune femme semblait se faire plus sombre et plus triste.
Elle ne pouvait pas deviner que, dans cette ville maritime, Marianne allait avoir à résoudre un problème pour la solution duquel aucune aide n’était possible. Ce qui approchait, dans la triste lumière d’un après-midi tirant à sa fin, c’était, pour elle, une croisée de chemins, le point de non-retour. C’était là qu’elle devait prendre la décision suprême, celle dont dépendait maintenant tout le reste de sa vie.
Ou bien elle reprendrait la route que lui avait tracée l’Empereur dans une sagesse qu’elle ne songeait même pas à contester... ou bien elle choisirait de désobéir une dernière fois, d’entrer en révolte définitive et de couper derrière elle les derniers ponts. Alors, dans le port de Dantzig, elle chercherait à prendre passage sur un bateau qui, à travers ce golfe parsemé d’îles plates où la mer se brisait en écumant, à travers les dangereuses passes nordiques, lui ferait gagner un port de l’Atlantique où il lui serait possible de s’embarquer enfin pour l’Amérique. Mais pour y trouver quoi ? C’était la question que, dans le silence de la voiture, elle s’était posée tout au long de la route.
La réponse avait été : l’inconnu, l’attente d’un absent, de la fin d’une guerre, l’amour sans doute, le bonheur... peut-être ! Un bonheur amputé, bien sûr ! Il ne pouvait pas en être autrement, car Marianne se connaissait trop bien maintenant pour ignorer que, même mariée à Jason, même devenue mère de plusieurs enfants, il lui resterait toujours, dans un coin de son cœur, un regret en forme de remords : celui du petit Sebastiano, de l’enfant qui grandirait sans elle et qui un jour, peut-être devenu homme, pourrait rencontrer sans émotion une inconnue qui serait sa mère.
Ce choix tragique, c’était à Dantzig seulement qu’elle pouvait le faire. Même si cela paraissait plus facile, il était impossible de rentrer en France pour en repartir de Bordeaux, Nantes ou Lorient. Si elle voulait disparaître, il fallait le faire maintenant... et définitivement, car la chose alors serait vraisemblable. La route était si longue, entre Dantzig et Paris, la saison était si rude qu’un accident était toujours possible. Ses amis la croiraient morte, et Napoléon ne songerait pas à s’en prendre à sa famille. Tous la pleureraient pendant quelque temps puis ils oublieraient ! Oui, elle était tentante, cette évasion-là, car elle effacerait définitivement les traces de Marianne d’Asselnat de Villeneuve, princesse Sant’Anna. Ce serait naître de nouveau, et, un beau jour, sur le quai de Charleston, une femme neuve, sans attache et sans passé, ferait ses premiers pas dans un air nouveau.
Un toussotement de Barbe la ramena à la réalité.
— Allons-nous seulement relayer pour continuer notre route, Madame ? demanda-t-elle. Ou bien nous arrêterons-nous ici ?
— Nous nous arrêtons, Barbe. Je suis moulue. J’ai besoin d’un peu de repos, vous aussi...
On entra en ville au moment précis où l’estafette du courrier, qui venait de relayer, en sortait dans une minuscule tempête de neige et franchissait sur un pont de bois les eaux glauques et solidifiées d’un cours d’eau où trempait un glacis. Et quand la voiture glissa dans les rues étroites de la vieille cité hanséatique, Marianne eut l’impression de plonger dans le Moyen Age. Un Moyen Age en briques rouges, qui cernait de hautes maisons en encorbellement, à pignons pointus et à colombages, des venelles sombres comme des gorges de montagne.
Ici et là, au détour d’une rue, de hautes églises rouges, d’un gothique superbe, surgissaient comme de la nuit des temps, à moins que ce ne fût quelque palais, joyau du XVe ou du XVIIe siècle, proclamant la richesse de cette ville. Mais les rares habitants que l’on rencontrait qui n’étaient pas les soldats français, allemands, polonais ou hollandais de la garnison soumise au général Campredon[17] avaient tous des mines sombres et des mises modestes qui s’accordaient mal avec la beauté de cette reine du Nord. On sentait la contrainte, la colère rentrée, le besoin de se tenir à l’écart.
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