— Que faites-vous là à ergoter, Frédéric ? Vous perdez du temps et c’est un luxe que nous n’avons pas les moyens de nous offrir !

— Mes hommages, lady Crawford ! ironisa Aldo. Et mes compliments pour l’habileté avec laquelle vous nous avez trompés. Je ne vous en aurais pas crue capable : ce sont vos… voix qui vous ont inspirée ? Marie-Antoinette aurait-elle finalement choisi de se ranger du côté des malfrats ? Vous me décevez…

Brusquement Léonora se mit à hurler :

— Taisez-vous !… Je vous défends d’en parler ! Vous… vous…

Ne trouvant rien d’autre à dire elle vira sur ses talons et s’enfuit. Son amant expliqua avec indulgence :

— Cela passera : elle a été fortement secouée l’autre soir. Elle avait tellement l’habitude de feindre la médiumnité pour Crawford qu’elle n’imaginait pas qu’un esprit pouvait réellement se manifester. C’est ce qui s’est passé. Maintenant il faut y aller !

— Un mot encore ! Cet esprit qui lui a fait si peur, était-ce réellement celui de la Reine ?

Le visage soudain fermé, le jeune bandit ne répondit qu’en donnant un ordre :

— Amenez les prisonniers ! Lady Léonora a raison : nous devons nous dépêcher !

Délivrés des liens qui les attachaient à leurs chaises, mais non de leurs menottes, Aldo et Caroline furent empoignés chacun par deux hommes et presque traînés dehors. Aldo affichait une dédaigneuse froideur, à l’inverse de Caroline qui pleurait terrifiée à l’idée de sa mort prochaine. À l’extérieur, l’obscurité était quasi totale, le repaire des sinistres « vengeurs » se trouvant en effet au milieu d’une forêt ou tout au moins d’un bois touffu. C’est à peine si, après quelques instants d’accoutumance, on pouvait distinguer un coin de ciel entre les cimes des arbres… Néanmoins les yeux aigus de Morosini aperçurent une grande voiture garée un peu à l’écart des bâtiments. Léonora avait dû y chercher refuge…

On s’engagea dans un étroit sentier. Tout en marchant, Aldo se mit à prier. Il savait n’avoir rien à attendre de ces fanatiques, même de celui qui avait montré à Caroline de la compassion née sans doute de l’admiration que lui inspirait sa beauté. Non sans douleur il pensait à ceux qu’il aimait et ne reverrait pas. Lisa d’abord, « sa Lisa » dont il ne savait plus rien, qui n’avait pas répondu à sa dernière lettre et qui devait dormir paisiblement dans sa chambre de jeune fille à Rudolfskrone auprès du berceau du petit Marco. Le pleurerait-elle quand on aurait perdu l’espoir de le retrouver ? Ne fût-ce qu’un instant : le temps d’un dernier baiser, d’un dernier « je t’aime » ? De toutes ses forces il repoussa ensuite l’image des jumeaux, Antonio et Amelia, parce que l’évocation de leurs frimousses pouvait le priver du courage avec lequel il voulait affronter une mort qu’il devinait cruelle. Rejetant aussi celle de Tante Amélie, d’Adalbert et de Plan-Crépin il s’efforça de s’absorber dans son appel silencieux à la clémence de Dieu.

Le chemin qu’éclairaient deux lampes de poche aboutit soudain à une clairière au milieu de laquelle quelques grosses pierres délimitaient une faille dans le sol, un trou noir vaguement caché par les broussailles. On amena les prisonniers au bord et l’odeur humide des entrailles de la terre emplit leurs narines. Cependant, les pinceaux lumineux se concentraient sur les futures victimes et leur bourreau. Un instant, Aldo caressa l’idée de fuir : courir les mains liées derrière le dos ne lui posait aucun problème mais il ne pouvait abandonner Caroline. Il était évident que la peur la terrassait et qu’elle ne réagirait pas. Elle n’était plus qu’une marionnette brisée aux mains d’un montreur impitoyable qui savourait visiblement sa victoire :

— Vous voilà chez vous, grinça-t-il en désignant le trou. Admirez ma bonté ! Toi surtout, Caroline. Tu vas entreprendre le plus long des voyages de noces en compagnie de celui que tu aimes. Car il est évident que tu l’aimes…

— Vous trouvez ? le coupa Aldo, sarcastique. On pourrait se demander si elle est encore capable de ressentir une autre émotion que la terreur. Regardez-la ! Elle est inerte : un animal que l’on mène à l’abattoir !

— Vous avez raison ! fit l’autre un pli soucieux entre les sourcils. J’avoue qu’elle me déçoit ! J’attendais des pleurs, des supplications.

— Alors laissez-la vivre ! Je vous donne ma parole que vous n’avez aucune raison de la tuer étant donné que Léonard n’a pas assassiné votre ancêtre ! Vous allez partir. Sûrement très loin…

Dieu seul savait pourquoi mais Aldo cherchait à gagner du temps. Peut-être parce qu’il espérait une réaction courageuse de la part de celui qui avait montré de la compassion pour la jeune fille. Encore qu’il vit mal ce qu’il pourrait faire ? Même pas trancher ses liens d’un couteau libérateur, les menottes n’ouvrant qu’avec une clef qu’il ne possédait sans doute pas.

