Combien de temps avant que quelqu’un s’en aperçoive et révèle ce secret qui me terrorisait ? Par mesure de précaution, j’ai regagné le préau. Luc, le fils du boulanger, qui s’était cassé la jambe pendant les vacances et portait encore une attelle, m’a fait signe de venir le rejoindre. Je me suis assis près de lui.

— Je t’avais sous-estimé. C’est drôlement gonflé ce que tu viens de faire.

— C’est plutôt suicidaire, répondis-je, et puis je n’ai aucune chance.

— Si tu veux gagner, tu dois changer d’état d’esprit. Rien n’est jamais perdu d’avance, il faut avoir la volonté d’un vainqueur pour avoir ses chances, c’est mon père qui dit ça. Et puis je ne suis pas d’accord avec toi. Je suis sûr que, sous leurs airs de bons camarades, il y en a plus d’un qui ne le supportent pas.

— Qui ça ?

— Ton rival, de qui veux-tu que je parle ? En tout cas, tu peux compter sur moi, je suis de ton côté.


Cette petite conversation de rien du tout était la plus belle chose qui me soit arrivée depuis la rentrée. Ce n’était encore qu’une promesse, mais la seule idée d’avoir enfin un copain de mon âge suffisait à me faire oublier tout le reste, mon affrontement avec Marquès, mon problème d’ombre et, pendant quelques instants, j’en oubliai même que papa ne serait plus à la maison pour que je lui raconte tout ça.


Le mercredi, c’était la quille à 15 h 30. Après avoir inscrit mon nom sur la liste des candidatures punaisée sur le tableau en liège du secrétariat de l’école – j’avais remarqué à ce sujet que mon nom était le seul à figurer sous celui de Marquès –, je repris le chemin de la maison, en proposant à Luc de le raccompagner chez lui puisque nous habitions dans le même quartier.

Nous marchions l’un à côté de l’autre sur le trottoir et je redoutais qu’il se rende compte que quelque chose clochait avec nos ombres, la mienne s’étirait bien plus loin que la sienne alors que nous mesurions presque la même taille. Mais il ne prêtait aucune attention à nos pas, peut-être à cause de son attelle qui lui fichait un complexe. Les élèves l’appelaient Capitaine Crochet depuis le jour de la rentrée.

En passant à la hauteur de la pâtisserie, il me demanda si un pain au chocolat me tenterait. Je n’avais pas assez d’argent de poche pour m’en offrir un, mais ce n’était pas grave, j’avais dans mon cartable un sandwich au Nutella préparé par maman, ce serait tout aussi bon et on pouvait se le partager. Luc éclata de rire et me dit que sa mère n’avait pas l’habitude de lui faire payer ses goûters. Puis il me montra fièrement la devanture de la boulangerie. Sur la vitrine, en lettres délicatement peintes à la main, on pouvait lire « Boulangerie Shakespeare ».

Et devant mon air ahuri, il me rappela que son père était boulanger et que ça tombait bien parce que la « Boulangerie Shakespeare », c’était justement celle de ses parents.

— Tu t’appelles vraiment Shakespeare ?

— Oui, vraiment, mais aucun lien de parenté avec le père d’Hamlet, c’est juste un synonyme.

— Homonyme ! repris-je.

— Si tu veux. Bon, on le mange ce pain au chocolat ?

Luc poussa la porte du magasin. Sa maman était ronde comme une brioche, et souriante. Elle nous accueillit avec un accent qui n’était pas du coin. La maman de Luc avait une voix chantante, une voix à vous mettre tout de suite de bonne humeur, une façon de parler qui vous faisait vous sentir le bienvenu.

Elle nous proposa un pain au chocolat ou un éclair au café et, avant que nous ayons eu le temps de choisir, elle décida de nous offrir les deux. J’étais gêné, mais Luc me dit que son père en fabriquait toujours trop et que de toute façon, ce qui ne serait pas vendu en fin de journée serait bon pour la poubelle, alors autant ne pas gâcher. Nous avons dévoré notre pain au chocolat et notre éclair au café sans nous faire prier.

La maman de Luc lui demanda de garder le magasin, le temps qu’elle aille chercher la nouvelle fournée de pains dans l’atelier.

Ça me faisait un drôle d’effet de voir mon copain assis sur le tabouret derrière la caisse. Soudain, je nous imaginais avec vingt ans de plus, en habits d’adultes, lui dans la peau du boulanger et moi dans celle d’un client de passage...

Maman me dit souvent que j’ai l’imagination galopante. J’ai fermé les yeux et, étrangement, je me suis vu entrer dans cette boulangerie, j’avais une petite barbe et je tenais une sacoche à la main, peut-être que quand je serai grand, je serai médecin ou comptable ; les comptables aussi portent des sacoches. J’avance vers le présentoir et commande un éclair au café quand soudain, je reconnais mon vieux copain d’école. Je ne l’ai pas revu depuis toutes ces années, on tombe dans les bras l’un de l’autre et on partage un éclair au café et un pain au chocolat en souvenir du bon temps.

