Il faisait beau ce matin-là dans la cour de récréation, je m’en souviens parfaitement, et pour cause ! Nos deux ombres se côtoyaient sur le bitume. Celle de Marquès mesurait un bon mètre de plus que la mienne, question de proportions, c’est mathématique. Je me suis déplacé subrepticement pour que mon ombre prenne le dessus. Marquès ne se rendait compte de rien, moi ce petit jeu m’amusait. Pour une fois c’était moi le plus fort, ça ne coûte rien de rêver. Marquès, qui continuait de me massacrer l’épaule, vit Élisabeth passer près du marronnier à quelques mètres de nous. Il se leva et me donna l’ordre de ne pas bouger, me laissant enfin tranquille.

Yves sortit de la remise où il rangeait son matériel. Il s’avança vers moi, et me regarda d’un air si sérieux que je me suis demandé ce que j’avais encore bien pu faire.

— Je suis désolé pour ton père, me dit-il. Tu sais, avec le temps, les choses finiront peut-être par s’arranger.

Comment pouvait-il déjà connaître la nouvelle ? Le départ de mon père ne faisait quand même pas la une de la gazette du village.

La vérité, c’est que dans les petites villes de province, tout se sait, aucun ragot n’échappe aux uns, avides du malheur des autres. Quand j’ai pris conscience de ça, la réalité du départ de papa m’est retombée une deuxième fois sur les épaules, tel un fardeau. Sûr que, dès le soir même, on en parlerait dans toutes les maisons des élèves de ma classe. Les uns rendraient ma mère responsable, pour les autres ce serait la faute de papa.

Dans tous les cas, je serais le fils incapable d’avoir rendu son père suffisamment heureux pour l’empêcher de partir.

L’année commençait franchement mal.

— Tu t’entendais bien avec lui ? me demanda Yves.

J’ai répondu oui d’un hochement de tête tout en regardant fixement le bout de mes chaussures.

— La vie est mal faite, moi mon père était un salaud. J’aurais tellement aimé qu’il quitte la maison. Je suis parti avant lui, pour ne pas dire à cause de lui.


— Papa n’a jamais levé la main sur moi ! rétorquai-je pour éviter tout malentendu.

— Le mien non plus, répliqua le gardien.

— Si vous voulez qu’on devienne copains, il faut se dire la vérité. Je sais bien que votre père vous frappait, il vous entraînait au fond du jardin pour vous donner une rouste avec sa ceinture.

Mais qu’est-ce qui m’avait pris de dire ça ? Je ne savais pas comment ces paroles étaient sorties de ma bouche. Peut-être que j’avais eu besoin d’avouer à Yves ce que j’avais vu ce fameux samedi alors que je rentrais de ma colle. Il me regarda droit dans les yeux.

— Qui t’a raconté ça ?

— Personne, répondis-je confus.

— Tu es soit un fouineur, soit un menteur.

— Je ne suis pas un fouineur ! Et vous, qui vous a dit pour mon père ?

— Je portais le courrier à Mme la directrice quand ta maman a appelé pour prévenir. La directrice était si consternée en raccrochant qu’elle en parlait à voix haute, répétant « Ces hommes, quels salauds, des vrais salauds ». Quand elle a pris conscience que je me trouvais en face d’elle, elle s’est sentie obligée de s’excuser. « Pas vous Yves », elle m’a dit. « Bien sûr pas vous », elle a même répété. Tu parles, elle pense pareil de moi, elle pense pareil de nous tous ; à ses yeux on est des salauds, mon petit, suffit d’être un homme pour appartenir au mauvais clan. Si tu avais vu comme elle était malheureuse quand l’école est devenue mixte. C’est bien connu, les hommes trompent leurs femmes, et on se demande avec qui ? Avec qui, sinon avec des femmes qui trompent aussi leurs hommes ? Et je sais de quoi je parle. Tu verras, quand tu seras grand.

J’aurais voulu faire croire à Yves que je ne savais pas de quoi il parlait, mais je venais de lui dire que notre camaraderie ne pourrait se construire sur le mensonge. Je savais parfaitement de quoi il parlait, depuis le jour où maman avait trouvé un tube de rouge à lèvres dans la poche du manteau de papa et que papa avait prétendu qu’il n’avait aucune idée de la façon dont il était arrivé là, jurant que c’était sûrement une mauvaise blague d’un copain de bureau. Papa et maman s’étaient disputés toute la nuit et j’en avais plus appris en un soir sur l’infidélité qu’avec tout ce que j’avais pu entendre dans les séries que maman regardait à la télé. Même sans image, c’est beaucoup plus authentique quand les acteurs du drame jouent dans la chambre à côté de la vôtre.

— Bon, je t’ai dit comment j’ai su pour ton père, reprit Yves, maintenant à ton tour.

La cloche sonnait la fin de la récré ; Yves a grommelé quelques mots et m’a ordonné de filer en cours. Il a ajouté que nous n’en avions pas fini, tous les deux. Il est reparti vers sa remise et moi vers ma classe.

