– Encore un voyage, mon ami ! Tu iras là-bas. Tu entreras, à la nuit close, dans la maison de cette malheureuse, tu sortiras le parchemin, tu l’étaleras sur les marches de l’escalier et tu repartiras sans te retourner. C’est son passeport pour la rédemption…

– Je le ferai !

– Nous le ferons, précisa Adalbert alors qu’ils regagnaient à pied par les petites rues nocturnes l’hôtel Europa. J’ai toujours adoré les histoires de fantômes !

Ce n’est qu’une fois dans l’hôtel qu’il obtint une approbation :

– Je serais content que tu viennes avec moi, mais j’espérais que tu me proposerais de m’accompagner à Jérusalem, fit Aldo en déposant le paquet du pectoral sur sa table de chevet et en en tirant la lettre que Jehuda Liwa avait glissée sous la toile.

– J’en avais bien l’intention ! En attendant qu’est-ce qu’on fait ?

– Il est trois heures du matin. Tu ne crois pas qu’on pourrait dormir un peu ? À mon réveil, j’appellerai chez moi pour savoir si Anielka est revenue. Il est temps que je lui arrache les griffes, à celle-là !

– Comment ?

– Je ne sais pas encore, mais je pense que l’annonce de l’extinction de sa famille devrait l’inciter à plus de compréhension. J’espère arriver à la convaincre d’aller vivre ailleurs…

– Je me demande, soupira Adalbert, si tu ne crois pas encore au Père Noël ? Bonne nuit, en attendant !

– Je serais étonné qu’elle soit mauvaise…

Il y avait longtemps, en effet, qu’Aldo n’avait dormi d’aussi bon cœur. L’anéantissement quasi total de la tribu Solmanski ainsi que la reconstitution du pectoral l’emplissaient d’une vraie joie qui se traduisit par un repos parfait. Vers le milieu de la matinée, il revint à la conscience avec l’impression de renaître accompagnée d’une formidable envie d’activité. Dès son réveil, il demanda Venise au téléphone et, en attendant, fit sa toilette – pour la première fois depuis des mois, il chanta sous la douche – et dévora un copieux petit déjeuner. Il allumait une cigarette en regardant un allègre petit soleil d’automne caresser les volutes modern style de sa fenêtre quand on lui passa la communication. Et tout de suite sa belle joie de vivre subit une rude atteinte :

– Aldo ! Enfin c’est vous ? fit au bout du fil la voix angoissée de Guy Buteau. Dieu soit loué ! Où êtes-vous ? Je vous croyais à Zurich mais au Baur on m’a dit que vous étiez parti depuis plusieurs jours en voiture avec monsieur Vidal-Pellicorne… Et nous, nous avons tellement besoin de vous !

– Nous sommes à Prague… mais, pour l’amour de Dieu, calmez-vous, mon ami. Qu’est-ce qui se passe ?

– Votre femme et votre cousine Adriana sont mortes… empoisonnées par un soufflé aux champignons… et Cecina ne vaut guère mieux.

– Empoisonnées ? Mais ça s’est passé où ?

– Ici, bien sûr. Au palais ! … Anielka entendait fêter avec la comtesse Orseolo sa prochaine prise de pouvoir. Elle avait ordonné à Cecina de leur cuisiner un dîner français… Elles ne l’ont jamais fini.

– Vous voulez dire que Cecina les a…

– Oui… et ensuite elle en a mangé aussi, de ce soufflé, mais…

Le téléphone se mit soudain à crépiter, Aldo n’entendit plus rien en dépit de ces « allô ! » frénétiques. Sinon la voix de la préposée de l’hôtel :

– Désolée, Monsieur, il doit s’être passé quelque chose… un orage peut-être, mais la ligne est interrompue !

Aldo raccrocha si violemment que l’appareil sauta et tomba. Sans plus s’en occuper, il se rua chez Adalbert qu’il trouva installé dans son lit en train de déguster un café viennois mousseux à souhait et tout enveloppé des fumées d’un odorant cigare. L’archéologue offrait une telle image de la béatitude que Morosini eut presque honte de troubler une félicité si bien gagnée.

– Quelle belle journée, hein ? émit Adalbert. Il y a longtemps que je ne me suis pas senti aussi bien. Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?

– Toi, je ne sais pas, mais moi je prends le premier train pour Vienne où je pense attraper le Vienne-Trieste-Venise…

– Qu’est-ce qu’il y a, le feu ?

– Presque… il faut que je rentre au plus vite. En quelques mots, Aldo raconta sa trop brève communication téléphonique. Adalbert s’étrangla dans son café, jeta son cigare et sauta à bas de son lit…

– Je vais avec toi ! Pas question de te laisser rentrer tout seul.

– Et ta voiture ? Tu vas l’abandonner ?

– Ah, c’est vrai ! Écoute, va prendre ton train, moi je règle l’hôtel, je fais le plein et je repars. Je te rejoins là-bas… Pas fâché de voir d’ailleurs si je peux battre le chemin de fer !

– La route n’est pas facile, alors pas d’imprudences, s’il te plaît. J’ai mon compte de catastrophes !

Il se dirigeait vers la porte. Adalbert le rappela :

– Aldo !

– Oui ?

– Tu peux être franc avec moi ? Anielka et la meurtrière de ta mère, ça ne doit pas te causer une peine immense ?

