LE RUBIS DE JEANNE LA FOLLE

Le boiteux de Varsovie tome 4

Première série

Juliette Benzoni


Résumé :

Dernier tome de la première série de la saga du Boiteux de Varsovie, Aldo et ses amis nous entraîne dans une nouvelle aventure. Le prince Aldo Morosini réussira-t-il à s’emparer de la quatrième pierre du pectoral, le rubis cabochon de la reine espagnole Jeanne que l’on surnommait « la Folle », la plus belle mais aussi la plus malfaisante des pierres qu’amateurs d’art et redoutables gangsters convoitent aussi ? Trouvera-t-il enfin l’amour et retrouver celle qu’il aime, et s’en sortira-t-il vivant malgré tous les ennemis l’entourant de toutes parts ?

De Séville à Prague, puis à Zurich, Aldo Morosini, aidé de son ami archéologue Adalbert Vidal Pellicorne, va traquer la pierre qui est la plus malfaisante et la plus sanglante de toutes. Mais, sur son chemin, il devra faire face au danger que représentent Anielka, la femme qu’on lui a imposée et sa sulfureuse famille. Dans ce quatrième et dernier tome de la saga du Boiteux de Varsovie, Juliette Benzoni nous entraîne dans des aventures pleines de rebondissements et de suspense où l’amour et l’argent tuent.







Première partie LE MENDIANT DE SÉVILLE 1924

  CHAPITRE 1 UNE ÂME EN PEINE


La fête avait quelque chose de magique. Peut-être parce que, ce soir, elle naissait de la plus pure tradition andalouse traduite à miracle par la voix exceptionnelle d’un enfant…

Assis sur une chaise près de la fontaine, vêtu d’un costume noir et d’une chemise blanche, les mains posées bien à plat sur les cuisses, le cou tendu et les yeux levés comme pour interroger les étoiles haut plantées dans la voûte bleue du ciel, Manolo, indifférent à la foule qui l’entourait, laissait jaillir sa voix pure en une soleâ d’une grande beauté. À son côté, le guitariste debout, un pied posé sur un tabouret, se penchait vers lui avec une sorte de sollicitude.

Vrai filigrane sonore, la phrase musicale s’élançait limpide, coupée d’étranges plaintes, puis reprenait son vol. L’assistance retenait son souffle, envoûtée par une si parfaite expression du « cante jondo », le « chant profond » venu du fond des âges où se rejoignaient la musique liturgique de Byzance, celle des rois maures de Grenade et l’apport fougueux des bandes gitanes immigrées au XVe siècle. C’était la racine même du flamenco avant l’apport des cafés de Triana ou du Sacro Monte ; un extraordinaire moment d’art pur…

Comme un charme qui se brise, la ligne mélodique cassa net, générant un instant de silence suivi d’un tonnerre d’applaudissements sous lequel le jeune garçon salua gravement.

Il n’avait pas quatorze ans mais déjà il était célèbre. Deux ans plus tôt, ce gamin gitan remportait haut la main le concours de chant que venaient de fonder, à Grenade, le poète Federico Garcia Lorca et le musicien Manuel de Falla. Depuis on se l’arrachait. Tout au moins, on essayait. Ceux qui veillaient à la jeune carrière du petit chanteur opéraient une rigoureuse sélection. Mais quelle barrière pouvait résister à dona Ana, dix-septième duchesse de Medinaceli, dès l’instant où elle avait décidé d’en faire le clou de la soirée que, en l’honneur de la Reine, elle donnait pour la San Isidro ?

Debout à quelques pas des deux dames dans le grand patio illuminé par des centaines de bougies et de petites lampes à huile qui exaltaient la splendeur des azulejos, le prince Morosini oubliait volontiers le chanteur pour mieux contempler l’hôtesse et son invitée, tant leur beauté quasi nordique tranchait parmi les peaux et les chevelures brunes. Blonde en effet comme on l’est à Venise, les traits ciselés par un burin délicat autour de grands yeux clairs, la femme la plus titrée d’Espagne après la duchesse d’Albe se tenait debout auprès du fauteuil de sa souveraine dont les trente-six ans et les sept maternités n’atténuaient en rien la beauté. La blondeur anglaise de la Reine, son teint de camélia et ses yeux d’aigue-marine s’accommodaient à merveille du haut peigne andalou et des dentelles qui en coulaient. Liées par une véritable amitié – la reine Victoria-Eugénia était la marraine de la petite Maria-Victoria, fille de la duchesse qui occupait la charge de dame d’honneur – un âge à peu près semblable et un même sens de l’élégance, les deux femmes semblaient vraiment sorties d’un tableau de Goya dont l’œuvre et l’époque servaient de thème à la magnifique fête donnée à la Casa de Pilatos, le palais sévillan des Medinaceli dont le charme enchantait Morosini.