Me voilà face à la lucarne, je me tiens bien droit pour regarder la lune se lever, elle est pleine et sa lumière se pose sur les planches en bois du grenier. On voit même flotter des particules de poussière en suspension dans l’air, ça donne un côté paisible au lieu, c’est si calme ici. Ce soir, avant le retour de maman, je suis allé dans l’ancien bureau de papa pour y chercher tout ce que je pouvais lire sur les ombres. La définition de l’encyclopédie était un peu compliquée, mais grâce aux illustrations j’ai pu apprendre pas mal de trucs sur la façon de les faire apparaître, de les déplacer ou de les orienter. Mon stratagème devait fonctionner dès que la lune serait dans l’axe.

Je guettais ce moment avec impatience, en espérant qu’elle serait en bonne place avant la fin du feuilleton de maman.

Enfin, ce que j’attendais s’est produit. Droit devant moi, j’ai vu l’ombre s’étirer sur les lattes du grenier. J’ai toussoté un peu, pris mon courage à deux mains et j’ai affirmé d’une voix franche ce dont j’étais désormais certain.

— Tu n’es pas mon ombre !

Je ne suis pas fou et j’avoue avoir eu sacrément peur quand j’ai entendu l’ombre me répondre dans un murmure.

— Je sais.

Silence de mort. Alors j’ai poursuivi, la bouche sèche et la gorge serrée.

— Tu es l’ombre de Marquès, c’est ça ?

— Oui, a-t-elle soufflé à mes oreilles.

Quand l’ombre s’adresse à moi, c’est un peu comme lorsqu’on a une musique dans la tête, il n’y a pas de musicien mais on entend pourtant de façon aussi réelle que si un orchestre imaginaire jouait tout près de soi. Ça fait le même effet.

— Je t’en supplie, ne dis rien à personne, m’a dit l’ombre.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi moi ? ai-je demandé, inquiet.

— Je me suis évadée, tu ne t’en es pas douté ?

— Pourquoi tu t’es évadée ?

— Tu sais ce que c’est que d’être l’ombre d’un imbécile ? C’est insupportable, je n’en peux plus. Déjà quand il était petit c’était pénible, mais plus il grandit et moins je le supporte. Les autres ombres, la tienne en particulier, se moquent de moi. Si tu savais la chance qu’a ton ombre, et si tu savais aussi ce qu’elle est arrogante avec moi. Tout ça parce que tu es différent.

— Je suis différent ?


— Oublie ce que je viens de dire. Les autres ombres affirment qu’on n’a pas le choix, on est l’ombre d’une seule personne, et pour toujours. Il faudrait que cette personne change pour que votre sort s’améliore. Avec Marquès, autant te dire que le futur qui m’attend n’est pas des plus glorieux. Tu imagines ma surprise quand j’ai senti que je pouvais me détacher de lui, au moment où tu t’es retrouvé à ses côtés ? Tu as un pouvoir extraordinaire, alors je n’ai pas réfléchi, c’était le moment ou jamais de me faire la belle. J’ai un peu profité de ma taille, à force d’être l’ombre de Marquès, j’ai des excuses. J’ai poussé la tienne pour prendre sa place.

— Et mon ombre, t’en as fait quoi ?

— À ton avis ? Il fallait bien qu’elle se raccroche à quelque chose, elle est repartie avec mon ancien propriétaire. Elle doit faire une sale tête en ce moment.

— C’est dégueulasse, ce que tu as fait à mon ombre. Dès demain, je te rends à Marquès et je la récupère.

— Je t’en prie, laisse-moi rester avec toi. Je voudrais savoir ce que ça fait d’être l’ombre de quelqu’un de bien.

— Je suis quelqu’un de bien ?

— Tu peux le devenir.

— Non, c’est impossible que je te garde, les gens vont finir par se rendre compte que quelque chose ne va pas.

— Les gens ne font déjà pas attention aux autres, alors à leurs ombres... Et puis, c’est dans ma nature de rester dans l’ombre.

Avec un peu d’entraînement et de complicité nous finirons bien par y arriver.

— Mais tu mesures au moins trois fois ma taille.

— Ce ne sera pas toujours le cas, ce n’est qu’une question de temps. Disons que jusqu’à ce que tu grandisses, tu devras toi aussi rester un peu dans l’ombre, mais dès que tu auras poussé, c’est moi qui t’entraînerai vers la lumière. Réfléchis, c’est un sacré avantage d’avoir l’ombre d’un grand. Sans moi, tu ne te serais jamais présenté à l’élection du délégué de classe. Qui t’a donné confiance en toi, à ton avis ?


— C’est toi qui m’as poussé ?

— Qui d’autre ? confia l’ombre.

Soudain, j’entendis la voix de ma mère me demander, du bas de l’échelle qui grimpe au grenier, avec qui je pouvais bien discuter. Je lui ai répondu sans réfléchir que je parlais avec mon ombre. Évidemment, elle a répliqué que je ferais mieux d’aller me coucher, au lieu de dire des âneries. Les adultes ne vous croient jamais quand vous leur confiez des choses sérieuses.

L’ombre a haussé les épaules, j’ai eu l’impression qu’elle me comprenait. Je me suis éloigné de la lucarne et elle a disparu.


