Pour avoir prêté trop d’attention au pied d’un grand chêne où poussait une amanite au chapeau digne de la coiffe d’un Schtroumpf, je me retrouvai à la traîne et isolé du groupe. En d’autres termes, j’étais perdu. J’entendis au loin notre professeur crier mon prénom, mais impossible d’identifier d’où venaient ses appels.

Je tentai de rejoindre le groupe, mais je dus vite me rendre à l’évidence, soit la forêt était sans fin, soit je tournais en rond. Je levai la tête vers les cimes des érables, le soleil déclinait et je commençais à avoir une sacrée trouille.

Tant pis pour mon amour-propre, je hurlai de toutes mes forces. Les copains devaient se trouver à bonne distance, car aucune voix ne faisait écho à mes appels au secours. Je m’assis sur la souche d’un chêne et me mis à penser à ma mère. Qui lui tiendrait compagnie le soir si je ne rentrais pas ? Est-ce qu’elle allait croire que j’étais parti comme papa ? Lui, au moins, l’avait prévenue. Jamais elle ne me pardonnerait de l’avoir abandonnée ainsi, surtout au moment où elle avait le plus besoin de moi. Même s’il lui arrivait d’oublier ma présence quand nous parcourions ensemble les allées du supermarché, même si elle ne m’adressait plus souvent la parole à cause des mots trop difficiles à prononcer, ou si elle ne venait plus me dire bonsoir dans ma chambre, je savais qu’elle serait très malheureuse. Mince, j’aurais dû penser à tout ça avant de rêvasser devant ce stupide champignon. Si je le retrouvais, je le décoifferais d’un bon coup de pied pour m’avoir joué ce mauvais tour.

— Mais bon sang, qu’est-ce que tu fiches, imbécile ?

C’était bien la première fois depuis la rentrée que j’étais content de voir la tête de Marquès, elle apparut entre deux hautes fougères.


— Le prof de sciences est dans tous ses états, il était prêt à organiser une battue, je lui ai dit que j’allais te retrouver. Quand on va à la chasse, mon paternel n’arrête pas de me dire que j’ai un don pour dénicher le mauvais gibier. Je vais finir par croire qu’il a raison. Tu te dépêches, oui ! Tu devrais voir ta tête, je suis sûr que si j’avais attendu encore un peu je t’aurais surpris en larmes comme une mauviette.

Pour me balancer ces bonnes paroles, Marquès s’était agenouillé face à moi. Le soleil était dans son dos et auréolait sa tête, ce qui lui donnait un air encore plus menaçant que d’habitude. Il avait collé son visage si près du mien que je pouvais sentir les relents de son chewing-gum. Il s’est redressé et m’a donné un coup sur le bras.

— Alors, on y va ou tu préfères passer la nuit ici ?

Je me suis levé sans rien dire et je l’ai laissé faire quelques pas en avant.

C’est lorsqu’il s’est éloigné que je me suis rendu compte que quelque chose clochait. L’ombre que je traînais derrière moi devait mesurer un bon mètre de plus que la normale, celle de Marquès était toute petite, si petite que j’en ai déduit qu’il ne pouvait s’agir que de la mienne.

Si après m’avoir sauvé Marquès découvrait que j’en avais profité pour lui piquer son ombre, ce n’était plus mon trimestre mais ma scolarité tout entière qui serait foutue, jusqu’à l’examen de sortie à mes dix-huit ans. Pas besoin d’être doué en calcul mental pour savoir que ça représentait un paquet de journées à vivre un cauchemar éveillé.

Je lui ai emboîté le pas aussitôt, bien décidé à ce que nos ombres se chevauchent à nouveau pour que tout redevienne normal comme avant, avant que papa ne quitte la maison. Tout ça n’avait aucun sens, on ne confisque pas l’ombre de quelqu’un comme ça ! C’était pourtant bien ce qui venait de se produire, pour la deuxième fois. L’ombre de Marquès s’était superposée à la mienne et, lorsqu’il s’était éloigné de moi, elle était restée accrochée au bout de mes pieds. Mon coeur battait la chamade, j’avais les jambes en coton.


Nous avons traversé la clairière vers le chemin où le professeur de sciences naturelles et les copains nous attendaient. Marquès levait les bras au ciel en signe de victoire, il avait l’air d’un chasseur et moi du trophée qu’il traînait derrière lui. Le professeur nous faisait de grands signes, pour que l’on se dépêche. Le bus attendait. Je sentais que j’allais encore en prendre pour mon grade. Les copains nous dévisageaient et je devinais les moqueries dans leurs regards.

Au moins ce soir-là, ils auraient une autre histoire à raconter chez eux que les problèmes de couple de mes parents.

Élisabeth était déjà assise dans le bus, à la même place qu’à l’aller. Elle ne regardait même pas par la vitre, ma disparition n’avait pas dû beaucoup l’inquiéter. Le soleil glissait un peu plus vers la ligne d’horizon, nos ombres s’effaçaient petit à petit, devenant à peine visibles. Tant mieux, personne ne remarquerait ce qui s’était produit dans la forêt.

