Aldo regarda son ancien précepteur avec curiosité :

— Ma parole, elle vous tracasse, cette histoire ?

— Je l’avoue, et je pense qu’elle vous tracasserait également si, au lieu d’être un simple anneau orné de turquoises, il s’agissait d’un somptueux rubis ou de mystérieuses émeraudes, mais…

— Je n’ai pas la passion des bijoux égyptiens qui manquent d’éclat, à l’exception des perles. Selon moi, les placards d’or de Tout-Ank-Amon ne sont rien en comparaison du Régent ou du Koh-I-Noor. Ce qui ne veut pas dire cependant que l’affaire de cette nuit ne m’intéresse pas. J’espère en apprendre un peu plus en fin de matinée. Salviati m’attend à onze heures pour signer ma déposition.

Il allait se resservir du café, mais Guy l’en empêcha :

— Tâchez donc de dormir une heure ou deux ! Cela serait plus raisonnable !

— Comme toujours, vous avez raison.

Il partit se coucher mais ne dormit pas pour autant. Cette mort étrange, le visage douloureux de la victime le hantaient, surtout lorsque lui revenait à l’esprit le bizarre sentiment de frustration qu’il avait éprouvé en parcourant les rues nocturnes de sa chère ville. La relativement modeste bague d’orichalque et de turquoises appartiendrait-elle à la redoutable confrérie des joyaux « rouges » ? Ceux qui traînent derrière eux le sang de leurs victimes ? En ce cas, ce pourrait être la réponse du destin à un désir informulé… et il était préférable que Lisa ne fût pas dans les parages. Elle aurait tôt fait de le convaincre de remettre l’inquiétant objet entre les mains du commissaire. Parce que les aventures, elle commençait à les détester franchement !

Mais Lisa était à des kilomètres et, en replaçant l’anneau dans sa poche après avoir eu avec lui un long tête-à-tête, Aldo se trouva tout à coup beaucoup plus serein. Après tout, c’était à lui que l’homme s’était confié en prononçant le mot « Gardez ! ». C’était… oui, c’était une question d’honneur ! Et quand il en fut à ce stade, il se releva, enfila sa robe de chambre et ses pantoufles avant de descendre dans son cabinet de travail où trônait un imposant – et assez rare ! – coffre médiéval, scellé dans les dalles pour pallier toute tentative d’enlèvement et nanti à l’intérieur d’un système perfectionné qui en faisait le plus inviolable des gardiens. Il y enferma le petit sachet noir puis s’en retourna dans son lit en sifflotant une ariette de Mozart.


— Nous n’avons pas eu à chercher loin pour en savoir davantage sur notre inconnu, dit le commissaire en serrant la main de son visiteur. Il était descendu au Danieli…

— Comment avez-vous eu l’idée d’aller les questionner ?

— Le linge qu’on lui avait laissé était de belle qualité. En outre, c’était visiblement un homme soigné. Ils n’ont fait aucune difficulté quand nous leur avons présenté sa photo.

— Et il s’appelait ?

— Gamal El-Kouari, diplomate venant de Londres et se rendant au Caire où nous avons son adresse. Vous savez que les hôtels sont tenus de conserver les papiers d’identité de leurs clients de passage jusqu’à leur départ.

— Je sais. C’est même l’un des « charmes » de notre pays…

— Remarquez, cela ne dérange guère les truands. Ils ont généralement deux ou trois passeports à leur disposition. Mais je ne crois pas que celui-là appartienne à la corporation. Son passeport indique qu’il voyageait beaucoup. Peut-être un de ces attachés d’ambassade plus ou moins itinérants qui ressemblent comme des frères à des agents secrets.

— Cela ne nous apprend pas ce qu’il faisait la nuit dernière dans les ruelles près du Campo San Polo ?

Le sourire en coin étirant d’un côté les lèvres minces de Salviati fit regretter à Aldo ce qu’il venait de dire. En particulier lorsqu’il entendit :

— Pourquoi pas ce que vous y faisiez vous-même : rentrer de dîner chez des amis ?

Aldo sortit son étui à cigarettes de sa poche, en prit une qu’il tapota sur la brillante surface d’or gravée à ses armes, se donna le temps de l’allumer avant de faire observer :

— Moi, j’étais à deux pas de chez moi, ce qui n’était pas son cas et, pour regagner le Danieli depuis San Polo, une embarcation empruntant les canaux secondaires eût été plus confortable… et plus sûre. À fortiori pour un homme qui n’était plus de la première jeunesse.

— Sans doute mais chacun voit midi à sa porte. Il ne vous a vraiment rien dit avant de mourir ?

« Est-ce que par hasard les méthodes du Fascio commenceraient à déteindre sur ce bon Salviati ? » pensa Aldo. Après s’être accordé quelques secondes de réflexion supplémentaires, il fit la moue :

— N… on ! Vraiment non ! J’admets qu’il a essayé. J’ai perçu un souffle et deux ou trois sons incompréhensibles… de l’arabe peut-être, mais c’est tout. Son assassin ne l’avait pas raté. Surtout qu’après l’avoir poignardé, on l’a déshabillé… sans ménagements.

— C’est ce que je ne comprends pas. On peut dépouiller un corps rapidement sans le dénuder.

