Or, Philippe d’Orléans, fin psychologue, se prend un jour à confesser la jeune comtesse d’Évreux et, à sa grande stupeur, finit par apprendre que son époux n’a jamais daigné en faire sa femme selon l’amour. Généreuse, Anne-Marie attribue ce dédain au fait qu’elle et son époux habitent toujours l’hôtel du financier et que cette cohabitation rappelle trop quotidiennement ses origines plébéiennes.

Fort de cette confidence, le Régent convoque le mari récalcitrant et lui tient à peu près ce langage : « Vous aurez votre capitainerie et je vous en porterai le brevet moi-même quand vous habiterez un hôtel vous appartenant. »

C’est un ordre déguisé. Aussitôt Évreux se met en campagne, achète au financier Law un terrain de mille deux cents toises d’une valeur de 77 090 livres situé sur l’ancien « marais des Gourdes ». Comblés, ces marais forment à présent un beau terrain situé entre le Grand Cours – futurs Champs-Élysées – et le village du Roule.

L’architecte Mollet se met au travail sur ce terrain et, à la fin de l’année 1718, l’hôtel d’Évreux est inauguré au cours d’une fête donnée dans les salons du rez-de-chaussée. Il n’est pas question de visiter le premier étage car, toujours fidèle à son avarice, le maître des lieux n’a pas jugé utile de le faire décorer. Il n’en reçoit pas moins le brevet tant désiré mais ne s’en va pas pour autant frapper à la porte de sa femme.

C’est au cours de cette fête inaugurale que la jeune Anne-Marie comprend son erreur en voyant la maîtresse en titre de son époux, la duchesse de Lesdiguières, s’efforcer de prendre ouvertement sa place. Elle sait à présent qu’elle ne sera jamais la femme de son mari et d’ailleurs elle s’aperçoit en même temps d’une étrange opportunité : elle ne le souhaite plus.

Quelques mois plus tard, après avoir demandé la séparation de corps et de biens, Anne-Marie quittait l’hôtel d’Évreux pour rentrer chez son père où elle mourut en 1729, à peine âgée de trente-cinq ans. De son côté, le mari, usé par les débauches, apoplectique et retombé en enfance, trouva le moyen de lui survivre de nombreuses années dans le palais qu’il avait fait construire et où il entretenait un train chiche. Ce n’était plus guère qu’un déchet humain quand la mort le prit en 1753. Quelques mois plus tard, l’hôtel d’Évreux devenait la propriété de la marquise de Pompadour.

Quand elle achète l’hôtel, la marquise n’est plus favorite qu’en titre. Sa santé jointe à une certaine froideur de tempérament lui interdit l’alcôve royale mais elle demeure pour Louis XV la confidente, l’amuseuse, l’amie irremplaçable. Elle le demeurera encore plus de dix ans mais, elle le sait, sa situation de maîtresse platonique a des pieds d’argile. Le roi tient à elle, certes, mais qui peut dire si son cœur et surtout ses sens ne vont pas un jour ou l’autre l’attacher à quelque jolie femme particulièrement habile… aussi habile qu’elle l’a été elle-même ?

La Pompadour sait également qu’ils sont nombreux ceux qui, sous les lambris dorés de Versailles, la détestent et guettent sa chute. Alors, elle s’est cherché à Paris une maison agréable, une maison qui sera la sienne, achetée par elle, payée de ses deniers, arrangée selon son goût. Ce sera l’hôtel d’Évreux qui d’ailleurs gardera ce nom.

Tout de suite elle s’est mise à l’œuvre, remaniant profondément les intérieurs, décorant enfin le premier étage qui a été beaucoup négligé, attirant à elle selon son habitude les meilleurs artistes du temps afin de recevoir un jour le roi dans un cadre digne de lui et digne d’elle. En réalité elle ne séjournera pas beaucoup dans sa belle maison parisienne car Louis XV ne permet guère qu’elle s’éloigne de lui.

Alors, elle y installe son frère, le marquis de Marigny, qui est surintendant des Bâtiments du roi, et aussi son fidèle intendant à elle, Collin. C’est au marquis que Paris est redevable de l’avenue qui porte aujourd’hui son nom. C’est encore lui qui donnera leur forme définitive aux jardins du futur Élysée après l’échec du fameux potager de Mme de Pompadour. La marquise souhaitait en effet un potager aussi beau que celui du roi à Versailles mais les débuts de ses installations soulevèrent une véritable tempête chez les Parisiens : le potager barrait le Grand Cours et la popularité de la favorite n’avait rien à y gagner.

Quand meurt la marquise, le 15 avril 1764, c’est le roi qui hérite de l’hôtel mais seulement de l’hôtel : le mobilier et les collections sont dispersés au feu des enchères. De quoi faire rêver un commissaire-priseur du XXIe siècle !

Curieusement Louis XV décide que l’hôtel d’Évreux servira désormais à loger les ambassadeurs étrangers. Ce sera l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires. Comme le roi décide en même temps d’y empiler les meubles et objets du mobilier royal, car le garde-meuble n’est pas encore construit, aucun ambassadeur ne s’aventure dans ce fatras. Il y aurait trouvé à peu près autant de confort que dans une boutique de brocanteur.