– C’est vrai, mais Cecina, c’est autre chose ! Elle fait partie de moi et l’idée qu’elle m’ait tout sacrifié jusqu’à sa vie, ça, crois-moi, c’est intolérable…

Le dernier mot buta sur un sanglot. Aldo se jeta hors de la chambre dont il claqua la porte derrière lui. Dix minutes plus tard, un taxi le conduisait à la gare.

Prévenu par le télégramme qu’Aldo avait pris la peine d’envoyer avant de quitter l’Europa, Guy Buteau l’attendait à la gare de Santa Lucia avec le motoscaffo. Dans ce matin de novembre gris et pluvieux, l’ancien précepteur vêtu de noir ressemblait à l’image même de la désolation en dépit de l’angle guilleret sous lequel il plaçait toujours son chapeau melon. Lorsqu’il vit paraître Morosini, il se jeta dans ses bras en pleurant sans pouvoir dire un mot.

Jamais Aldo ne l’avait vu pleurer. La douleur de cet homme fin et courtois, toujours si discret, lui serra le cœur :

– Est-ce que… Cecina est ? …

Le vieux monsieur se redressa en tamponnant ses yeux :

– Non… pas encore ! C’est presque un miracle… on dirait qu’elle attend quelque chose !

– Mais enfin, comment cela s’est-il passé ?

– Madame Anielka, comme je vous l’ai dit, avait invité votre cousine pour fêter ce qu’elle appelait sa prise de pouvoir. Cecina n’a rien dit mais elle m’a fait savoir qu’elle aimerait que je sois absent. Ça tombait bien : je dînais chez Massaria. Elle a envoyé Livia au cinéma et Prisca chez sa mère en disant que, pour deux personnes seulement, elle et Zaccaria suffiraient. Après le premier plat qui était une bisque, Cecina se plaignit de douleurs « dans ses intérieurs » comme elle disait et expédia son mari chez Franco Guardini pour lui chercher de la magnésie…

– Il devait être fermé à cette heure ?

– Justement. Elle savait qu’il ouvrirait mais que ça prendrait du temps. Ensuite, elle a servi elle-même un magnifique soufflé aux truffes et aux champignons. Je vous l’avoue, je ne connais rien aux champignons. Toujours est-il que ceux dont Cecina s’est servi étaient mortels : les deux femmes ont dû mettre un quart d’heure environ à mourir. Ensuite, Cecina a mangé elle-même de son soufflé…

– Comment se fait-il alors…

– Qu’elle ne soit pas morte peu après ? C’est grâce à Zaccaria. Il a trouvé suspectes les soudaines douleurs de sa femme ; il s’est douté qu’elle préparait quelque chose et, au lieu d’aller chez Guardini, il s’est précipité chez Mlle Kledermann…

La valise d’Aldo lui tomba des mains et faillit rouler dans le canal :

– Lisa ? Ici ?

– Mais oui. Au début de cette année, elle a acheté discrètement, avec l’aide de notre notaire, le petit palais de San Polo où elle s’est installée avec une servante et un domestique pour y vivre sous un nom d’emprunt. Cecina allait la voir souvent. Elle disait que c’était bon pour son moral et je la crois volontiers… Elle était toujours plus gaie quand elle en revenait ; Zaccaria aussi d’ailleurs !

– Et vous ? Vous étiez au courant ?

– Oui, pardonnez-moi ! … Voyez-vous, à la fin de l’année dernière Cecina a écrit à Mlle Lisa pour lui expliquer comment vous avez été amené à épouser lady Ferrals. Alors elle a décidé de revenir et, chez elle, nous avons formé un petit club dont le but était de veiller au grain et de vous protéger le plus possible, parce que nous étions persuadés qu’auprès de cette malheureuse vous étiez en danger. Surtout quand vous avez annoncé votre intention de faire annuler votre mariage…

Les deux hommes embarquèrent dans le rapide canot dont Zian, en deuil lui aussi, garda les commandes, Aldo se contentant de s’asseoir à l’arrière avec son vieil ami :

– À l’hôpital ! ordonna M. Buteau, mais pas trop vite que nous puissions parler…

Le bateau démarra lentement, recula puis s’engagea dans le Grand Canal.

– Pourquoi ne m’avoir rien dit ? reprocha Morosini. Moi aussi, cela m’aurait fait du bien !

– Vous n’auriez pas pu vous empêcher d’aller la voir, et tout Venise en aurait conclu que vous aviez une maîtresse. Et surtout, elle ne voulait pas que vous connaissiez sa présence. Question d’orgueil, mon cher Aldo !

– Mais pourquoi ?

– Nous savons tous que vous l’aimez… mais le lui avez-vous jamais dit ?

– J’avais bien trop peur qu’elle me rie au nez. N’oubliez pas qu’elle a été ma secrétaire pendant deux ans et qu’elle n’a rien ignoré de mes aventures… sentimentales. Et puis, quand elle est venue m’apporter l’opale, quand j’aurais dû n’avoir d’autre geste que tendre les bras, Anielka est entrée… et Lisa s’est enfuie.

– Oh, elle avait bien l’intention de ne plus vous revoir. Sans Cecina, ce serait chose faite…

– Mais comment se trouvait-elle à Zurich ces jours derniers ? Elle est apparue pour me sauver au moment même où la femme qui portait mon nom m’accusait de meurtre.