*

* *


J’ai fait un rêve vraiment étrange cette nuit-là. Je partais à la chasse avec mon père, et même si je n’aime pas la chasse, j’étais heureux de le retrouver. Je le suivais, mais il ne se retournait jamais et je ne pouvais pas voir son visage. L’idée de tuer des animaux ne me procurait aucun plaisir. Il m’envoyait en éclaireur à travers des champs immenses où s’élevaient de hautes herbes roussies par le soleil, que le vent faisait onduler doucement. Je devais progresser en tapant dans mes mains pour que les tourterelles s’envolent, alors il leur tirait dessus.

Pour empêcher ce massacre, j’avançais le plus lentement possible. Quand je laissais filer un lapin entre mes jambes, mon père me traitait de bon à rien juste capable de lever le mauvais gibier. C’est cette phrase qui m’a fait comprendre, dans mon rêve, que cet homme au loin n’était pas mon père, mais celui de Marquès. Je me trouvais à la place de mon ennemi, et ce n’était pas une sensation agréable du tout.

Bien sûr, j’étais plus grand et je me sentais plus fort que d’habitude, mais je ressentais une profonde tristesse, comme si un chagrin m’avait envahi.


Après la chasse, nous sommes rentrés dans une maison qui n’était pas la mienne. Je me suis retrouvé assis à la table du dîner, le père de Marquès lisait son journal, sa mère regardait la télévision, personne ne s’adressait la parole. Chez nous on parlait beaucoup à table ; quand papa était là, il me demandait comment s’était passée ma journée, et depuis son départ, maman m’interrogeait à sa place. Mais les parents de Marquès se moquaient bien de savoir s’il avait fait ses devoirs. J’aurais pu trouver ça épatant, en fait c’était tout le contraire, et j’ai compris d’où venait cette peine soudaine ; même si Marquès était mon ennemi, j’étais triste pour lui, triste de l’indifférence qui régnait dans sa maison.


*

* *


Quand le réveil a sonné, j’étais en nage. J’avais le souffle court et je me sentais aussi brûlant que par un jour de fièvre, mais soulagé que tout ça n’ait été qu’un cauchemar. Un grand frisson m’a parcouru et tout est redevenu normal. Ce matin-là, retrouver les murs de ma chambre a suffi à me rendre heureux.

En faisant ma toilette, je me suis demandé si je devais raconter à ma mère ce qui m’arrivait. J’aurais voulu partager ce secret avec elle mais je devinais déjà sa réaction.

La première chose que j’ai faite en descendant dans la cuisine a été de me précipiter à la fenêtre. Le ciel était couvert, pas la moindre trace de bleu à l’horizon, même pas de quoi tailler une culotte de marin comme disait mon père, quand il se résignait à annuler sa partie de pêche. J’ai bondi sur la télécommande pour allumer la télé.

Maman ne comprenait pas pourquoi je m’intéressais autant à la météo. J’ai raconté que je préparais un exposé sur le réchauffement climatique et je lui ai demandé de bien vouloir me laisser écouter sans interrompre tout le temps la dame qui annonçait qu’un front nuageux dû à une forte zone de dépression allait s’installer dans notre région pendant plusieurs jours. Moi aussi j’allais sacrément déprimer si le soleil ne revenait pas rapidement. Avec tous ces nuages, aucune chance de voir les ombres apparaître, impossible donc de rendre la sienne à Marquès. J’ai pris mon cartable et suis parti à l’école, avec une boule au ventre.


*

* *


Luc passait toutes les récrés assis sur le banc. Avec son attelle et sa béquille, il n’avait pas grand-chose d’autre à faire. Je l’ai rejoint et il m’a montré Marquès du doigt. Ce grand imbécile allait serrer les mains de tous les élèves de la classe et faisait semblant de s’intéresser aux discussions des filles.

— Tiens, aide-moi à marcher, j’ai la jambe tout ankylosée.

Je lui ai tendu la main et nous sommes partis faire quelques pas. Ça devait être mon jour de chance, au moment où on s’est approchés de Marquès, une minuscule éclaircie a percé le ciel obscur. J’ai regardé aussitôt le sol de la cour, c’était un véritable fouillis, toutes les ombres se chevauchaient, comme pour un conciliabule – on avait appris ce mot au cours d’histoire juste avant la récré. Marquès s’est retourné vers nous et nous a fait comprendre d’un regard que nous n’étions pas les bienvenus dans les parages. Luc a haussé les épaules.

— Viens, il faut que je te parle. Le jour du vote approche, m’a-t-il dit en s’appuyant sur sa béquille. Je te rappelle que les élections ont lieu vendredi, il serait temps que tu fasses quelque chose qui te rende un peu populaire.

Les mots de Luc avaient sonné comme une phrase d’adulte.

Le regarder boiter ainsi, le dos un peu voûté, me replongea aussitôt dans un drôle de songe. Je nous voyais à nouveau tous les deux, bien plus vieux que nous ne l’étions, encore plus vieux que la dernière fois dans la boulangerie. À croire que notre amitié avait duré toute une vie. Luc n’avait presque plus de cheveux, son front dégarni remontait jusqu’au milieu du crâne.