Attente brève. La rencontre a été bien réglée par des gens qui connaissent leur métier. Ceux de France sont à peine au coin du pont qu’apparaît une litière un peu poussiéreuse. Dedans, une minuscule Marguerite de trois ans, blonde et rose comme une vraie poupée. Quand la lourde machine s’arrête, un garçon d’une douzaine d’années qui est le Dauphin s’avance, écarte les rideaux de velours qui ferment la litière et montre à tous sa future épouse assise sagement entre ses deux gouvernantes : Mme de Ravenstein, la Flamande, et Mme de Segré, la Française. À cet instant, sur les remparts du château, les trompettes d’argent font entendre leur sonnerie. Puis ce sont les cloches de Saint-Denis et de Notre-Dame-de-Grève qui se mettent à sonner tandis que le couple juvénile, se tenant par la main, monte au milieu des acclamations vers le château où l’attend la reine Charlotte, seconde épouse de Louis XI et mère du dauphin Charles.
Le jeune prince n’est pas beau. Il a un grand nez, des lèvres trop épaisses et le dos un peu arrondi mais la petite Marguerite le trouve aimable. Le lendemain, dans la chapelle, les deux enfants sont unis par une sorte de mariage provisoire. La cour est au complet autour d’eux. Seul manque le roi. Cette union est pourtant son œuvre patiemment réalisée car elle fait rentrer dans le royaume la dot fabuleuse de Marguerite : l’Artois, la Bourgogne, le Charolais et le Mâconnais. Mais Louis XI, à l’heure où sonnent les cloches, est quasi mourant dans son château de Plessis-lez-Tours où il attend son heure dernière sous la garde de saint François de Paule.
Deux mois plus tard, il est mort. Sa fille Anne dont il avait coutume de dire qu’elle était la moins folle femme de France « car de sage il ne s’en connaissait pas » devient régente durant la minorité de son jeune frère. Autant dire qu’elle va mener toutes choses d’une main vigoureuse, à commencer par la petite troupe d’enfants royaux dont elle a la garde. En effet, outre Charles et Marguerite, celle que l’on appelle Madame la Grande élève à Amboise une orpheline pauvre, une cousine, Louise de Savoie qui, pour la toute petite reine, sera toujours une amie fidèle et sûre. Un jour, bien plus tard, après le désastre de Pavie, les deux princesses signeront ensemble la paix des Dames : Louise pour son fils François Ier, Marguerite pour son neveu Charles Quint. Et ce jour-là leur amitié, comme la tendresse que Marguerite garde au « grand verger françois » pèseront d’un certain poids dans la balance politique.
Pour l’instant, nul n’imaginerait destin à la fois si dramatique et si illustre. On vit agréablement à Amboise. Le château jadis construit par la famille du même nom et qui lui appartenait jusqu’à ce que Charles VII confisque le domaine a été, depuis longtemps déjà, attribué par Louis XI à une femme dont il ne s’occupe guère – la sienne – et à des enfants qu’il considère surtout comme des pions d’échiquier. Depuis l’arrivée de Marguerite, la vieille demeure jouit d’une atmosphère presque familiale. Une tendresse profonde et mutuelle unit le jeune roi à sa petite reine. Il lui porte des présents, des colombes aussi douces qu’elle-même et, en principe, rien ne devrait ternir ce ciel pur parce que encore enfantin.
En principe ! Mais existe-t-il des principes pour le jeu politique ? En 1491, une grave nouvelle réussit à faire trembler Madame la Grande : la jeune duchesse de Bretagne, Anne, qui va sur ses quinze ans, vient d’accorder sa main à l’empereur Maximilien, père de Marguerite. C’est à la fois une offense pour Charles VIII car, vassale, la duchesse ne saurait se marier sans le consentement du roi de France… et un danger. Cela signifie en effet l’Allemand installé aux confins du royaume, coupant la France en deux s’il lui en prend fantaisie. Il faut à tout prix empêcher le mariage et, pour cela, un seul moyen : il faut que Charles épouse Anne de Bretagne.
Courageusement, le jeune roi défend Marguerite et son bonheur mais contre une sœur aînée en qui s’incarne – et avec quel éclat ! – le principe monarchique, il n’est pas de taille. Bon gré, mal gré, il lui faut partir pour Nantes dans le dessein officiel de ramener la duchesse à une plus saine compréhension de ses devoirs.
Hélas, en fait de raison, c’est lui qui, à Nantes, perd la sienne. Tombé amoureux d’Anne, Charles oublie du même coup Marguerite, l’Artois et la Franche-Comté. Il convainc Anne de renoncer à devenir impératrice pour devenir reine de France et, le 6 décembre 1491, au château de Langeais, il l’épouse puis gagne le château de Plessis-lez-Tours pour y passer sa lune de miel. À Amboise, c’est le silence. Un silence qui ne va pas durer : un an après le mariage, Marguerite qui a espéré, contre vents et marées, contre toute probabilité, pouvoir continuer à vivre au château reçoit l’invitation à s’éloigner. C’est, en fait, un ordre à peine déguisé par les formules protocolaires : la nouvelle reine est jalouse d’elle et exige son départ.
