— Si ! Il faut croire que Thomas est un maître en amour et je serais curieux de savoir comment il s’y est pris.

— Ce n'est plus de votre âge ! Mais au cas où vous garderiez une incertitude sur le passé peu ordinaire de Lorenza, je suis en mesure de vous rassurer : elle était vierge ! Sans le moindre doute possible !

Il exhala un soupir de soulagement.

— J'avoue que vous m'enlevez un sacré poids ! J'avais quelque peine à croire que ce vieux bouc de Sarrance n'ait pas réussi à la soumettre ! Il était fort comme un Turc en dépit de sa taille ! Sans compter le mystérieux correspondant d'avant-hier dont le ton était celui d'un propriétaire !

— Non. S’il en avait été ainsi, Lorenza aurait cherché de nouveau cette mort qui n’avait pas voulu d’elle une première fois et à laquelle Thomas l’avait arrachée ! J'en suis certaine !

— Allons la rejoindre ! La journée va lui paraître interminable... tout comme à nous !

Et elle le fut en effet ! Tandis que le château était livré au grand ménage rendu nécessaire par les réjouissances de la veille, le baron chercha refuge dans son orangerie. Mme de Royancourt se rendit à Chantilly pour bavarder un peu avec Diane d’Angoulême. Quant à Lorenza, elle alla d’abord à la chapelle afin de rendre grâce pour ce bonheur qu’on lui avait accordé et qu’elle n’aurait jamais cru possible... En abandonnant, hier, sa main à celle de Thomas, elle pensait seulement rester fidèle à la promesse qu’elle lui avait faite de ne pas se marchander. Elle était décidée à se donner parce qu’elle avait de l’affection pour lui, parce qu’elle jugeait qu’il l’avait mérité. Mais ce n’est pas sans une vague inquiétude qu’elle avait attendu sa venue. Après tout, les hommes sont tous faits du même bois et les gestes de l’amour ne pouvaient que se ressembler ! Il fallait s’y résigner si elle voulait éviter de lui faire de la peine. Et puis...

Et puis le miracle s’était produit dès l’instant où ses mains puissantes mais si douces s’étaient posées sur sa peau que ses lèvres avaient caressée... Eperdue, le cœur lui battant sourdement dans la poitrine, elle n’avait plus songé à rien sinon à s’offrir encore et encore, à s'ouvrir plus largement à l’accomplissement final qu'il avait su lui faire désirer. Il avait joué de son corps comme d'un instrument de musique, en tirant des sensations inouïes, si affolantes qu'elle s'était entendue haleter :

— Viens !... Oh, viens !

— Il ne faut pas aller trop vite, avait-il murmuré contre sa bouche. Tu es si jeune... si neuve ! Je vais te faire mal...

— Tant mieux !... Je veux... être à toi !

Dût-elle vivre cent ans, elle n’oublierait jamais l’instant où, d’un coup de reins, il était entré en elle. La brûlure du déchirement s’était perdue dans cette joie inattendue qu’elle avait éprouvée quand elle sentit qu’elle ne faisait plus qu’une seule chair avec lui. Trois fois encore, il l’avait possédée jusqu’à ce que le sommeil les emporte au même instant, si étroitement enlacés l’un à l’autre qu’au réveil ils avaient recommencé à s’aimer. Mais ensuite, la laissant se rendormir, Thomas était allé s’arroser copieusement d’eau froide afin de se retrouver prêt à rejoindre Bellegarde.

Elle eut soudain un peu honte d’évoquer, au pied d’un autel, les heures brûlantes de cette nuit d’amour, mais quand le prêtre qui les avait unis s’approcha d’elle pour lui demander si elle voulait se confesser, elle se conduisit d’une façon fort répréhensible en éclatant de rire.

— Me confesser ? De quoi, Seigneur ? De nous être aimés éperdument, Thomas et moi ? Ne nous y avez-vous pas incités en bénissant notre mariage ?

— Je vous ai invités à procréer sous le regard de Dieu. Au-delà de cette perspective, ma fille, il ne faut pas tomber dans la luxure... qui est un grave péché !

Elle le considéra de ses grands yeux noirs devenus immenses.

— J’aimerais savoir où commence le péché.

Il fronça les sourcils et sa bouche se resserra jusqu’à ne plus former qu’une mince ligne méprisante.

— J’ai manqué à mon devoir, hier, en ne vous conseillant pas les nuits de Tobie par lesquelles devrait commencer toute union chrétienne...

—  Les nuits de Tobie ? Qu’est-ce ?

— Un couple soucieux de plaire au Seigneur se doit de consacrer à la prière les trois premières nuits de leur union ! A la prière seule ! précisa-t-il en levant vers la voûte un doigt autoritaire. Ensuite seulement on peut laisser parler la chair... mais jusqu'à un certain point !

— Lequel ? murmura Lorenza, de plus en plus abasourdie.

— Lorsque la femme a reçu la semence, elle et son époux doivent se séparer pour prendre du repos mais non sans avoir au préalable prié Dieu de bénir cette étreinte afin qu’elle porte son fruit !

— Mais on ne peut pas le savoir tout de suite !

