— Pas plus qu’on ne répond au téléphone. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Que ces gens sont de moins en moins catholiques et qu’on y retourne !

— Pour quoi faire ?

— Examiner les alentours, voir s’il y aurait un moyen d’effectuer une brève visite. Nocturne évidemment ! Pourquoi me regardez-vous de la sorte ?

— Oh, pour rien !… Seulement, je n’imaginais pas un archéologue capable de jouer les monte-en-l’air ?

— Vraiment ? Mais c’est l’enfance de l’art ! On grimpe énormément, chez nous, ou alors on descend, on creuse, on fouille. Quant à ouvrir les portes les mieux fermées, nous sommes passés maîtres en la matière ! Allons-y maintenant ! On prend votre voiture : la mienne n’est pas suffisamment discrète.

On repartit pour Chèvreloup. On y était presque lorsque Berthier freina brusquement puis fit demi-tour :

— Quelque chose ne va pas ? demanda Adalbert.

— La femme là-bas, en noir avec une valise à la main ! C’est celle de tout à l’heure.

— Qui revenait du marché avec des poireaux ?

— Ouais ! Et elle semble avoir appris une mauvaise nouvelle. On dirait qu’elle pleure : j’ai failli ne pas la reconnaître.

Il la dépassa, stoppa et sauta à bas de sa voiture pour la rejoindre :

— Pardonnez-moi, madame, mais on dirait que vous avez des ennuis ! Vous me reconnaissez au moins ? s’inquiéta-t-il devant le regard éteint qu’elle posait sur lui.

— Bien sûr, je vous reconnais ! Laissez-moi tranquille ! Vous m’avez fait assez de mal !

— Moi je vous ai fait du mal en demandant de l’eau ? Comment est-ce possible ?

— Je vous ai laissé entrer dans la maison et c’est défendu ! Alors on m’a chassée… Et maintenant il me sera difficile de retrouver une aussi bonne place !

— Pas si bonne puisqu’on vous renvoie pour une broutille, intervint Adalbert qui les avait rejoints. On vous a payée, j’espère ?

— Oui, et même deux mois d’avance mais c’est dur : être jetée dehors de cette façon après des années de bons services… et par un blanc-bec encore ! Et sans voir Mylord !

— Un blanc-bec ?… Le secrétaire peut-être ?

— Exactement ! Oh, ce n’est pas qu’il soit désagréable mais c’est un Anglais, ça dit tout !

— Venez avec nous, madame, dit Adalbert en la prenant par le bras. On va essayer de vous aider.

— Pourquoi le feriez-vous ? fit-elle, l’œil redevenu méfiant.

Le journaliste lui offrit son plus beau sourire :

— C’est à cause de moi si vous en êtes là. Je voudrais essayer de réparer.

— J’vois pas comment ?… Et lui qui c’est ? demanda-t-elle en désignant Adalbert du menton.

— Un ami ! Montez ! Vous alliez où ?

— Prendre le train. Ma sœur habite Nantes. J’espère qu’elle me recevra.

— En attendant on vous emmène déjeuner, proposa Adalbert. Après on verra ce que l’on peut faire. Vous vous appelez ?

— Aurélie Dubois ! Mme veuve Dubois, précisa-t-elle dans un soudain souci de dignité.

On rentra dans Versailles et, place Notre-Dame, on alla s’installer dans un petit restaurant célèbre pour son lapin en gibelotte et ses moules marinières. Réchauffée par l’ambiance et quelques verres d’un excellent beaujolais, Mme veuve Dubois finit par se confier tout à fait. Depuis des années, elle et son époux Albert étaient les gardiens de la propriété. Et peu de mois plus tôt elle avait perdu son mari. De ce fait, elle avait dû quitter le pavillon de l’entrée pour intégrer la maison où Milady l’avait affectée à la lingerie et lui avait donné une chambre convenable. À ses moments perdus elle aidait à la cuisine et on l’envoyait volontiers au marché parce que les commerçants la connaissaient et qu’elle savait acheter « mieux que ces guignols à turban qui n’inspirent pas confiance et qui vous font manger n’importe quoi ».

— Et puis, l’autre soir, il y a eu un drame. Du moins j’crois. J’ai entendu qu’on se disputait. Milady était allée à Paris avec la petite voiture…

— Quelle couleur, la petite voiture ? questionna Adalbert sans paraître remarquer le regard ahuri d’Aurélie.

— En quoi ça vous intéresse ?

— J’écris une statistique sur les couleurs préférées des automobilistes, répondit Adalbert avec aplomb mais en évitant de regarder Berthier.

— Ah bon… Ben elle était rouge ! Rouge et noire et elle faisait un potin du diable !

— Très, très instructif ! Mais continuez, madame Dubois, ajouta-t-il en lui servant un nouveau verre.

— Où j’en étais ?

— Madame venait de rentrer de Paris et…

— … et Milord l’a rejointe chez elle et ils se sont chamaillés. Comme c’était en anglais j’comprenais pas. Et ça a duré un moment. Enfin, Milord est ressorti… en enfermant sa femme à clef. Il a mis la clef dans sa poche et, le lendemain, il a prévenu la cuisine que Madame était malade… contagieuse même et qu’il se chargerait personnellement de lui porter ses repas…

— Malade ? Il a fait venir un médecin ?