Je marchai face au soleil et me retournai soudain ; l’ombre qui me suivait était à nouveau toute petite, celle qui devançait le gardien, bien plus grande. En ce début de semaine, une chose au moins était redevenue normale et ça me rassurait terriblement. Maman avait peut-être raison, j’avais trop d’imagination et ça me jouait parfois des sales tours.


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Je n’écoutai rien en cours d’anglais. D’abord je n’avais pas pardonné à Mme Schaeffer de m’avoir collé et puis de toute façon j’avais l’esprit ailleurs. Pourquoi ma mère avait-elle téléphoné à la directrice pour lui raconter sa vie, notre vie ?

Elles n’étaient pas meilleures amies que je sache, et je trouvais ce genre de confidence tout à fait déplacé. Est-ce qu’elle imaginait les conséquences pour moi quand la nouvelle se répandrait ? Je n’avais plus aucune chance avec Élisabeth. En supposant qu’elle aime les garçons à lunettes et de petite taille, ce qui déjà était une supposition relativement optimiste, qu’elle soit attirée par le contraire d’un Marquès, genre grand type baraqué et assez sûr de lui, comment pourrait-elle rêver d’un avenir avec quelqu’un dont le père avait quitté la maison pour toutes les raisons qu’on connaissait, la principale étant que son fils ne valait pas la peine de rester ?

J’ai ruminé cette pensée à la cantine, en cours de géographie, à la récréation de l’après-midi et sur le chemin de la maison. En rentrant chez moi, j’étais bien décidé à expliquer à ma mère la gravité du pétrin dans lequel elle m’avait fourré. Mais en tournant la clé dans la serrure, je me dis que ce serait trahir Yves ; ma mère rappellerait la directrice dès le lendemain pour lui reprocher de n’avoir pas su garder le secret, la directrice n’aurait pas besoin de mener une grande enquête pour découvrir l’origine de la fuite. En compromettant le gardien, je compromettais aussi les chances que notre camaraderie devienne un jour une belle amitié, et ce qui me manquait le plus dans cette nouvelle école, c’était un ami. Qu’Yves ait trente ou quarante ans de plus que moi m’était bien égal. Lorsque je lui avais mystérieusement chapardé son ombre, j’avais ressenti qu’il était digne de confiance. Il faudrait que je trouve un autre moyen de confondre ma mère.

Nous avons dîné devant la télé, maman n’était pas d’humeur à me faire la conversation. Depuis le départ de papa, elle ne parlait presque plus, comme si les mots étaient devenus trop difficiles à prononcer.

En allant me coucher, j’ai repensé à ce qu’Yves m’avait expliqué à la récréation : avec le temps les choses finissent parfois par s’arranger. Peut-être que dans quelque temps maman reviendrait me dire bonsoir dans ma chambre, comme avant. Cette nuit-là, même les rideaux tirés sur la fenêtre entrouverte sont restés immobiles, plus rien n’osait déranger le silence qui régnait dans la maison, même pas une ombre dans les plis du tissu.


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On pourrait croire que le cours de ma vie changea avec le départ de mon père, mais ce ne fut pas le cas. Papa rentrant souvent tard du bureau, j’avais depuis longtemps pris l’habitude de passer mes soirées en tête à tête avec ma mère. La promenade dominicale que nous faisions à bicyclette me manquait, mais je la remplaçai très vite par les dessins animés que maman me laissait regarder pendant qu’elle lisait son journal. À nouvelle vie, nouvelles habitudes ; nous allions partager un hamburger au restaurant du coin et nous nous promenions ensuite dans les rues commerçantes. Les boutiques étaient fermées, mais maman ne semblait pas toujours s’en rendre compte.

À l’heure du goûter, elle me proposait invariablement d’inviter des copains à la maison. Je haussais les épaules et lui promettais de le faire... plus tard.


Il avait plu tout octobre. Les marronniers avaient perdu leurs feuilles et les oiseaux se faisaient rares sur les branches dénudées. Bientôt leur chant se tut complètement, l’hiver ne tarderait pas.

Chaque matin, je guettais l’apparition d’un rayon de soleil, mais il me fallut attendre la mi-novembre pour qu’il perce enfin la couche des nuages.


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Aussitôt le ciel redevenu bleu, notre professeur de sciences naturelles organisa une sortie en plein air. Il ne restait que quelques jours pour aller collecter de quoi élaborer un herbier digne de ce nom.

Un autocar affrété pour l’occasion nous déposa en lisière de la forêt qui borde notre petite ville. Nous voilà, la section 6C au grand complet, affrontant l’humus et la terre glissante pour ramasser toutes sortes de végétaux, feuilles, champignons, herbes hautes et mousses aux couleurs changeantes. Marquès guidait la marche, tel un sergent-chef. Les filles de la classe rivalisaient de simagrées pour attirer son attention, mais pas un instant il ne quitta Élisabeth des yeux. À l’écart des autres, elle faisait celle qui ne s’en rendait pas compte, mais je n’étais pas dupe et je compris, déçu, qu’elle en était bien contente.