Quand l’architecte Gabriel eut construit les deux palais à colonnades qui honorent toujours la place de la Concorde, l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires perd à la fois son nom et sa fonction de garde-meuble. On le vide consciencieusement. Louis XV, ne sachant plus qu’en faire alors, le vend à l’abbé Terray, son contrôleur général des Finances qui, en bon collecteur d’impôts, est extrêmement impopulaire. C’est de son nom qu’une nuit un Parisien facétieux recouvrit la plaque indiquant la rue Vide-Gousset.

Terray est aussi un homme prudent. Le joli palais planté en plein milieu de Paris lui paraît un peu trop voyant et il se hâte de le vendre sans l’avoir jamais habité. Il le vend à un financier, le richissime Nicolas Beaujon, qui le paie un million de livres et s’y installe aussitôt que possible.

Si le comte d’Évreux ne s’est intéressé qu’au rez-de-chaussée, Beaujon, lui, s’occupe surtout du premier étage et de ses appartements privés. Sous son règne, « l’hôtel Beaujon » connaît un luxe et un raffinement plus grands encore qu’au temps de Mme de Pompadour. Que l’on juge plutôt d’après ce passage du livre que Merry Bromberger consacra à l’Élysée au temps du financier : « Son lit était une corbeille de roses peintes ; un jeu de glaces le faisait s’éveiller le matin dans ses draps de linon au milieu des parterres de fleurs étendus sous ses fenêtres. Le soir, il se couchait dans une féerie : on éclairait pour enluminer ses rêves les arbres et les statues du parc de feux de Bengale couleur d’or en fusion. Sa salle de bains, tendue de mousseline à petits bouquets doublée de rose était si ravissante que Mme Vigée-Lebrun venue pour faire le portrait de Beaujon voulut absolument s’y baigner. »

Ajoutons que l’un des salons du rez-de-chaussée porte le nom évocateur de salon d’argent ! On pourrait imaginer que l’usager de tant de merveilles est quelque beau jeune homme, un rien éphèbe, quelque Narcisse passionnément épris de sa propre beauté ? Il n’en est rien. Ce serait même une tragique erreur car à cinquante-sept ans – quand il achète l’hôtel en 1775 – Beaujon est obèse, perclus de rhumatismes et ne se déplace que dans une petite voiture. Il ne voit plus très clair, n’entend plus très bien et son estomac délabré lui interdit de goûter aux fabuleux festins qu’il offre royalement à ses innombrables amis. Quant aux femmes, s’il les adore, il n’y touche plus guère mais il aime à s’en entourer comme il aime à s’entourer de fleurs.

Ainsi, le soir, laissant ses hôtes festoyer, il se retire dans sa chambre avec tout un bouquet de jolies femmes qui s’installent autour de son lit pour bavarder, rire et parfois chanter. Il les appelle ses berceuses et choisit toujours les mêmes, la favorite étant une certaine Mme de Falbaire entre les bras de laquelle d’ailleurs il s’éteindra le 20 décembre 1746, inaugurant ainsi sans le vouloir une sorte de tradition à laquelle l’un des présidents de la IIIe République sacrifiera tout aussi involontairement.

Mécène fastueux, hôte royal, Beaujon était surtout un homme simplement généreux. Deux ans avant sa mort, il avait fait construire au faubourg du Roule un grand hospice pour les indigents qui est devenu par la suite l’hôpital Beaujon.

La femme qui va lui succéder dans son palais portera devant l’Histoire le nom bizarre de citoyenne Vérité.

Pourtant, quand elle achète l’hôtel Beaujon après la dispersion aux enchères des trésors accumulés par le financier, Louise-Bathilde d’Orléans, duchesse de Bourbon par son mariage, n’imagine guère qu’elle portera un jour ce nom baroque. Elle a trente-sept printemps et sait déjà que ni un grand nom ni une belle fortune ne peuvent apporter le bonheur.

Elle y croyait pourtant quand, à vingt ans, elle épousait par amour – amour payé de retour – le fils aîné du prince de Condé, le jeune duc de Bourbon. Elle a alors connu quelques mois de bonheur dans un décor que, cependant, on n’imagine guère créé pour ce tendre mot, le Palais-Bourbon, ce monument imposant et vaguement rébarbatif où s’agitent périodiquement nos députés.

Mais après la naissance d’un fils qui sera le jeune et malheureux duc d’Enghien, le fusillé des fossés de Vincennes, Louise-Bathilde a perdu tout intérêt pour son époux qui le lui fait savoir sans trop de délicatesse. Un jour, en effet, où elle s’apprête à partir pour le château de Chantilly, domaine privilégié des Condé, la jeune femme reçoit un billet aux termes peu équivoques : « Il est inutile, Madame, que vous preniez la peine de venir nous trouver car vous déplaisez autant à mon père qu’à moi-même et à toute la société. » On ne saurait être plus brutal.

Privée d’un fils qu’elle ne voit jamais, chassée de sa demeure normale, Louise-Bathilde cherche à se consoler et prend des amants : le chevalier de Coigny, le comte d’Artois qui la traite d’une manière indigne et quelques autres moins connus. Jusqu’à ce qu’elle rencontre l’amour sous les traits d’Alexandre de Roquefeuille, jeune officier de marine dont elle a une fille, Adélaïde-Victoire, qu’elle fait élever auprès d’elle en la faisant passer pour sa filleule.