Je grimpai dans le bus, l’air penaud. Le prof de sciences me demanda comment j’avais fait pour me perdre et me confia que je lui avais fichu une peur bleue, mais il avait l’air content que tout se soit bien terminé, on en resterait là. Je suis allé m’asseoir sur la banquette du fond et je n’ai plus dit un mot de tout le retour. De toute façon, je n’avais rien à dire, je m’étais perdu, voilà tout, ça arrive aux meilleurs. J’avais vu à la télévision un documentaire sur des alpinistes chevronnés qui s’étaient égarés dans la montagne, et moi je n’ai jamais prétendu être un randonneur chevronné.


Lorsque je suis rentré à la maison, maman m’attendait dans le salon. Elle m’a pris dans ses bras et m’a serré très fort, presque trop fort à mon goût.

— Tu t’es perdu ? dit-elle en me caressant la joue.

Elle devait être reliée par talkie-walkie avec la directrice de l’école, c’était pas possible autrement que les informations à mon sujet circulent aussi vite.

Je lui ai expliqué ma mésaventure, elle a tenu absolument à ce que je prenne un bain chaud. J’avais beau lui répéter que je n’avais pas eu froid, elle ne voulait rien entendre. À croire que ce bain allait nous laver de tous les tracas qui s’étaient abattus sur nos vies : pour elle le départ de papa et pour moi l’arrivée de Marquès.

Pendant qu’elle me frictionnait les cheveux avec un shampoing qui me piquait les yeux, je fus bien tenté de lui parler de mon problème avec les ombres, mais je savais qu’elle ne me prendrait pas au sérieux, elle m’accuserait encore d’affabuler, alors j’ai préféré me taire en espérant qu’il ferait mauvais temps le lendemain, les ombres resteraient ainsi voilées par la grisaille du ciel.

Au dîner, j’ai eu droit à du rosbif et des frites, je devrais penser à me perdre plus souvent en forêt.


*

* *


Maman entra dans ma chambre à 7 heures du matin. Le petit déjeuner était prêt, je n’avais plus qu’à faire ma toilette, à m’habiller et à descendre illico si je ne voulais pas être en retard. En fait, j’aurais bien aimé arriver en retard à l’école, j’aurais même adoré ne plus y aller du tout. Maman m’annonça qu’il allait faire une très belle journée, et ça la mettait de bonne humeur. J’entendis ses pas dans l’escalier et je m’enfouis aussitôt sous ma couette. J’ai supplié mes pieds d’arrêter de n’en faire qu’à leur tête, je les ai suppliés de ne plus voler d’ombres et surtout de rendre la sienne à Marquès dès que possible. Bien sûr, parler à ses pieds au petit matin ça peut paraître bizarre, mais il faut se mettre à ma place pour comprendre ce que j’endurais.

Mon cartable solidement accroché dans le dos, je marchais vers l’école en réfléchissant à mon problème. Pour procéder à l’échange incognito, il fallait encore que l’ombre de Marquès et la mienne se chevauchent à nouveau ; ce qui signifiait aussi que je devais trouver un prétexte pour m’approcher de Marquès et lui adresser la parole.


La grille de l’école était à quelques mètres, j’inspirai un grand coup avant d’entrer. Marquès était assis sur le dossier du banc, entouré des copains qui l’écoutaient raconter ses histoires. Le dépôt des candidatures à l’élection du délégué de classe avait été fixé à la fin de la journée, il était en pleine campagne électorale.

J’avançai vers le groupe. Marquès avait dû sentir ma présence car il s’était retourné et me lançait un mauvais regard.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Les autres guettaient ma réponse.

— Te remercier pour hier, dis-je en balbutiant.

— Eh bien c’est fait, maintenant tu peux aller jouer aux billes, m’a-t-il répondu tandis que les copains ricanaient.

Je ressentis alors une force dans mon dos, une force qui me poussait à faire trois pas vers lui au lieu de me retirer comme il me l’avait ordonné.

— Quoi encore ? demanda-t-il en haussant le ton.

Je jure que ce qui s’est passé ensuite n’était pas prévu, que je n’avais pas prémédité une seconde ce que j’allais pourtant dire d’une voix assurée qui me surprit moi-même.

— J’ai décidé de me présenter à l’élection du délégué de classe, je préférais que les choses soient claires entre nous !

La force me poussait maintenant en sens inverse, cette fois en direction du préau vers lequel j’avançais, comme un soldat droit dans ses bottes.

Pas un bruit derrière moi. Je m’attendais à entendre des ricanements, seule la voix de Marquès brisa le silence.

— Alors, c’est la guerre, dit-il. Tu vas le regretter.

Je ne me retournai pas.

Élisabeth, qui ne s’était pas mêlée au groupe, croisa mon chemin et me chuchota que Marquès lui tapait sur les nerfs, puis elle s’éloigna en faisant comme si de rien n’était. J’estimai que ma durée de vie n’irait pas au-delà de la prochaine récréation.


Et à la récréation, le soleil pointait au-dessus de la cour. Je regardais les élèves qui commençaient une partie de basket, quand j’ai vu s’allonger devant mes pieds ce que je redoutais tant. Non seulement mon ombre était trop grande pour être la mienne, mais je ne me sentais plus tout à fait le même.