A la fin d’un jour d’avril encore frileux, le curé de Saint-Thomas-d’Aquin unit, dans la chapelle de la Vierge, Arcadius de Jolival et Adélaïde d’Asselnat en présence du prince de Talleyrand et de Mme Hamelin qui servaient de témoins. Auprès du vicomte, droit comme un I dans un costume qui était une admirable symphonie gris perle, Adélaïde, en robe d’épaisse soie couleur Parme,  un gros bouquet de violettes à la main, rayonnait, rajeunie de dix ans, sous une capote de soie à plumes assorties. Et l’on fit ensuite un délicieux souper pour lequel le grand Carême daigna déployer tout son génie dans le magnifique hôtel de Talleyrand, rue Saint-Florentin où le prince Vice-Grand-Electeur s’était installé depuis plus d’un an après avoir vendu Matignon à l’Empereur.

Ce fut cette nuit-là qu’un homme vêtu de noir vint frapper vers minuit à la porte de l’hôtel de la rue de Lille. Il portait un grand manteau, un masque sur le visage, mais il s’inclina devant la jeune femme comme devant une reine. Sans un mot, il montra, sur sa main gantée de noir, une plaque d’or sur laquelle quatre lettres étaient gravées : A.M.D.G.

Marianne comprit que c’était là le messager dont, à Odessa, le cardinal de Chazay lui avait annoncé la visite. Elle courut à sa chambre, prit dans son secrétaire la larme de diamant qui l’avait suivie fidèlement à travers tant de périls puis, sans même la tirer une dernière fois de son sachet de peau, elle revint la déposer dans la main du messager qui salua de nouveau, tourna les talons et disparut sans qu’elle eût même entendu le son de sa voix. Sans d’ailleurs qu’il eût entendu la sienne, car elle non plus n’avait pas dit une seule parole. Mais quand la lourde porte de l’hôtel eut résonné sur le départ de l’homme en noir, Marianne appela Gracchus.

— Tu peux tout préparer pour le départ, lui dit-elle. Je n’ai plus rien à faire ici...

La chaise de poste sur le siège de laquelle Gracchus trônait avec son ancienne dignité roulait toujours à travers le parc. Elle atteignit l’immense tapis vert sur lequel les paons blancs effectuaient toujours leur promenade majestueuse, arriva en vue du palais, s’arrêta enfin au bas du large escalier sur lequel se rangeaient les valets blancs et or dont l’un se hâtait pour ouvrir la portière.

Cherchant instinctivement la silhouette enturbannée de Turhan Bey Marianne sauta à terre sans prendre la main que lui tendait Jolival. Adélaïde et Barbe la suivirent et ce fut cette dernière qui s’exclama tout à coup, joignant les mains.

— Doux Jésus ! Quel amour !...

Marianne se retourna. Sur le chemin des écuries, un étrange cortège venait d’apparaître : Rinaldo, le maître-palefrenier, chef redoutable et redouté des magnifiques écuries Sant’Anna, menait par la bride un minuscule âne gris sur lequel dona Lavinia maintenait un bambin aux boucles noires qui riait... Et Marianne vit que Rinaldo semblait plus fier et plus heureux que s’il eût mené le superbe Ildérim, l’étalon favori du prince...

Dona Lavinia, cependant, avait aperçu les voyageurs et son saisissement fut tel qu’elle faillit bien lâcher l’enfant, mais ce ne fut qu’un instant. Marianne, pétrifiée sur place par l’émotion qui l’envahissait, entendit son cri incrédule :

— Son Altesse !... C’est Son Altesse !... Mon Dieu !

L’instant suivant, malgré ses protestations, elle enlevait l’enfant de sa selle et l’emportait en courant, gigotant dans ses bras et protestant contre ce traitement inattendu.

— ... Taisez-vous, mon trésor, lui dit-elle, riant et pleurant tout à la fois ! C’est votre maman !...

— Maman... maman... chantonna le petit d’une voix qui fit fondre le cœur de Marianne.

Elle s’élança à son tour, délivrée brusquement de cette timidité qui, un instant, l’avait paralysée, et arriva sur Lavinia juste à temps pour l’empêcher de risquer une révérence que Sebastiano rendait bien difficile. Mais elle retint le geste ébauché de prendre l’enfant dans ses bras.

Niché contre l’épaule de la vieille dame, il la regardait avec étonnement, avec aussi un peu de crainte comme en ont les enfants en face des étrangers et Marianne, maintenant, n’osait même plus bouger. Elle restait là, les mains jointes, avec le même geste que Barbe tout à l’heure, dévorant des yeux cet enfant qui était le sien, le cœur bouleversé de le trouver si beau.

Sebastiano était grand, pour ses quinze mois. Il avait une petite figure ronde dans laquelle éclataient de grands yeux verts, les mêmes exactement que ceux de sa mère. Le costume blanc qu’il portait dégageait son cou et ses petits bras ronds d’une jolie couleur dorée. De grosses boucles noires, en désordre, brillaient sur sa tête, et quand brusquement il sourit, Marianne put voir briller trois ou quatre dents bien blanches dans la petite bouche.

Lavinia, cependant, détachait doucement le bébé de son cou.

— Eh bien ? dit-elle doucement, prenez-le donc, Madame ! Il est à vous...

Contrairement à ce que Marianne craignait de tout son cœur en déroute, l’enfant n’opposa aucune résistance. Il passa des bras de l’une aux bras de l’autre comme si c’eût été pour lui la chose du monde la plus habituelle. Contre son cou, Marianne sentit le contact du petit bras nu.

