Lorenza l’aima tout de suite. Peut-être parce qu’elle était absolument le contraire de celle où elle avait vécu son martyre, plutôt sinistre avec ses meubles d’ébène, ses tentures sombres et son obscurité. Ici, plusieurs chandeliers en argent massif chargés de bougies rouges éclairaient les lambris bleu clair discrètement rechampis d’or, ainsi que les tentures de brocart assorties. Meubles et sièges avaient la grâce de la Renaissance et la table à coiffer où trônait un beau miroir de Venise étalait un assortiment de flacons de cristal et de peignes, brosses et objets de coquetterie en vermeil. Un bon feu brûlait dans la cheminée de marbre turquin et des tapis bleus et rouges réchauffaient le parquet ciré à glace. Naturellement, il y avait profusion de fleurs dont une brassée d’œillets blancs fournis par l’orangerie qui emplissait un grand vase chinois et embaumaient l’air ambiant.
— Monsieur le baron en a fait mettre beaucoup trop, observa dame Benoîte en frottant les longs cheveux de Lorenza avec des carrés de soie pour les faire briller davantage encore. Demain nos jeunes époux auront mal à la tête ! ajouta-t-elle.
— Ils n’auront qu’à ouvrir la fenêtre ! dit la duchesse.
— Alors ils auront froid !
— Cessez donc de dire des sottises, Benoîte ! reprit Clarisse. L’amour est le meilleur chauffage que je connaisse ! Venez-vous mettre au lit maintenant, ma chère enfant !
— Avec votre permission, je préférerais attendre mon époux ici !
Non qu’elle redoutât que Thomas lui tombe dessus comme l’avait fait le précédent mais elle refusait d’instinct le moindre détail susceptible de le rappeler. Elle n’était plus vêtue que d’une longue chemise de fine dentelle sous un peignoir de soie blanche qu’il serait facile de laisser tomber quand le moment serait venu. Et puis elle trouvait du réconfort à se regarder dans le miroir. L’image qu’il lui renvoyait était ravissante et elle voulait s’en assurer jusqu’à l’instant ultime. Elle aurait eu tellement honte de s’offrir, vierge sans doute mais déchirée par l’épreuve subie et dont, le premier, Thomas avait pu contempler le résultat : un corps lacéré, saignant, bleui par le froid. C’était debout qu’elle irait à lui !
— Pourquoi pas, après tout ! fit rondement la duchesse. Cette vieille habitude de présenter la mariée étendue sur le lit, tous charmes offerts, à quelque chose de... bestial, vous ne trouvez pas, Clarisse ? Une oie blanche servie sur un plat et prête à être consommée !
— Ma foi, vous pourriez bien avoir raison ! répondit celle-ci en riant. Mais je crois qu’il est temps que nous nous retirions avant de donner dans la gauloiserie !
Tour à tour, elles embrassèrent Lorenza en lui souhaitant tout le bonheur possible puis sortirent en rappelant leurs souvenirs de jeunesse mais sans cesser de rire. Leur gaieté acheva de rassurer la jeune femme. Si Clarisse pouvait rire de si bon cœur, c’est que l’arrivée du messager royal - ou prétendu messager ! - ne la tourmentait pas. Elle aimait trop son neveu pour ne pas être sensible à tout ce qui pourrait lui arriver de mauvais...
Elle se leva, alla jusqu’à l’une des fenêtres donnant sur l’étang. Sous l’éclairage d’un quartier de lune, il brillait doucement, aussi lisse qu’un miroir qu’aucune ride ne venait troubler, si parfait reflet de la sérénité qu’elle resta un instant immobile à le contempler comme elle pourrait en avoir désormais le loisir soir après soir et sur toute son étendue. Ce qui n’était pas le cas la veille encore lorsqu’elle habitait la tour. Elle décida qu’il serait son ami. La nuit s’avançant devenait plus froide et, réprimant un léger frisson, elle se dirigea vers l’âtre de la cheminée pour tendre ses mains au feu qui flambait. Ce faisant, elle tourna son regard vers la porte et vit que Thomas la contemplait...
Debout contre le vantail, les bras croisés sur sa poitrine, il la fixait sans rien dire.
— Vous êtes là depuis longtemps ?
— Quelques minutes seulement. J’essayais de me persuader que vous êtes réelle et non une apparition que la première lueur du jour emportera !
— Je le suis vraiment et il ne tient qu’à vous de vous en assurer. Pourquoi n’approchez-vous pas ?
— Parce que j’ai l’impression que vous n’êtes pas heureuse autant que je le suis. Il est vrai que cela je n’osais l’espérer. Vous me sembliez soucieuse ?
— Venez près de moi, murmura-t-elle en lui tendant ses deux mains. En réalité, il est exact que je le suis ! Oh, Thomas, que serait-il advenu si M. de Bellegarde n’était arrivé ce matin en bel arroi portant les vœux du Roi ?
— Vous voulez savoir si j’aurais obéi à la lettre au messager ? Si je l’aurais suivi sur l’heure sans vous avoir tenue dans mes bras un seul instant ? Et tout cela à cause de la menace que vous avez reçue ? Certainement pas ! Je suis un soldat et je voue à mon Roi fidélité et dévouement... mais je ne suis qu’un homme, Lorenza... et je vous aime ! Vous quitter cette nuit était au-dessus de mes forces !
