— Il a dû avoir un choc en vous voyant ?

— Vous pouvez le dire. Mais il a vite compris et on s’est mis d’accord pour tenter un coup de filet demain soir…

— Alors, par quel miracle êtes-vous ici cette nuit ?

— Quand on a vu brûler la maison de Crawford, Lemercier a compris qu’il y avait urgence. Il a rassemblé son monde et nous voilà !

— L’extraordinaire, c’est que vous ayez réussi à vous entendre avec lui ! Cela tient du prodige !

— Pas tant que ça ! Il a un foutu caractère mais il est beaucoup plus intelligent qu’on ne le croit. Je me demande même s’il ne le fait pas exprès…

— En tout cas, soupira Aldo, je n’aurais jamais pensé être aussi heureux de le voir…


Le retour au Trianon Palace fut ce qu’il devait être, une explosion de joie, une sorte de triomphe auquel participèrent les clients de l’hôtel. Cette nuit-là personne ne dormit. La totalité de la bande des « Vengeurs » – sauf ceux qui avaient été abattus pendant la brève et inégale bataille contre les forces de l’ordre – était sous les verrous. Y compris Léonora. Il avait fallu tout de même trois hommes pour la maîtriser quand le commissaire s’empara de sa mallette à bijoux…

On s’attarda chez Mme de Sommières avec Pauline, Karloff mais aussi Adalbert que l’on avait rencontré sur la route du retour avec le journaliste, vexés tous deux de ne pas avoir participé à l’assaut final ! Caroline, épuisée et très choquée, avait été transportée à l’hôpital. Aldo promit de s’y rendre le lendemain aux fins d’examens. Son expérience forcée de la drogue le laissait légèrement flottant mais se dissiperait sans doute assez rapidement. Michel Berthier, lui, avait tenu à rejoindre l’ambulance qui emportait Caroline, bien qu’Aldo eût essayé de l’en empêcher :

— C’est inutile. Ils vont la faire dormir et vous ne pourrez pas la voir.

— Peut-être mais j’ai besoin de savoir comment elle va sortir de ce cauchemar…

— Bel exemple de conscience professionnelle ! ironisa Aldo à qui le visage crispé du reporter parlait un tout autre langage…

— Ça n’a rien à voir avec le boulot ! Vous rendez-vous compte de ce qu’elle a perdu ? Même sa possibilité de travailler ? Lui couper un doigt ! Le salaud !

— Il lui en reste encore neuf… et aussi quelques bons amis !

— Vous pouvez en être sûr ! Moi, j’entends veiller sur elle…

Aldo le regarda s’engouffrer dans sa voiture et démarrer sur les chapeaux de roues :

— Espérons qu’elle saura t’en remercier ? fit-il en allumant sa dernière cigarette…


Le lendemain, Pauline pensa qu’il était temps de rentrer à Paris. Elle n’avait plus rien à faire à Versailles et Gilles Vauxbrun qui la réclamait à cor et à cri promit de venir la chercher en fin d’après-midi ainsi qu’elle le lui avait demandé.

— Auparavant, confia-t-elle à Mme de Sommières, je voudrais visiter la maison de Mlle Autié. On m’a dit qu’il s’y trouvait des sculptures d’une certaine qualité et si elle acceptait de me les vendre ce pourrait être pour elle une source de revenus ?

— Surtout si on acceptait de les surpayer ? Ce qui ménagerait sa dignité puisque nous craignons qu’elle ne refuse une aide financière, sourit Aldo avec un clin d’œil à Marie-Angéline. Cela vous ressemble bien, Pauline. Quant à la maison, Adalbert va vous en ouvrir les portes comme un ange !

Après le déjeuner, Lucien et la vieille Panhard emmenèrent Pauline, Aldo, Adalbert et Marie-Angéline. Il faisait un temps splendide et la vieille maison, entourée de son jardin pratiquement inculte où les fleurs poussaient n’importe comment, séduisit Mrs Belmont :

— Des réparations me paraissent nécessaires, dit-elle après l’avoir visitée, mais c’est charmant. Il devrait être possible d’y vivre heureux ?

— Le malheur est qu’un mauvais esprit l’habite et fait tous ses efforts pour en chasser sa jeune propriétaire…

— Ce problème, fit Marie-Angéline, j’en ai fait mon affaire. M. le curé de Notre-Dame m’a promis de voir l’évêque. Avec les témoignages que nous apporterons, l’exorcisme ne tardera pas…

— À merveille ! Maintenant, si vous nous montriez l’atelier, Aldo !

Elle lui prit le bras d’autorité et les narines de Plan-Crépin frémirent d’indignation. Depuis le retour de son cousin, ses préventions contre la belle Américaine étaient revenues en masse. Elle prit son élan pour les rattraper. Adalbert la retint :

— Aldo repart bientôt. Laissez-le-lui deux minutes. Le comportement de Mrs Belmont a été exemplaire depuis qu’il est rentré !

— Vous oseriez le dire à Lisa ?

— Certes non, et dans cette affaire je ne lui donne pas raison. Elle devrait être présente…

— Ne me dites pas que vous passez à l’ennemi ? Moi, je vais voir !

