— Dire à Chauvin qu’on laisse le plateau à leur porte ! Je suis certaine qu’ils n’ouvriront pas avant un moment !

Rien n’était plus juste. A peine la porte refermée d’un coup de talon, les jeunes époux s’étaient enlacés pour un long, long baiser qui manqua faire défaillir Lorenza. Après quoi, Thomas la fit asseoir devant le grand miroir de la table à coiffer, se plaça derrière elle et commença à retirer les épingles à têtes de perles et les petits peignes précieux qui maintenaient sa chevelure. La soie vivante de ses cheveux coula sur ses mains en un flot doré dans lequel il enfouit son visage pour mieux le respirer. La haute collerette de dentelle l’encombrait et il l'ôta avant de s’attaquer au corsage qu’il dégrafa. Le miroir renvoya à Lorenza leur double image qui la fit rougir.

— Thomas ! murmura-t-elle tandis qu’il dégageait ses épaules et les baisait. Est-ce que...

— Allons, mon cœur, souffla-t-il contre son cou. Vous n’allez pas me refuser le délicieux plaisir de vous déshabiller ? Autant vous prévenir tout de suite, c’est une habitude qu’il vous faudra prendre car j’ai bien l’intention de ne pas m’en priver. Avec des variantes, évidemment ! Acheva-t-il en riant. Alors pensez à autre chose, faites une prière ou racontez-vous une histoire mais ne me gênez pas !

Elle se mit à rire et leva les bras pour attirer sa tête contre la sienne...

Chapitre II.

Un honneur peu souhaité !

Le bonheur !... Pendant les jours - et les nuits ! -qui suivirent, il s’amplifia et s’épanouit comme une fleur entre les deux jeunes gens. Pour leur plus grande joie, le froid et la neige avaient investi le pays dès le 1er janvier, refermant sur eux-mêmes villages et châteaux qui ne communiquaient plus guère entre eux. A Chantilly, le jeune Montmorency avait bien émis l’idée d’une chasse au loup mais s’en était tenu là quand son père lui avait ri au nez, en le mettant au défi d’en rencontrer un seul dans la région depuis que son grand-père en avait fait une telle hécatombe que les rares survivants avaient quitté une terre aussi inhospitalière et qu’il ne s’en trouvait plus aucun à dix lieues à la ronde...

A Courcy, des feux d’enfer ronflaient à longueur de journée dans les vastes cheminées : Clarisse était frileuse et Hubert avait des rhumatismes même s’il refusait farouchement de l’admettre. Il se réfugiait le plus souvent dans son orangerie - chauffée elle aussi ! - où, loin des regards amusés de sa sœur, il s’ennuyait ferme la plupart du temps, ne ressuscitant qu’à l’heure des repas quand les jeunes époux faisaient leur apparition, la main dans la main, souriants et si visiblement heureux qu’il était difficile de leur en vouloir de vivre enfermés la plupart du temps.

Ils étaient toujours gais d’ailleurs et les conversations avec eux se ressentaient de leur joie de vivre. Et si, après le souper, ils consacraient volontiers une heure ou deux à la vie en société, il devenait peu à peu évident au trouble soudain de Lorenza sous le regard ardent de son mari, à leurs mains qui n’osaient pas se joindre, qu’ils mouraient d’envie de retourner à leur solitude.

— J’ai l’impression qu’ils font ça en riant, émit un jour le baron qui, de nuit, s’était aventuré pieds nus jusqu’à leur porte et avait entendu le rire sonore de son fils.

— Laissez-les donc tranquilles ! Lui conseilla Clarisse qui s’amusait franchement. Rien n’est plus agaçant que les sombres passions où les amants ne se prennent pas au sérieux mais au tragique. Ces deux-là sont transfigurés par leur amour. La beauté de Lorenza est devenue éblouissante, vous ne trouvez pas ?

— Sans aucun doute... et c’est un bien joli spectacle ! Mais au train où ils y vont, ils devraient au moins nous fabriquer des jumeaux. Si ce n’est plus !

— Un unique exemplaire devrait suffire et, en ce qui me concerne, je prie pour qu’elle soit enceinte quand Thomas regagnera son régiment. Ce qui ne saurait tarder, hélas ! Lorie - Thomas, tendrement, avait ainsi rebaptisé sa femme ! - serait moins triste si...

—... elle a des nausées tous les matins et prend en dégoût la moitié de ce qu’on lui servira ! Ça doit être distrayant, en effet !

— Oh ! Vous êtes insupportable ! Et surtout, vous ne savez pas ce que vous voulez !

— Etre grand-père, évidemment ! Mais elle est si ravissante ! Ce serait dommage que cela l’abîme !

— On y veillera ! Soyez rassuré ! Mais vous aurez votre rôle à jouer.

— Moi ? Vous voulez que je...

— Non je ne veux pas que vous... Grâce à Dieu, vous ne ressemblez pas au vieux Sarrance ! Mais l’entente de ces deux-là n’est pas uniquement bâtie sur un exceptionnel accord sensuel mais aussi intellectuel. Ils parlent d’un tas de choses ensemble.

— Comment le savez-vous ? Vous écoutez aux portes maintenant ?

