— Où allons-nous ? demanda-t-il mais évidemment on ne lui répondit pas.

Il pensait que l’on allait redescendre à la cave pour affronter de nouveau les fantômes noirs qui s’octroyaient le droit de le mettre en jugement. Ce ne fut pas le cas… On l’introduisit dans ce qui avait dû être une salle commune pourvue d’une longue table et de chaises de paille. Du feu était allumé dans le vieil âtre et, debout devant, un homme masqué y faisait brûler des papiers. Il y avait ici et là des sacs, même deux valises, et cela sentait le départ. Aldo n’eut pas le loisir de se demander ce que ces préparatifs signifiaient pour lui. On le lia sur une chaise et pendant cette opération on amena Caroline qui subit le même sort. Elle semblait ne rien comprendre à ce qui lui arrivait mais elle avait très peur : le regard qu’elle tourna vers Aldo était affolé :

— Que va-t-on faire de nous ?

— Je ne sais pas mais ce préambule n’est guère rassurant.

Il ne dura guère. On entendit, à l’extérieur, la voix de Sylvain Delaunay qui se rapprochait en donnant des ordres puis la porte s’ouvrit et il fut dans la pièce. Cette fois il ne portait pas sa défroque noire mais un costume de voyage en whipcord d’une coupe parfaite et quand il apparut dans la lumière tremblante des chandelles qui éclairaient la scène, Caroline s’écria :

— Sylvain ? Que signifie… ?

Avec un synchronisme parfait, Aldo lâchait :

— Comment ? C’est vous ?

Il venait en effet de reconnaître Frédéric Baldwin, le secrétaire de Quentin Crawford. Et n’en fut qu’à peine surpris :

— Je me doutais bien, jeta-t-il avec mépris, que l’Écossais n’avait pas les mains nettes et qu’il devait convoiter les joyaux de la Reine ! Ainsi c’est lui qui a tout manigancé, à commencer par cette exposition en forme de piège ! Je savais qu’entre collectionneurs on employait parfois des méthodes douteuses mais à ce point, jamais ! Votre patron a fait très fort !

Le jeune homme éclata de rire, d’un rire où retentissaient les trompettes du triomphe :

— Mon patron ? Vous plaisantez ? Ce brave homme n’a été qu’un instrument jusqu’à ce qu’il devienne ma victime, lui aussi.

— Votre victime ? Vous l’avez tué ?

— J’en suis convaincu. À cette heure, mon cher monsieur, Chèvreloup est la proie des flammes. J’ai personnellement arrosé d’essence tapis et tentures aux quatre coins de la maison ! Je serai surpris qu’il y ait des survivants.

— Vous avez osé faire une chose pareille ? gronda Aldo en écho au cri d’horreur de Caroline. Vous les avez tous condamnés à cette mort atroce ?

— Tous ? Non. Rassurez votre cœur sensible. Léonora est saine et sauve. Léonora, ma maîtresse ! Elle s’apprête à partir avec moi quand j’en aurai fini avec vous deux. Parce que, mon cher prince, nos relations s’arrêtent là. Il se trouve que je n’ai plus le temps de vous transformer en torchon et vous emmener avec nous serait trop risqué. Alors je vais vous offrir un aller simple pour l’enfer après vous avoir emprunté en passant quelques menus objets qui me seront fort utiles pour que l’on vous croie toujours en vie. Vas-y ! ordonna-t-il à l’homme qui se tenait auprès de lui.

Celui-ci s’avança et sans précautions arracha des doigts d’Aldo la sardoine gravée à ses armes qui ne l’avait jamais quitté et son alliance…

— J’ai pensé un instant vous amputer… d’un index… d’une oreille ? grinça Delaunay, mais leur mauvaise conservation les rendrait moins crédibles. Fouillez ses poches ! ordonna-t-il.

Il ne restait plus dans celles-ci que la loupe de joaillier et un mouchoir. Aldo tremblait de rage tandis qu’on le dépouillait ainsi mais contenait sa colère pour ne pas ajouter au plaisir de ce misérable qui était en train de jouer avec son étui à cigarettes et son briquet. Caroline, de son côté, suivait la scène d’un regard halluciné… Elle poussa un cri quand, après en avoir fini avec Aldo, l’homme lui arracha le jonc d’or qu’elle portait au poignet et son petit collier de perles…

— Là où vous allez, commenta Delaunay, vous n’aurez plus besoin de ces babioles. En outre, au cas improbable où l’on retrouverait vos cadavres ils seront plus difficiles à identifier…

— Mais enfin pourquoi elle ? s’insurgea Morosini. Je peux comprendre que vous vouliez me supprimer mais elle, elle n’a commis d’autre crime que vous aimer. Elle pensait au mariage…

— Je sais. J’ai fait ce qu’il fallait pour qu’il en soit ainsi. Quant à votre question : « Pourquoi elle ? », je répondrai…, surtout elle ! Cela vous semblera peut-être difficile de le croire mais ce beau titre de « Vengeur de la Reine » dont je me suis paré n’était qu’un masque comme ceux dont je signais mes victimes. En réalité, j’avais juré l’extinction des porteurs du sang de l’infâme Léonard Autié ! C’est moi qui ai tué son grand-père. Je ne vous dirai pas comment : ce serait trop long…

