Prenant son parti, il se pencha pour soulever le blessé et l’emporter. Ses muscles régulièrement entraînés devaient le lui permettre, mais quand il voulut le redresser, l’homme se raidit :

— No !… Too late(1) ! souffla-t-il.

— Vous n’en savez rien ! Et je veux seulement vous transporter chez moi ! J’habite à deux pas : le palais Morosini.

Parce que c’était la langue que l’on employait chez lui dans la vie quotidienne, Aldo avait parlé français. L’œil fermé du blessé se rouvrit, cependant qu’il cherchait un souffle en train de le fuir :

— Moro… sini ! Loué soit… Dieu… ! Cherchez… Là ! ajouta-t-il en s’efforçant de tendre une main tremblante en direction de son pied gauche dont on avait aussi enlevé la chaussure.

— Votre jambe ? La chaussette ? demanda Aldo en se penchant sur l’endroit indiqué revêtu de soie noire qu’il tâta et d’où il tira un petit sachet de daim, noir également.

Sans l’ouvrir, il voulut le placer dans la main de l’homme, mais celui-ci le repoussa :

— Ga… gardez ! Très… impor… tant… ! Et partez !

Le souffle s’épuisait et il était évident que le blessé allait mourir. Aldo s’apprêtait à explorer sa trouvaille où il sentit quelque chose de dur, mais le mourant, s’accrochant à sa main au prix d’un effort terrible, parvint à murmurer :

— As… souan… ! Sanctu… aire… la Reine… Inconnue… ! Ibrahim…

Ce fut tout. La pression de la main céda tandis que l’homme à demi redressé se laissait aller sur les pavés. Aldo accompagna son mouvement puis se releva. Il lui fallait du secours. Immédiatement ! Or, autour de lui, c’était toujours le silence d’une ville morte. Furieux, il hurla :

— Réveillez-vous, bon sang ! À l’aide ! Appelez la police !

Il achevait tout juste sa phrase que celle-ci se matérialisait sous les apparences, efficaces en général mais plutôt débonnaires, du commissaire Salviati, ce dont il fut grandement soulagé. Grâce à Dieu, ce n’était pas un séide du Fascio mais un honnête policier à l’ancienne mode qu’il connaissait bien pour l’avoir rencontré à la suite du cambriolage chez sa cousine Orseolo.

— C’est vraiment le Ciel qui vous envoie ! s’exclama Morosini. Je commençais à croire que j’avais changé de planète ! Bonsoir, commissaire !

— Bonsoir, prince ! Le Ciel n’y est pour rien. C’est le teinturier de San Polo qui nous a alertés.

— Il aurait pu venir me donner un coup de main !

— Vous devriez savoir qu’aux temps où nous vivons, on n’est jamais trop prudent. Que s’est-il passé exactement ?

Aldo le lui expliqua en termes aussi brefs que possible et Salviati l’écouta sans l’interrompre, après quoi il souleva le bord de son chapeau pour se gratter la tête :

— Drôle d’histoire ! Si je comprends bien, on a tué cet homme pour le délester de ses vêtements ? C’est plutôt inhabituel, non ?

— Je suppose que les agresseurs cherchaient quelque chose et qu’ils étaient pressés. Alors ils l’ont d’abord frappé et ensuite dépouillé avant de prendre la fuite… Il est mort peu après.

— C’est aussi mon avis, opina le médecin légiste arrivé en même temps que le commissaire et qui, agenouillé près du cadavre, l’examinait à la lueur d’une lampe électrique tenue par un agent en tenue. Si ce n’est immédiatement, la mort ne s’est pas fait attendre. Quelques instants tout au plus… Il n’a rien dit ?

— Non, mentit Aldo sans hésiter. Je me demande qui il peut être ?

Le pinceau de lumière blanche éclairait un visage barbu d’environ soixante ans dont les traits burinés gardaient l’empreinte de l’ultime angoisse mais qui, au repos, avait dû être beau. Le corps à qui l’on avait laissé son maillot de corps et son caleçon annonçait plus de vigueur que la figure.

— Ce que je voudrais savoir, moi, s’interrogea Salviati, c’est ce qu’il faisait dans les ruelles à cette heure de la nuit ? Il n’est pas d’ici. Je pencherais pour… un Libanais, un Syrien… ou un Égyptien ?

— Jadis on en voyait beaucoup dans le secteur, soupira le Dr Doriano. Il va falloir montrer sa photographie dans les hôtels puisqu’on l’a abandonné sans plus de papiers qu’à sa naissance…

— S’il vous plaît, docteur, faites votre boulot et laissez-moi faire le mien, coupa le commissaire, agacé. J’aimerais avoir les résultats de l’autopsie…

— Pour avant-hier, je sais ! bougonna l’autre en se relevant. N’importe comment, elle ne nous en apprendra pas davantage ! Vous pouvez le faire emporter ! Et vous avez un tas de gens à interroger…

La présence de la police avait dû produire un effet rassurant car l’angle des rues si désert un moment auparavant s’était peuplé comme par enchantement. Ce que voyant, Aldo, qui avait remarqué la fatigue sur le visage du commissaire, proposa :

— Vos hommes devraient y suffire. Voulez-vous venir prendre un café chez moi ? Nous sommes à deux pas !