— Jamais on n’en appelle. C’est son valet de chambre indien qui s’en occupe. Il sait soigner, paraît-il, mais il n’est pas monté chez Madame. Après Milord a fait fermer les volets, sauf ceux de son appartement et de celui de Madame, qui donnent sur le jardin et qu’on ne peut voir du dehors. Puis il a défendu de répondre à la porte et au téléphone. Il a dit qu’il fallait faire comme s’ils étaient partis pour n’être dérangés par qui que ce soit-sous peine de « sanctions ». Personne ne devait plus entrer jusqu’à nouvel ordre.

— Et le facteur ?

— Il y a une grande boîte aux lettres dans le portail d’entrée. Personne ! Je viens de vous le dire… Et voilà le résultat !

— On est sincèrement navrés ! protesta Adalbert. Mais j’ai peut-être une solution…

Une heure plus tard, Mme veuve Dubois entrait au service de lady Mendl en principe en tant que lingère. Adalbert n’avait eu aucune peine à la faire engager après avoir mis Elsie au courant de ce qui se passait chez les Crawford. Curieuse comme un chat, celle-ci se promettait quelques passionnants bavardages avec Aurélie que d’ailleurs elle connaissait un peu.

— Et maintenant, que fait-on ? demanda Berthier quand l’archéologue sortit de la Villa Trianon.

— On retourne chez Crawford pour examiner les lieux et chercher un moyen d’entrer cette nuit !

— Ça nous servira à quoi ? Vous avez entendu Aurélie : on ne voit plus Crawford ni sa femme. C’est le secrétaire qui mène le train !

— Justement ! Ce n’est pas naturel ! Que l’Écossais ait posé des questions désagréables à Léonora qui l’a volé comme dans un bois, c’est normal. Qu’il l’enferme ? On peut se poser la question, mais qu’il s’enferme lui aussi après avoir abdiqué ses pouvoirs entre les mains du jeune Baldwin, c’est louche. Alors moi je vais voir ! Je ne vous oblige pas à me suivre !

Berthier se mit à rire :

— Pour m’en empêcher il faudrait me mettre KO et me boucler dans un placard après m’avoir ficelé comme un poulet…


Il était près de onze heures, ce soir-là, quand Berthier vint prendre Adalbert sous l’œil discrètement surpris du voiturier qui n’arrivait pas à comprendre la raison pour laquelle son client s’était emballé dans un imperméable boutonné jusqu’au cou par une belle nuit, douce, étoilée et totalement dépourvue de nuages. Il n’avait pas besoin de savoir que le vêtement cachait un étroit pantalon et un tricot de fin jersey, noirs, constituant la tenue d’été du parfait cambrioleur. Quand la voiture démarra il se contenta de soulever sa casquette galonnée en guise de salut…

En dépit de l’heure tardive il y avait encore du monde dehors. Essentiellement des piétons venus profiter d’une belle soirée et la voiture allait d’autant plus lentement que le trajet était court. Et soudain tout bascula dans l’effroi. La route de Saint-Germain s’effaça sous des torrents de fumée noire au-dessus desquels des langues de flammes rougissaient le ciel. Les deux hommes eurent à peine le temps de se demander ce qui se passait la voiture des pompiers arrivait sur eux et les doublait en clamant des pin-pon… pin-pon… pin-pon frénétiques. Une autre suivit mais on n’alla pas beaucoup plus loin. Rapidement, le ruban d’asphalte fut barré devant la Citroën par un soldat du feu qui leur intimait l’ordre de faire demi-tour. Ce que Berthier exécuta instantanément pour s’arrêter bientôt sur l’herbe du bas-côté. Puis ils descendirent sans un mot, rendus muets par la même inquiétude. Le léger doute qui leur restait se dissipa : c’était effectivement la maison du capitaine des chasses royales qui brûlait…

L’incendie semblait couvrir un vaste espace comme s’il était parti de plusieurs endroits à la fois. Un groupe de promeneurs curieux s’assemblait déjà, contenu par des gendarmes arrivés peut-être avant les secours…

— Reculez ! reculez ! ne cessaient-ils de répéter, mais il était impossible d’avancer de toute façon. Les lances d’arrosage venaient d’entrer en action et la fumée se faisait de plus en plus dense. Cependant, Vidal-Pellicorne et Berthier restèrent là, les mains dans les poches et les pieds dans l’herbe mouillée. Durant des heures…


À peu près au même moment, Aldo, qui somnolait sur son lit, fut réveillé par le fracas des verrous que l’on ouvrait. Son gardien entra – toujours cagoulé ! –, vint droit à lui, lui remit les menottes et, pendant qu’il était penché sur lui, lui fourra une pilule dans la bouche…

— Qu’est-ce que…

— Chut !… Puis à haute voix : Venez !… Vous tenez debout ?

Avec plus d’aisance qu’il ne l’aurait cru, Aldo se leva. Depuis sa séquestration, il baignait généralement dans une atmosphère fluide, plutôt agréable, même si l’on s’en tenait au fait que les cauchemars des premiers jours avaient cessé. Il avala une gorgée d’eau pour faire passer la médecine qui s’était collée à sa gorge