— Maman... gazouilla le bambin, Maman...

Alors, retenant ses larmes de toutes ses forces pour ne pas l’effrayer, elle osa enfin l’embrasser. Ce fut une marée d’amour qui la submergea, un torrent qui balaya les derniers regrets, les derniers doutes, tandis qu’au fond d’elle-même une voix terrifiée chuchotait, en s’éloignant :

« Tu aurais pu ne jamais le voir... Tu aurais pu ne jamais le tenir dans tes bras... Tu aurais pu... »

Aux côtés de Lavinia, Marianne, portant son fils avec l’orgueil d’une impératrice, revint vers ceux qui étaient demeurés au bas du perron, émus aux larmes eux aussi devant cette scène que tous, depuis le départ de Paris, attendaient avec une impatience mêlée d’anxiété. Jolival salua Lavinia en vieille connaissance et présenta son épouse puis, comme on se disposait à rentrer dans le palais, Marianne se résolut enfin à poser la question qui lui brûlait les lèvres :

— Le prince... mon époux... Puis-je être admise à le voir ?

Devant le sourire étincelant que lui offrait la femme de charge, elle demeura confondue.

— Bien sûr. Madame, vous le verrez, s’écria Lavinia... mais quand il rentrera !

— Rentré ? Il n’est pas au palais ? Oh ! mon Dieu ! Voulez-vous dire qu’il voyage ?...

Elle était déçue tout à coup et ne parvenait pas à comprendre cette espèce d’angoisse qui s’emparait d’elle. Il y avait des mois qu’elle vivait avec cette idée de retrouver cet homme étrange et attirant, d’être auprès de lui, de partager cette vie inhumaine qu’il s’était choisie... et elle découvrait maintenant qu’il lui faudrait attendre encore pour lui offrir ce don d’elle-même qu’elle voulait lui faire.

Elle était si désappointée qu’elle fut presque choquée quand Lavinia se mit à rire et qu’elle ne comprit pas tout de suite ce qu’on lui disait.

— Non, Votre Altesse, il ne voyage pas... Il n’est pas à la maison pour le moment, voilà tout ! Mais il ne va pas tarder. Il est allé jusqu’aux grands herbages simplement...

— Ah ! Il est allé...

Puis, brusquement, elle comprit :

— Dona Lavinia ! Voulez-vous dire qu’il est sorti ? Qu’il est dehors... en plein jour ?

— Mais oui, Madame... C’est fini le cauchemar, c’est fini la malédiction. Voyez ! Il a voulu pour l’enfant qu’il y eût des fleurs partout, que tous les mauvais souvenirs fussent détruits. Il n’était pas possible de continuer à vivre cloîtré. Le petit, qui l’aime, n’aurait pas compris. Cela n’a pas été sans mal, mais j’ai réussi à le convaincre, avec l’aide du père Amundi, d’ailleurs. Alors, quand nous sommes revenus ici, nous avons réuni tous les serviteurs, tous les paysans. Ils étaient tous là... au pied de cet escalier. Le père Amundi leur a parlé, puis moi qui les connais tous et qui suis des leurs, enfin le prince qui, devant eux, a jeté au feu le masque de cuir blanc.

— Et alors ? interrogea la jeune femme anxieuse.

— Alors ? Ils se sont mis à genoux, comme devant le Seigneur... et ensuite, ils ont crié, crié. Leurs acclamations montaient jusqu’au ciel. Et pendant deux jours ils ont fêté le maître qui acceptait enfin de les regarder en face... Ecoutez ! Le voilà !

Le galop d’un cheval en effet se faisait entendre, réveillant les souvenirs au fond du cœur de Marianne... C’était ce roulement de tonnerre qui hantait les nuits, aux heures noires de son mariage, rythmant la course effrénée d’un étalon couleur de neige... Le bruit grandit, s’approcha... et soudain Ildérim et son cavalier jaillirent, comme un éclair blanc d’une haute futaie... Le cheval bondit, s’enleva, franchit un large bassin avec la légèreté d’une hirondelle. Dans les bras de Marianne, Sebastiano cria de joie :

— Papa !... Papapapa !

Doucement, Marianne baisa son petit nez puis le tendit à Lavinia. Lentement, mais sans hésiter, elle redescendit les marches du perron, s’avança sur le tapis d’herbe, seule au-devant du cavalier. Il arrivait sur elle comme un boulet de canon. Peut-être ne l’avait-il pas aperçue... Pourtant, elle ne bougea pas, captivée qu’elle était par la beauté sauvage de cette chevauchée, risquant d’être renversée si Corrado ne maîtrisait pas la course folle d’Ildérim.

Mais il était le maître absolu de cette bête royale qui si longtemps avait été son seul ami. A quatre pas de Marianne, sans d’ailleurs qu’elle eût fait le plus petit geste pour l’éviter, le cheval se cabra, battit l’air de ses jambes fines, puis calmé tout à coup, retomba, tandis que son cavalier d’un mouvement souple sautait à terre.

Marianne vit alors que le dieu de bronze de ses souvenirs était véritablement devenu un être vivant. Il était vêtu, comme n’importe quel gentilhomme-fermier parcourant ses terres un jour d’été, d’une culotte collante noire qui s’enfonçait dans des bottes de cuir fin et d’une chemise blanche ouverte sur les muscles sombres et lisses de sa poitrine. Mais ses yeux bleus souriaient, pleins d’une lumière qu’elle n’y avait jamais vue...