— Oui. Loin, répondit Sylvain sur le ton mondain d’une conversation de salon. Hors frontières, sans nul doute !

— Alors que vous importe ? Elle est peut-être en train de perdre la raison. Faites-lui grâce et contentez-vous de moi !

— C’est beau, la chevalerie ! Seulement, mon bon monsieur, vous me faites perdre mon temps. Il faut que la cérémonie commence ! Voyons lequel de vous deux va sauter le premier ? La galanterie voudrait que la préséance soit donnée à la dame sauf lorsqu’il s’agit d’ouvrir devant elle un chemin difficile. Ce qui est le cas ! Ce trou est très profond mais votre corps peut amortir sa chute ! Une belle consolation pour le galant homme que vous êtes ? Il est vrai que son agonie n’en sera que plus longue… Alors, allez-y rondement !… Ou doit-on vous…

Le coup de feu lui coupa la parole. Atteint en plein front il s’écroula entre ses deux victimes. Simultanément, une voix ordonnait :

— Couchez-vous, Morosini ! Elle aussi !

Ce qu’il fit. Quant à Caroline il n’eut pas besoin de la bousculer : parvenue au bout de l’épouvante, elle venait de s’évanouir. Simultanément, la lumière blanche d’un phare puissant illumina ce qui n’avait pas réussi à être la scène d’un crime. Des gendarmes et des policiers en uniforme surgissaient, fonçaient afin de capturer les hommes de Delaunay qui tentaient de fuir.

— Ils ont une voiture près des bâtiments, hurla Aldo. Lady Crawford est dedans…

Un bruit de moteur lui répondit. Léonora allait faire de son mieux pour s’échapper.

— … ira pas bien loin !

En même temps, une main secourable aidait Aldo à se relever, ce qui n’était pas si facile, les mains attachées dans le dos.

— Pas trop de mal ? demanda le colonel Karloff en soufflant sur le canon de son pistolet.

Le regard éberlué d’Aldo alla de l’arme au corps inerte du malfaiteur :

— C’est vous qui… ?

— Joli coup, hein ? Faut dire que j’étais l’un des meilleurs tireurs des armées du tsar. Ça fait plaisir de voir que je n’ai pas perdu la main…

Morosini tenta d’exprimer son sentiment. Mais le commissaire Lemercier surgissait en apostrophant le Russe :

— Pas un peu fou, non ? Et mes ordres, alors ? Vous deviez les attendre. Vous ne vous rendez pas compte que vous auriez pu les tuer tous les trois ?

— Le temps pressait et je savais ce que je faisais ! C’est agaçant à la fin, commissaire, cette manie que vous avez de toujours vouloir commander !

Abasourdi, Aldo les écoutait se disputer en se demandant s’il n’était pas encore aux prises avec les rêves délirants de la drogue.

— Quand vous aurez fini, gronda-t-il, il y en aura peut-être un qui consentira à m’enlever ces menottes ? Elles me scient les poignets !

Lemercier s’en chargea avant de rendre le même service à Caroline qu’un gendarme était en train d’examiner. Il avait pris la main blessée de la jeune fille et désignait le pansement :

— Vous avez vu ?

— Pauvre petite fille ! Elle en aura subi plus que son content ! Portez-la dans une voiture et conduisez-la à l’hôpital… J’irai après.

Cependant, assis sur une pierre, Aldo acceptait avec joie la cigarette que lui offrait Karloff :

— Si vous me disiez comment vous en êtes arrivé là ? Je vous croyais amnésique ?

— Je ne l’ai jamais été. Ce n’est pas si facile à simuler, surtout auprès de ceux que l’on aime, mais je dois admettre que mon chirurgien m’a aidé. Quand je me suis réveillé après l’opération, j’ai entendu quelqu’un demander si j’allais garder des séquelles, genre amnésie, et j’ai pensé que ce serait la meilleure façon de protéger les miens. Ces salopards m’ont cru mourant quand ils m’ont jeté dans une rue de Versailles. S’ils apprenaient que je survivais, ils achèveraient leur œuvre et en supprimant aussi les miens pour faire bonne mesure. Ça me faisait drôle de ne pas pouvoir vous reconnaître mais j’y étais obligé parce que je voulais mener ma petite enquête. Quand on m’a enlevé près de la grille du Dragon alors que j’allais suivre le gamin porteur du message, on m’a bandé les yeux et bâillonné mais il y avait une simple déchirure qui m’a permis d’observer certains détails.

Revenu à la maison, je les ai mis bout à bout mais il y avait des manques. Je me suis confié à ma femme qui a joué le jeu à merveille surtout vis-à-vis de Marfa qui aurait empli le quartier d’actions de grâce tonitruantes. Elle a posté discrètement une lettre pour mon ami Panine qui tient un garage à Courbevoie. Il est venu me voir et lui aussi il a joué le jeu : il venait chercher dans une voiture le pauvre infirme que j’étais pour lui faire prendre l’air. Je dois dire qu’on a mis un certain temps à retrouver la vieille bâtisse à moitié ruinée enfouie au plus épais de la forêt de Marly. Je n’étais pas encore sûr de mon fait quand j’ai appris qu’on vous avait enlevé depuis un moment déjà. Alors j’ai pris mon courage à deux mains : on n’avait plus de temps à perdre. J’ai envoyé un mot, non signé, au commissaire Lemercier en lui donnant rendez-vous dans un coin du parc.