Je crois que c’est dans cette boulangerie, en regardant mon copain Luc jouer au caissier, que j’ai pris conscience, pour la première fois, que j’allais vieillir. Je ne sais pas pourquoi, mais pour la première fois aussi, je n’ai plus eu envie de quitter mon enfance, plus du tout eu envie d’abandonner ce corps que je trouvais jusque-là trop petit. Je me sentais vraiment bizarre depuis que j’avais piqué l’ombre de Marquès, il devait y avoir des effets secondaires à cet étrange phénomène et cette idée n’était pas faite pour me rassurer.

Quand la mère de Luc remonta du fournil avec une grille de petits pains chauds qui sentaient drôlement bon, Luc lui dit qu’il n’y avait eu aucun client. Elle soupira en haussant les épaules, arrangea les petits pains sur l’étagère de la vitrine et nous demanda si nous n’avions pas des devoirs. J’avais promis à maman de finir les miens avant son retour, je remerciai encore Luc et sa mère et je repris le chemin de la maison.


Au carrefour, j’ai déposé mon sandwich au Nutella sur un muret, pour le goûter des oiseaux ; je n’avais plus faim et je ne voulais surtout pas vexer ma mère en lui laissant croire que ses goûters

étaient

moins

bons

que

les

gâteaux

de

Mme Shakespeare.

Devant moi, l’ombre s’était encore allongée. Je rasais les murs, de peur de croiser un autre copain.

Arrivé à la maison, j’ai foncé dans le jardin pour étudier le phénomène de plus près. Papa dit que pour grandir il faut apprendre à affronter ses peurs, les confronter à la réalité. C’est ce que j’ai tenté de faire.

Certains passent des heures devant le miroir en espérant y voir un autre reflet que le leur, moi j’ai joué toute la fin d’après-midi avec ma nouvelle ombre et, à ma grande surprise, j’ai ressenti comme une renaissance. Pour la première fois, même si ce n’était qu’en négatif imprimé sur le sol, j’avais l’impression d’être un autre. Quand le soleil est passé derrière la colline, je me suis senti un peu seul et presque triste.

Après un dîner vite expédié, mes devoirs étaient faits et maman regardait son feuilleton préféré – elle avait décrété que la vaisselle attendrait –, j’ai pu m’échapper au grenier sans même qu’elle s’en rende compte. J’avais une idée en tête. Là-

haut, dans les soupentes, il y avait une grande lucarne, ronde comme la pleine lune, et la lune était parfaitement pleine ce soir-là. Il fallait à tout prix que j’éclaircisse ce qui m’arrivait. Ce n’était pas anodin de marcher sur l’ombre de quelqu’un et de repartir avec. Puisque maman me disait que j’avais trop d’imagination, j’ai décidé d’aller vérifier ça au calme et le seul endroit où je suis vraiment au calme, c’est dans le grenier.

Là-haut, c’était mon monde à moi. Mon père n’y allait jamais, c’était trop bas de plafond, il se cognait toujours la tête et ça lui faisait dire des mots terribles, du genre « putain », « bordel » et

« merde ». Parfois les trois en une seule phrase. Moi, si j’en avais dit un seul, j’en aurais pris pour mon grade, mais les adultes ont droit à des tas de trucs qui nous sont interdits. Bref, dès que j’ai été en âge de grimper au grenier, mon père m’a envoyé à sa place et j’étais ravi de lui rendre ce service. Pour être tout à fait honnête, au début le grenier me faisait un peu peur, à cause de la pénombre, mais plus tard, ça a été tout le contraire. J’adorais me faufiler au milieu des malles et des vieilles boîtes en carton.

Dans l’une d’elles, j’avais découvert une collection de photos de maman quand elle était très jeune. Maman est toujours belle mais là, elle était carrément jolie. Et puis, il y avait la boîte qui contenait les photos du mariage de mes parents. C’est fou comme ils avaient l’air de s’aimer ce jour-là.

En les regardant, je me suis demandé ce qui s’était passé : comment tout cet amour avait pu disparaître ? Et surtout, où était-il parti ? L’amour, c’est peut-être comme une ombre, quelqu’un le piétine et part avec. Peut-être que trop de lumière, c’est dangereux pour l’amour, ou alors c’est le contraire, sans lumière, l’ombre d’un amour s’efface et finit par s’en aller. J’ai piqué une photo dans l’album rangé au grenier : papa tient la main de maman sur le perron de la mairie. Maman a le ventre un peu rond, du coup, je suis un peu là moi aussi. Autour de mes parents, il y a des oncles et des tantes, des cousins et cousines que je ne connais pas et tout ce monde a l’air de s’amuser. Peut-être que je me marierai un jour moi aussi, avec Élisabeth si elle est d’accord, si je prends quelques centimètres, disons une bonne trentaine.

Dans le grenier il y avait aussi des jouets cassés, tous ceux que je n’avais pas été capable de remonter après avoir étudié de près comment ils avaient été fabriqués. Bref, au milieu du bric-

à-brac de mes parents, je me sentais dans un autre univers, un univers à ma taille. Mon monde à moi se trouvait dans ma maison, mais sous les toits.