Alors Marguerite s’en va. On l’installe d’abord au triste château de Melun, le temps d’essayer d’arranger les choses avec un Maximilien mécontent à double titre. Qui ne le serait ? On lui prend sa fiancée et on lui renvoie sa fille. Enfin, la jeune fille va retrouver la liberté : celle de rejoindre, en Flandre, sa grand-mère Marguerite d’York qui, déjà, lui prépare un autre destin. Un destin étrange et fastueux : d’abord mariée à Juan, prince des Asturies, Marguerite se retrouve veuve peu de temps après. Plus tard, on la marie au beau duc de Savoie, Emmanuel-Philibert, dont elle tombe éperdument amoureuse. C’est enfin le bonheur jusqu’à ce qu’au retour d’une chasse le duc boive un verre d’eau glacée qui le mène au tombeau. Un tombeau que Marguerite voudra à la mesure de sa douleur : immense et somptueux. Ce sera l’admirable église de Brou, près de Bourg-en-Bresse, aux blanches pierres de laquelle est confié le corps du bien-aimé ; un fabuleux cadeau fait, sans le savoir, au cher « verger françois ». Veuve à nouveau c’est en tant que gouvernante des Pays-Bas que Marguerite va écrire en grandes lettres son nom dans l’Histoire avant de revenir dormir, à Brou, de son dernier sommeil.
Mais revenons en arrière et surtout à Amboise où Charles VIII a entrepris toute une série de bâtiments neufs et où il fait dessiner de grands jardins pour plaire à sa petite Bretonne. Il l’y entoure d’une cour brillante mais « de ces grands biens » lui non plus ne va guère profiter : le 7 avril 1498, se rendant en compagnie de la reine en une galerie surplombant le jeu de paume, Charles se heurte rudement le front contre le linteau de pierre d’une porte basse et trépasse à la fin du jour. D’aucuns prétendent que le résultat fatal fut obtenu, non par la porte trop basse, mais par une orange pas trop fraîche. Le secret en appartient désormais à Dieu.
Le nouveau roi, c’est le turbulent cousin d’Orléans qui devient le sage Louis XII et qui épouse la veuve de son prédécesseur après avoir répudié au moyen d’un procès crucifiant la pauvre Jeanne de France, fille de Louis XI, sainte et douce créature mais boiteuse et disgraciée. Louis délaisse Amboise, lui préférant son château de Blois, et c’est Louise de Savoie, la cousine pauvre d’autrefois, l’amie de Marguerite d’Autriche, veuve du comte d’Angoulême, qui s’y installe avec ses deux enfants François et Marguerite. Louise ne fait que reprendre d’anciennes habitudes mais, pour les deux enfants, Amboise va représenter ce paradis d’enfance que l’on ne peut oublier. Ni l’un ni l’autre ne songe à la politique, laissant à Louise ses noirs soucis. François est en effet l’héritier présomptif de Louis XII tant qu’Anne de Bretagne n’aura pas réussi à donner à la France un dauphin. Ses grossesses répétées qui finissent mal font endurer l’enfer à Louise de Savoie.
En octobre 1509, le temps des ris et des jeux s’achève pour sa fille, cette « Marguerite des Marguerites » qui est en vérité la plus accomplie des princesses. C’est le temps des larmes qui est venu et des larmes amères contre lesquelles le charme des jardins d’Amboise demeure impuissant : par ordre de la reine Anne, Marguerite doit épouser le duc d’Alençon, un cousin qui a vingt ans de plus qu’elle. Mais, en fait, l’âge ne serait qu’une gêne mineure si le cœur de la jeune fille n’était déjà pris ailleurs. Et par qui ? Le charmant, le vaillant, le superbe, le légendaire Gaston de Foix à qui d’ailleurs les « fumées et gloires d’Italie » seront bientôt fatales à la bataille de Fornoue. Et Marguerite, qui ne sait pas encore qu’elle sera un jour reine de Navarre, pleure tandis que son frère François court les filles et les aventures en attendant que la couronne de France lui tombe sur la tête.
En 1515, année fameuse dans la mémoire des écoliers de tous les temps, c’est chose faite et la cour du roi François Ier et de la reine Claude – fille de Louis XII et duchesse de Bretagne – s’installe à Amboise. Et quelle cour ! Un magicien règle ses fêtes et imagine pour elle des merveilles : c’est tout simplement le grand Léonard de Vinci que François Ier a installé au pied du château dans le charmant manoir du Clos-Lucé où le sourire de la Joconde s’épanouira jusqu’à la mort du vieux maître.
C’est après celle de Louise de Savoie, survenue en 1531, qu’Amboise va retrouver le silence. Le roi construit Fontainebleau et, en pays de Loire, l’étourdissant Chambord pour un sourire de Mme de Châteaubriant. Puis, c’est l’heure noire entre toutes.
Alors que le frêle François II, l’époux de Marie Stuart, séjourne au château, une conspiration protestante éclate. Elle est menée officiellement par La Renaudie mais en sous-main par le prince de Condé. Le roi est en danger et la cour vit des jours d’angoisse, mais bientôt c’est la délivrance. Le mot, malheureusement, signifie massacre. Durant treize jours, du 17 au 30 mars 1560, on pend, on décapite, on écartèle à Amboise et le balcon de fer qui borde la salle des États porte ces mêmes fruits atroces que porteront quatre siècles plus tard les balcons de Tulle. La mort fauche impitoyablement les conjurés et le jeune couple royal assiste, impassible, aux pires exécutions. Quand la cour se retire, au lendemain de l’horreur, elle laisse en souvenir quatre têtes de meneurs exposées sur la place du Grand-Carroi. C’en est fini d’Amboise demeure de plaisance. Commencera bientôt le temps d’Amboise prison d’État.
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