— Merci, mais pas pendant le service. Si vous voulez bien faire un tour au bureau demain matin pour signer votre déposition ? Vers onze heures ?

— J’y serai.

Les deux hommes se serrèrent la main et Aldo, après avoir salué le légiste, regagna enfin son logis par l’entrée arrière sur le seuil de laquelle il trouva Guy Buteau en robe de chambre et en pantoufles, un cache-nez de laine autour du cou et s’apprêtant à sortir :

— Ah, Aldo ! Vous voilà ! Mais que se passe-t-il ? J’ai entendu un cri, du bruit, et j’allais à votre recherche…

— Comme ça ? Et pourquoi pas en maillot de bain ? Vous devez « garder la chambre », souvenez-vous ?

— C’est plutôt elle qui me garde et je m’y ennuie à périr ! Et je suis maintenant dans une forme éblouissante ! assura-t-il en resserrant avec décision la ceinture de son vêtement. Racontez-moi !

— Allons à la cuisine nous faire un café ! Cela nous réchauffera tous les deux !

La vaste pièce au décor immuable de cuivres étincelants, de faïences anciennes, de beaux meubles de chêne patiné par le temps et aux senteurs d’herbes séchées, était vide à cette heure tardive, Aldo interdisant à ses serviteurs de l’attendre lorsqu’il s’absentait le soir. Il s’empara du moulin à café tandis que Guy faisait chauffer de l’eau et préparait les tasses, après quoi ils s’installèrent de part et d’autre de la table centrale, assez longue pour un réfectoire de monastère.

Aldo qui, tout en s’activant, avait relaté sa soirée chez Maître Massaria et le meurtre brutal auquel il venait d’être mêlé, se décida enfin à extirper de sa poche le petit sachet pris dans la chaussette du mort : il adorait jouer avec la curiosité toujours en éveil de son ancien précepteur, sans compter la sienne.

— Voyons ce qu’il m’a confié ! fit-il en renversant le sachet sur la table.

Une bague en sortit. Un simple anneau façonné d’un métal plus clair que l’or dans lequel des formes géométriques composées de turquoises taillées étaient serties. Un instant, tous deux le contemplèrent, perplexes, car il ne ressemblait à rien de connu, puis Guy le prit du bout d’un index un peu tremblant :

— Incroyable ! s’exclama-t-il. Savez-vous ce qu’est ce métal ?

— Ne l’ayant jamais rencontré, j’avoue mon ignorance. Cela ressemble à de l’or.

— C’est de l’orichalque, mon ami ! Et c’est infiniment précieux ! Ce qui signifie que cet anneau nous arrive de la nuit des temps ! De l’Atlantide !

— L’Atlantide ? Le continent englouti ? Il aurait réellement existé ?

Les sourcils se froncèrent au-dessus des vifs yeux bruns éclairant le fin visage presque sans rides sous les épais cheveux blanc, Guy observa :

— Au temps où je vous enseignais, je croyais pourtant vous avoir parlé de Platon et du Critias. Je n’ai pas l’impression de vous avoir beaucoup marqué !

— Vous n’y avez pas manqué, mais c’était selon moi à ranger parmi les légendes… et vous m’avez appris tellement de choses passionnantes sur d’étincelantes réalités ! Comment pouvez-vous être certain de la provenance… quasi miraculeuse, de cet anneau ? Vous n’avez pas hésité une minute sur l’origine de ce métal qui m’est totalement inconnu ?

— À l’époque de ma jeunesse, j’ai vu au British Museum de Londres un objet de cette matière. Une croix ansée égyptienne…

— Et l’étiquette collée dessous citait l’Atlantide ?

— Disons que, fidèles à leur prudence habituelle, les Anglais annonçaient « possibilité atlante » pour cette croix trouvée aux abords de la deuxième cataracte du Nil et datant d’environ sept mille ans avant notre ère… J’avoue qu’au fil des ans, j’en étais venu à l’oublier.

— La deuxième cataracte ? fit Aldo, songeur. Le mourant a fait allusion à Assouan qui est proche de la première. Mais, enfin, le fameux continent englouti n’a jamais rien eu à voir avec l’Égypte ?

— D’après certaines traditions et quelques rares auteurs, l’Égypte des pharaons aurait été colonisée par ces gens dont la civilisation était extrêmement développée et d’où elle aurait tiré les bases de son énorme potentiel scientifique. Vous avez d’ailleurs un interlocuteur de choix en la personne de votre ami Vidal-Pellicorne.

— Vous plaisantez ? Il va me rire au nez ! Surtout si je mentionne la « Reine Inconnue » ? Il va me renvoyer à Antinea, l’héroïne du bouquin de Pierre Benoit qui a eu tant de succès après la guerre… et m’assener d’un ton cassant qu’on ne badine pas avec l’Égypte antique !

— Si j’étais vous, j’essaierais quand même… et je vous rappelle qu’à deux pas d’ici un homme est mort ! conclut-il, un rien sévère.

— C’est vrai, admit Aldo. J’avoue que je l’oubliais. Quant à Adalbert, Dieu seul sait où il se trouve ! En Égypte sans doute, mais c’est vaste, l’Égypte, et comme il ne donne jamais de ses nouvelles…

— Téléphonez à Paris ! Son valet Théobald vous renseignera peut-être ?