— Ne perdez-vous pas un peu la tête ? Vous oubliez que vous en êtes un vous aussi ? Votre mère…

— … n’était Autié que de nom. Sa mère à elle l’avait eue hors mariage d’un amant dont elle ne m’a pas révélé le nom. Ce qui comptait d’ailleurs c’était le sang paternel : ce Delaunay qui aurait dû s’écrire de Launay. Dès l’enfance, on m’a appris que je descendais d’un brave officier du général de Bouillé, assassiné par l’ignoble Léonard au lendemain de l’arrestation de la famille royale à Varennes, dans le but de lui reprendre les joyaux de la Reine qu’on lui avait donnés en garde ! C’est lui que poursuivait ma vengeance. La Reine – que je révère réellement comme certains élèves de ce digne Ponant-Saint-Germain qui m’ont rejoint dans mon action – m’a offert une occasion magnifique avec cette exposition que Léonora et moi avons pu convaincre Crawford de mettre sur pied. Mais ma chance a été ma rencontre avec elle à Nice.

— À Nice ? protesta Caroline. Je croyais que c’était à Monte-Carlo et qu’elle…

— … m’avait sauvé du suicide ? C’est la version, ma chère, destinée à une jeune fille romantique. En réalité nous nous sommes rencontrés au casino de Nice et je suis devenu son amant. C’est elle qui sous le nom de Baldwin m’a introduit chez son époux ! Oui, je suis béni des dieux, ajouta-t-il avec orgueil, et je suis persuadé que l’âme de mon aïeul, Frédéric, sera définitivement apaisée dans quelques minutes…

— Si j’avais les mains libres j’applaudirais ! ironisa Morosini. Quelle histoire édifiante !… Le malheur, mon vieux, c’est que vous ne vengez rien ni personne et qu’à la limite vous avez tout à recommencer. Si l’on peut dire ! Léonard n’a jamais tué votre ancêtre : il s’est contenté de reprendre la cassette pendant que celui-ci se battait avec un autre soldat dans la nuit de Stenay !

— Quelle bêtise ! glapit Sylvain. Vous diriez n’importe quoi pour sauver votre vie et celle de cette dinde qui n’a jamais été fichue de retrouver la fameuse larme ! Dieu sait pourtant que je lui ai laissé assez de temps…

— C’est vrai, au fait ! Pourquoi ne l’avez-vous pas tuée plus tôt puisque c’est elle surtout que vous vouliez atteindre ?…

— Mais parce qu’elle m’était utile. Si elle était morte sans héritier, la maison aurait été vendue à je ne sais qui et je suis sûr qu’elle cache un secret.

— Ne l’avez-vous pas trouvé, ce secret ? Le journal de Léonard dissimulé derrière une plinthe. Malheureusement dans votre hâte vous n’avez pas fouillé à fond et il vous manque une page. La plus importante selon moi puisqu’elle innocente le coiffeur du meurtre de votre aïeul.

— Comment le savez-vous ?

— C’est moi qui l’ai. Vous voyez, vous n’avez plus aucune raison de tuer Mlle Autié… ni moi non plus d’ailleurs !

Si Morosini espérait quelque chose de sa révélation, il déchanta. La surprise peinte un instant sur le visage du jeune homme fit rapidement place à sa froide cruauté naturelle :

— Vous voulez rire ! fit-il avec un haussement d’épaules méprisant. Je dois au contraire me débarrasser de vous dans les meilleurs délais : vous laisser derrière moi serait la pire des sottises…

— Sylvain ! pria Caroline sortant de la torpeur accablée où la plongeait ce qu’elle venait d’entendre, je croyais que tu m’aimais ?

— Je l’ai cru, figure-toi ! Tu es une très jolie fille même si tu n’es pas très intelligente. Et cela m’a gêné. C’est pourquoi je t’ai envoyée en Italie auprès de ta marraine soi-disant malade. Avoue que tu as passé un bon moment avec elle ?

— C’est vrai elle était si heureuse de me voir que je me suis attardée volontiers.

— Ce qui m’a laissé toute latitude pour réaliser mon idée de faire exposer à ton nom une fausse larme que Léonora avait fait copier sur la vraie. J’en en profité aussi pour passer ta maison au peigne fin en simulant un cambriolage. À ton retour, tu as failli y rester mais cet imbécile richissime a fait son entrée et les données du jeu s’en sont trouvées modifiées : la récolte promettait d’être beaucoup plus juteuse. Et puis il ne manquait pas de jugeote : faire exhumer Florinde, j’avoue que je n’y aurais pas pensé. Sous quel prétexte d’ailleurs ?…

— Oh, je vous fais confiance, fit Aldo sarcastique. Vous auriez fini par trouver. À moins que vous n’ayez fait faire le travail par vos hommes ? Des anciens condisciples, si je vous ai compris…

— Oui, des fanatiques de la Reine ! Comme je le suis moi-même, ajouta-t-il vertueusement.

— Et se changer en truands, cela ne les gêne pas ?

— Au contraire ! Ils servent toujours la même cause…

— Et… le professeur ?

— Le vieux Ponant ? fit Sylvain en ricanant. Il se contente d’être immensément fier de disposer d’une garde rapprochée mais il ignore nos activités secrètes…

Le claquement rapide de hauts talons sur les dalles se fit entendre et Léonora apparut dans le faible cercle lumineux des chandelles. Visiblement mécontente.