— Tout comme vous, cher frère, tout comme vous ! Ils ont à peu près les mêmes goûts, une culture supérieure et un égal sens de l’humour. Ils aiment la nature, le grand air...

— Ils ne sortent pas souvent !

— Ils savent que leur temps d’intimité leur est compté, qu’il va bientôt falloir se séparer et c’est on ne peut plus normal ! Ajoutez à cela qu’ils détestent également la vie de Cour !

— Pour aimer ça, il faut apprécier le martyre ! Quoique, avec notre joyeux Henri, elle soit à peu près supportable !

— On voit que vous ne la fréquentez pas en ce moment! D’après la duchesse Diane, la fuite aux Pays-Bas de Condé le rend enragé. Il ne parle que de lever une armée pour aller récupérer Charlotte. Il expédie lettre sur lettre à l’archiduc Albert et, entre-temps, il augmente les impôts et interdit les duels sous peine d’y laisser la tête !

— Pas moins ? Qu’est-ce qui lui prend ?

— Il dit que cet exercice décime sa noblesse et qu’il vaut beaucoup mieux que tout ce petit monde aille se faire tuer sous Bruxelles au lieu de s'étriper bêtement pour un coup d’œil de travers ! Et je ne vous parle pas du ménage royal !

— La grosse Marie vient pourtant de lui donner une nouvelle fille...

— Une petite Henriette mignonne à croquer à ce qu’il paraît ! Il l’a dorlotée, baisotée et câlinée pendant deux jours, après quoi il l’a renvoyée à Saint-Germain rejoindre le reste de la marmaille ! Remarquez, cela n’a fait ni chaud ni froid à la génitrice qui n’aime, parmi ses enfants, que le petit duc d’Anjou, mais Henri l’a expédié dans le même carrosse que la nouvelle-née et elle enrage. D’autant plus qu’il a fait revenir le Dauphin qu’elle n’aime pas. Il est vrai qu’à bientôt neuf ans, il devrait commencer son apprentissage de futur roi !

— Eh bien ! J’espère que l’on va oublier encore nos amoureux un moment !

Deux jours ! Pas un de plus.

Le troisième, le temps s’était radouci, la neige avait fondu et même les chemins redevenaient praticables. Vers midi, un cavalier embouqua l’entrée du château et sauta directement sur les marches du perron. C'était l’un des camarades de Thomas, Henri de Bois-Tracy, qui était aussi son meilleur ami depuis qu’Antoine de Sarrance était devenu un ennemi. Il avait d’ailleurs assisté au mariage.

De taille moins élevée que Thomas, il avait une figure fine, allongée par une barbiche en pointe, des yeux bruns et vifs, une bouche spirituelle ornée de belles dents, une silhouette élégante qu’il voulait toujours à la dernière mode et le pied sensible : quiconque marchait dessus se retrouvait presque instantanément l’épée à la main en face de la sienne qui était redoutable. A part cela, le plus joyeux garçon de la terre !

Comme on allait passer à table, son couvert fut mis d’autant plus vite qu’il faisait partie des habitués de la maison, et il se retrouva bientôt le verre à la main à rafraîchir son gosier sec.

— Notre colonel, M. le comte de Sainte-Foy, m’envoie te chercher, déclara-t-il à Thomas. Le Roi a besoin de toi !

— Encore ?

— Oui, mais cette fois c’est vrai. C’est la raison pour laquelle j’ai été choisi...

— Qu’est-il advenu du messager de l’autre soir ? demanda le baron.

— Il est mort, Monsieur. On l’a retrouvé empoisonné dans sa prison. Sans doute pour lui éviter la question, ce qui fait que l’on ne saura jamais qui l’a envoyé.

— Tu sais où je vais ?

— Tu peux dire où nous allons parce que j'y vais aussi. On va escorter un de nos anciens chefs, le marquis de Praslin, porteur d’une lettre confidentielle à l'archiduc Albert que Praslin a déjà rencontré. Outre ses qualités militaires, c’est un diplomate...

— C’en est un, en effet, acquiesça le baron Hubert. Je le connais un peu et je crois deviner l’objet de ses démarches à Bruxelles : essayer de convaincre l’Altesse impériale de laisser partir... ou même d’enlever discrètement la belle Charlotte pour la ramener dans nos bonnes vieilles frontières ?

— Ce serait un coup de force répréhensible, fit vertueusement Bois-Tracy, et nous sommes revêtus du statut d’ambassadeurs... mais il est évident que si la princesse de Condé insistait pour nous suivre...

— Oh, vous pouvez être sûr qu’elle insistera ! Le conforta Mme de Royancourt. Sa tante ne cesse de recevoir des billets où elle la supplie de lui faire parvenir des vêtements convenables ! Quand Condé l’a embarquée, il ne lui pas laissé le temps d’emporter des bagages. Elle n’a que deux chemises. La pauvre petite est au bord du désespoir !

— Ah, les femmes ! Soupira son frère. Vous ne comprenez pas que ces plaintes sont destinées à exciter la colère du Roi ? Sa bien-aimée exposée à moitié nue aux rigueurs de l’hiver ! Entre nous, l’archiduchesse-infante Isabelle-Claire a trop le sens du rang pour laisser dans le dénuement une petite princesse française, même si elle et son époux préféreraient ladite princesse ailleurs... Vous restez, Bois-Tracy ?