— Sauf si ce que l’on cherche est de taille réduite, cousu dans une doublure par exemple.

— Vous pensez à quoi ?

— Je ne sais pas… une pellicule de film ?

À ce moment, un coup bref fut frappé à la porte et un policier entra, portant un paquet de vêtements noirs qu’il déposa sur une chaise :

— On vient de trouver ces frusques dans une gondole devant le palais Foscari, annonça-t-il. Elles pourraient bien appartenir au mort de cette nuit ?

— Elles ne peuvent même appartenir qu’à lui, fit Salviati en déployant un élégant pardessus de vigogne noire. Et vous avez raison, prince, ajouta-t-il aussitôt, les doublures sont décousues et les ourlets aussi. Le pauvre type ne sera guère élégant pour son dernier voyage !

— Vous dénicherez peut-être une bonne âme pour arranger ça. Vous comptez le renvoyer dans ses foyers ?

— Si c’est réellement un diplomate, le gouvernement prendra contact avec la chancellerie du roi Fouad et il sera rapatrié. On n’a déjà pas trop de place pour nos morts à nous ! conclut-il, se référant au cimetière San Michele.

Morosini prit congé là-dessus et rentra chez lui.

Comme il s’y attendait, Guy Buteau se tenait dans la bibliothèque, assis sur l’un des escabeaux coulissants, à mi-chemin du plafond, un livre ouvert sur les genoux et deux ou trois autres sur les degrés voisins :

— Je parie pour Platon ! lui lança-t-il.

— Justement, non ! Je le connais suffisamment mais je me suis souvenu que nous avions là l’ouvrage du Pr Léo Frobenius – un Allemand ! – et du Français Paul Lecour qui apportent leur contribution à la thèse soutenant que l’Égypte fut sans doute colonisée par les Atlantes et que les traces rémanentes y sont profondes. Ne fût-ce que la momification des défunts. Un rite particulier que l’on retrouve de l’autre côté de l’océan Atlantique dans les nécropoles du Nouveau Monde : Mexique ou Amérique centrale…

— Voilà mon précepteur revenu ! constata Aldo en riant. Je ne demande pas mieux que de vous croire, mon cher Guy, mais je préférerais savoir ce que cet étrange anneau faisait dans la chaussette de ce malheureux diplomate. À ce propos, on sait qui il est et où il allait. Vraisemblablement, il regagnait Le Caire venant de Londres. Ce qu’il faudrait connaître, c’est si un paquebot pour l’Égypte part prochainement d’ici, ajouta-t-il en décrochant le téléphone pour appeler le port du Lido.

Il y en avait un, en effet, partant le surlendemain pour Port-Saïd, et M. El-Kouari avait retenu sa place avant que la police ne l’annule.

— Voilà au moins une certitude ! se réjouit Morosini. Reste la question à laquelle personne n’a de réponse : d’où venait-il quand il s’est fait assassiner derrière chez nous en pleine nuit ?

— Nous ne le saurons sans doute jamais ! soupira Guy en descendant de son perchoir. En revanche, j’aimerais bien revoir l’anneau.

— Rien de plus facile.

On se rendit dans le bureau d’Aldo où, toutes portes closes, celui-ci enclencha le mécanisme compliqué de son coffre, sortit le sachet de daim et en fit glisser le contenu sur le dessus de cuir de son bureau, puis alluma la puissante lampe sous les feux de laquelle il examinait les joyaux qu’on lui apportait. Le métal couleur d’or pâle venu du fond des âges prit des reflets soyeux, comme s’il était recouvert d’une mousseline, faisant ressortir la teinte parfaite des turquoises. Penchés au-dessus, ils contemplèrent l’anneau sans y toucher pendant de longues minutes, comme s’il exerçait sur eux une fascination – et c’était le cas. Quelle signification donner à ces formes géométriques – baguettes droites ou triangles – serties dans l’orichalque ? Guy tendit la main vers le bijou, hésita et la retira :

— Il vous fait peur ? demanda Aldo.

— Oui et non… je ne sais pas trop ! J’éprouve une curieuse impression. Il m’attire et cependant…

— Vous pensez au sang qui a coulé cette nuit pour sa possession… et qui ne doit pas être le premier !

— Pourtant je ne ressens pas devant lui la sensation de répulsion que me donnaient les pierres du Pectoral. Surtout le rubis de Jeanne la Folle.

— Avouez qu’il y avait de quoi ! Peu de pierres ont suscité autant de drames et nous avions dû violer une tombe pour le retrouver.

— Ce n’est pas le cas en ce qui concerne cet anneau. Il a quelque chose… de rassurant.

— Alors pourquoi avez-vous hésité à le prendre ? reprocha Aldo en s’emparant de la bague et en la mirant sous la lampe avant de la passer tour à tour à son annulaire droit, trop mince, au majeur, idem, et enfin au pouce, approuvé par Guy.

— Ce qui nous démontre que c’est une bague sacrée. Un ornement de Grand Prêtre ou quelque chose d’approchant.

Aldo ne répondit pas, attentif à l’étrange impression qui montait en lui. Pas désagréable, au contraire. Une sensation de force et de plénitude l’envahissait, merveilleusement vivifiante. Il eut soudain la certitude que tout lui devenait possible et qu’aucun obstacle ne saurait l’arrêter sur le chemin choisi.