Et, assurant son canotier orné de cerises, elle courut les rattraper. Adalbert suivit avec un soupir.

Quand elle les rejoignit, ils étaient déjà séparés. Pauline, au seuil, avait marqué une pause en reniflant l’air ambiant :

— Quelle atmosphère !… Tout vient de là, n’en doutez pas !

— Vous versez dans le spiritisme ? fit Aldo en riant.

— Oh, c’est très à la mode, chez nous ! Mais ne me parlez pas ! Laissez-moi regarder sans m’interrompre !

À pas lents, elle fit le tour de l’atelier en examinant chaque pièce avec le soin d’un commissaire-priseur. De temps en temps on entendait :

— Pas mal !… J’aime moins… en revanche ceci…

Finalement, elle rejoignit Aldo qui s’était planté devant le buste de la dame au pendentif et sa plantation de cierges éteints :

— Qu’est-ce que c’est ? On dirait une idole païenne !

— C’en est une ! Celle du grand-père !

— Quelle horreur ! Comment cette jeune fille a-t-elle pu vivre à côté de ce monstre ?

— Elle n’avait pas le choix. Si elle voulait garder la maison, elle devait la laisser intacte. Et voilà le fameux « pendentif » qui était, en réalité, un pendant d’oreille de Marie-Antoinette.

Pauline fronça les sourcils et plissa le nez :

— Cela ne manque pas d’une certaine beauté barbare mais c’est de là que vient tout le mal ! Cette… cette chose est pétrie… de… de maléfices.

Tirant de son sac une paire de lunettes, elle les mit pour mieux détailler la sculpture. Elle semblait si concentrée que l’on aurait entendu une mouche voler. Aldo ouvrit la bouche pour émettre une opinion mais Marie-Angéline qui l’observait la lui fit refermer d’un geste.

Soudain Pauline vira sur ses talons, cherchant des yeux quelque chose.

— Vous voulez…, commença Aldo.

— Les outils ? Où sont-ils ?

Sans attendre la réponse, elle fila vers une étagère fixée à l’un des murs, y choisit un burin, un maillet de bois puis revint et grimpa sur la marche du socle, le visage tellement tendu que plus personne n’osait souffler mot ni faire le moindre geste quand, avec décision, elle porta le fer contre le pendentif. Ensuite elle se mit à taper dessus avec la vigueur nécessaire à un bon sculpteur. Et brusquement le motif de pierre céda, tomba à terre. Aussitôt l’iconoclaste lâcha son matériel, s’agenouilla pour ramasser les débris.

— Regardez ! dit-elle. J’avais remarqué que ce machin n’avait pas été pris dans la masse mais rapporté.

Les trois têtes se penchèrent en même temps : l’intérieur du pendentif était creux. Il contenait un morceau de coton que Pauline déballa :

— Et voilà ! dit-elle avec satisfaction en faisant miroiter sur sa paume la larme de Marie-Antoinette. Je pense qu’avec cette babiole et sa pareille, l’avenir de Caroline pourrait s’éclaircir…









ÉPILOGUE

La place Vendôme connaissait ce soir-là un surcroît d’animation.

Éclairé par des projecteurs, le vaste magasin d’antiquités de Gilles Vauxbrun brillait des mille feux de ses lustres et de ses candélabres à cristaux. Un tapis rouge barrait le trottoir entre la chaussée et le seuil surmonté d’un dais blanc et flanqué de deux ifs taillés en pointe dans des caisses dorées. Les limousines laquées de noir se succédaient déversant le nec plus ultra du Tout-Paris venu assister au vernissage d’une exposition attendue avec curiosité : celle des œuvres de Pauline Belmont.

Il ne s’agissait pas d’une foule mais de personnalités triées sur le volet. La foule, elle, était dehors, maintenue par des barrières métalliques et un important service d’ordre. On citait des noms au passage, on détaillait les robes du soir, les bijoux. Les flashes de la presse jetaient des éclairs. Parfois des applaudissements crépitaient cependant qu’à l’intérieur critiques d’art, diplomates, vedettes de cinéma et gens du monde se dispersaient autour des blanches sculptures présentées sur des socles de marbre noir au milieu des magnifiques tapisseries anciennes dont les murs étaient recouverts. La colonie américaine, ambassadeur en tête, était largement représentée ainsi que la politique et le faubourg Saint-Germain. Le Comité de « Magie d’une reine » était présent au complet, ou presque. Manquaient évidemment les Crawford – on avait retrouvé les restes de lord Quentin dans sa maison incendiée et Léonora était en prison. Manquait aussi le professeur Ponant-Saint-Germain qui avait frôlé de peu l’apoplexie quand la police lui avait appris le rôle joué par ses chers « jeunes gens » mais il s’en remettrait. Après une interruption relativement courte, l’exposition de Trianon – au complet cette fois ! – avait renoué avec le succès et se prolongerait jusqu’au 14 juillet.

Aux côtés de l’artiste dont l’œuvre aux lignes pures, proches de l’art cycladique, déroutait tout en s’imposant par sa beauté pure, Vauxbrun éclatait d’orgueil. Cette soirée était son triomphe, presque égal à celui de Pauline et il ne cachait pas la joie qu’il en tirait tandis qu’il recevait, saluait et présentait.