— Aussi peut-on réitérer le lendemain et les nuits suivantes jusqu'à ce que l’enfant s’annonce. Mais une fois seulement. Vous devriez vraiment vous confesser, ma fille ! Combien... de fois ?

Révoltée par ce regard devenu trouble, cette bouche que la langue humectait sans cesse, la jeune femme riposta :

— En vous confiant que nous nous étions aimés follement, je crois avoir tout dit. De toute façon, il faudra vous en contenter, ajouta-t-elle, désinvolte, en se dirigeant vers la sortie après une brève génuflexion et un signe de croix.

Elle tremblait de colère. Qui était ce prétendu homme de Dieu qu’elle jugeait répugnant ? Et par quelle incroyable alchimie avait-il réussi à se faire confier les consciences d’une si importante châtellenie que Courcy ? Elle n’imaginait pas un instant

Clarisse en train d’ouvrir son âme à un religieux de cette espèce. Quant au baron Hubert, la seule évocation était à mourir de rire...

Mme de Royancourt n’étant pas encore rentrée, ce fut auprès de ce dernier qu'elle alla s’épancher. Il s’occupait à vaporiser du liquide sur les feuilles brillantes de ses orangers.

— Ne m’en veuillez pas, s'il vous plaît, mais je ne parviens pas à comprendre comment ce prêtre est devenu votre chapelain ! Il est si différent du château et de ses habitants !

— C’est le moins que l’on puisse dire et si le père Fremyet ne nous l’avait amené lui-même avant de partir se soigner aux eaux de Bourbon, son pays natal, on ne l’aurait jamais accepté. Le père de Luna est un Jésuite et je n’ai jamais aimé ces gens-là, mais comme sa présence ici n’est que temporaire, on n'a pas voulu ergoter. Evidemment, nous aurions préféré qu’un autre vous mariât mais faute de grives on se contente de merles... Et Thomas avait tellement hâte d’être heureux ! J’ai l’impression qu’il l’est, aussi tâchez de supporter Luna jusqu’au retour de notre brave Fremyet !

— Je promets... à condition qu'il ne vienne pas tous les matins me demander de me confesser ! Je ne veux pas qu'il abîme mon bonheur !

Lâchant son vaporisateur, il se tourna vers elle et la prit aux épaules.

— Votre bonheur ! fit-il, ému. Quel joli mot dans votre bouche, mon enfant ! Et combien doux à entendre ! Car vous l'êtes, n’est-ce pas ?

— Heureuse ? Oh oui ! Merveilleusement ! Je n’aurais jamais cru que ce fût possible de l’être autant ! Thomas est...

— N’en dites pas plus !

Il l’embrassa sur les deux joues puis revint à son oranger.

— Quant au père de Luna, vous n’avez qu’à lui dire chaque matin : « Rien à déclarer ! » et moi je vais essayer de savoir si notre Fremyet a bientôt fini de barboter dans son bain!

Au grand soulagement de la famille, le carrosse de Bellegarde ramena Thomas le soir même mais ce qu’il avait à leur apprendre ne manquait pas d’intérêt. Non seulement le Roi n’avait pas réclamé le jeune homme mais le messager était inconnu au bataillon des courriers. Quant à M. de Bellecour, il était depuis quinze jours dans ses terres du Nivernais. Aussi ledit messager recevait-il à cette heure l’hospitalité du Grand Châtelet où l’on allait œuvrer pour en savoir davantage.

— Je pense que l’on peut se fier à mon ami d’Aumont pour faire le nécessaire, commenta le baron Hubert à qui Thomas venait de remettre une lettre du Grand Prévôt. Il n’aime pas du tout mais pas du tout cette histoire ! Une chose est certaine, en tout cas, c’est que notre bon roi Henri t’a sans doute sauvé la vie en envoyant Bellegarde jouer les pères nobles à la chapelle. Tu avais toutes les chances de tomber dans une embuscade !

— Au fond, il aurait peut-être mieux valu que je joue le jeu mais suivi à distance raisonnable par une troupe de nos gens dûment armés. On aurait su au moins qui l’on allait rencontrer !

— Pas sûr ! Escamoter quelqu’un de nuit et sur un chemin forestier n’est pas un exploit...

— Et ces angoisses à cause de moi ! Gémit Lorenza, toute sa joie disparue. Si seulement je pouvais savoir qui est mon ennemi !

Voyant sa détresse, Clarisse jugea qu'il était temps de s'en mêler.

— Cessez de vous tourmenter ! On finira par y arriver puisque nous avons le Roi pour nous ! Ne songez qu’à être heureuse ! Tenez ! Montez vite dans votre chambre. On va vous y apporter votre souper ! Vous avez besoin d’être seuls tous les deux !

— Et nous aussi, nous serons seuls tous les deux ? Ronchonna son frère en contrefaisant sa voix. Vous n’allez pas commencer à nous obliger à jouer les vieux croûtons ?

— Vous ne courez aucun danger, lança Thomas qui avait déjà saisi sa femme par la taille pour l’entraîner vers l’escalier.

Clarisse, qui les regardait s’envoler en souriant, glissa son bras sous celui de son frère.

— Cessez donc de grogner ! Vous n’avez donc pas envie d’avoir des petits-enfants ?

— Quelle question ! Et où allez-vous encore ?