Il lui avait pris les mains qu’il réunissait dans les siennes pour y poser ses lèvres avec une ferveur qui troubla la jeune femme. Il brûlait d’une passion qu’il tentait de réfréner de toutes ses forces. Pourtant, elle savait que si elle lui demandait de la laisser seule, il se retirerait comme il l’avait promis, dût-il souffrir mille morts. En effet, il ne s’était pas présenté à elle nu sous une robe de chambre comme le vieux Sarrance, mais tout habillé à l’exception du pourpoint.
Elle retira doucement ses mains et comme il levait sur elle un regard où elle lut une soudaine angoisse, elle lui sourit, défit le ruban qui retenait le peignoir de soie blanche, lequel tomba à terre. Elle l’enjamba et vint contre Thomas, ouvrit sa chemise et caressa les muscles durs de sa poitrine. Elle le sentit frissonner à ce contact. Elle abandonna alors son dernier voile de dentelle mais n’eut pas le temps de se presser contre lui. Déjà il l’étreignait puis se laissait tomber à genoux pour couvrir son ventre de baisers en remontant vers les seins, vers son cou avant de s’emparer de ses lèvres. La retenant d’une main contre son torse, il la caressait de l’autre. A demi pâmée, elle gémissait doucement quand il la porta sur le lit. Puis il réussit à arracher ses propres vêtements sans quitter ses lèvres et s’étendit enfin sur elle pour de nouvelles caresses avant d’entrer en elle. Il maîtrisait si fermement son propre désir que la brève douleur de la défloraison n’arracha à Lorenza qu’une plainte heureuse.
Quand, toujours enlacés, ils s’endormirent enfin au matin, Lorenza avait découvert que l’amour physique pouvait être un éblouissement et non une terrifiante, sinon répugnante épreuve et que, auprès de Thomas, les nuits seraient encore plus belles que les jours. Et quand il partit en compagnie de Bellegarde pour se rendre à l'étrange convocation, elle éprouva un déchirement comme s'ils ne formaient plus qu’un seul corps. Elle sut alors qu’elle aimait Thomas et que rien ni personne ne pourraient détruire cet amour.
Clarisse, pour sa part, avait guetté la réapparition des jeunes époux. Les cernes sous les beaux yeux noirs, les mains qui avaient peine à se séparer, le bonheur plus qu’évident de Thomas la renseignèrent mieux qu’une longue confidence et si elle s’égara du côté de la chambre nuptiale que l’on n’avait pas encore eu le temps de refaire, ce fut pour achever de se convaincre, devant les traces de sang sur les draps, que Lorenza était arrivée au mariage aussi vierge qu’elle le supposait... Il ne restait plus qu’à attendre les fruits qu’une union aussi réussie ne pouvaient manquer de produire et, à cette idée, des larmes de joie lui montèrent aux yeux. Aussi se précipita-t-elle vers la chapelle, d’abord pour y cacher son émotion, ensuite pour remercier Dieu le Père, le Fils, le Saint-Esprit, Notre Dame et tous les saints d’avoir permis la réussite de ce qu’elle craignait être un désastre. Sachant d’expérience - elle avait beaucoup aimé son défunt mari -ce que pouvait être un mariage réussi, elle gardait présente à la mémoire la menaçante épître tombée comme une pierre au milieu des préparatifs de la fête. Elle se jura de veiller de près sur ce bonheur tout neuf.
Sa prière achevée sur un signe de croix et une génuflexion, elle se retourna pour sortir et découvrit alors un spectacle tout à fait inhabituel : Hubert sur un prie-Dieu, la figure dans les mains, en oraison ! Pourtant, jusqu'à ce matin, elle s’était demandé - non sans une certaine angoisse ! - s’il était encore un vrai croyant. En dehors des cérémonies obligatoires telles que les enterrements, les mariages, les baptêmes, ou les Te Deum de victoire, il ne mettait jamais les pieds dans une église, pas même dans la chapelle de son château, ce qui désespérait le père Fremyet, son chapelain... Et voilà que, ce matin, il était là ! C’était à n’y pas croire !
Elle allait repartir sur la pointe des pieds mais, quand elle fut à sa hauteur, il se signa rapidement et se leva.
— Eh oui ! Je prie ! grogna-t-il. Vous avez quelque chose contre ?
— Dieu m’en garde, Hubert, mais mon étonnement... je veux dire que vous ne nous avez pas habitués à...
— Cessez de bredouiller ! D’ailleurs, je ne priais pas : je remerciais !
Retenant un éclat de rire, elle gloussa :
— Grosse différence en effet ! Et de quoi, s’il vous plaît ?
— Ça ne vous regarde pas !
— Alors je vais vous le dire : Thomas vient de vous offrir la surprise de votre vie ! Certes, c’est un beau garçon, bien bâti, aimant la vie et les femmes tout à fait normalement, mais vous ne le croyiez pas capable de faire - en une seule nuit et encore pas bien longue ! - de la semi-désespérée d'hier la jeune femme rayonnante de bonheur que nous venons de voir. Hier, elle épousait par amitié et par reconnaissance. Peut-être aussi par un besoin de protection compréhensible mais, ce matin, elle se retrouve aussi amoureuse de lui qu'il l’est d'elle. Ce ne sont plus des jeunes mariés mais bel et bien un couple d’amants ! N'ai-je pas raison ?
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