Mais, cette fois encore, la jeune femme prit seule son repas. Le marquis ne parut pas et Albine qui avait ses vapeurs pas davantage. Ce qui vint, ce fut, dans l’après-midi, la maison Lachaume livrant à Mme de Varennes un somptueux bouquet de roses pourpres avec une petite carte où l’on avait écrit : « Pardonnez-moi ! Je ne le ferai plus… »
Le ton enfantin de ce texte fit sourire Mélanie mais elle donna les fleurs à Paulin en lui ordonnant de les disposer au salon. Ce qui vint aussi – ou plutôt ce qui continua ! – ce fut, dans la cour, le défilé des voitures dont les propriétaires faisaient déposer, chez Mme Desprez-Martel, une carte de visite témoignant de l’intérêt amical que l’on portait à sa fille si miraculeusement retrouvée. Étant donné les circonstances, on ne s’étonnait pas que les visites ne fussent pas encore acceptées mais on tenait à marquer, par ce geste, une attention, parfois, quoique beaucoup plus rarement, une amitié. Il arrivait que des fleurs accompagnassent le message.
Ce défilé finit par agacer Albine qui mourait d’envie de recevoir et ne voyait pas pour quelle raison Francis le lui défendait. Ce soir-là, elle s’en plaignit à lui tandis qu’en attendant le dîner il buvait un verre au salon en sa compagnie :
— Il faut que cela cesse ! On croirait, en vérité, que nous avons un mort dans la maison. Or Mélanie n’est même pas malade. Plus vite nous mènerons une vie normale et plus vite on cessera de s’occuper de nous…
— Vous avez tout à fait raison mais ce que je vous impose là est indispensable. Il est bon que l’on croie Mélanie encore secouée par ce qu’elle est censée avoir enduré : la semi-noyade, le sauvetage… que sais-je encore ? Et vous, en bonne mère, vous ne voulez pas imposer à votre fille chérie la fatigue de ces conversations mondaines que moi-même je juge parfois épuisantes.
— Il y a tout de même quelques amis auxquels il devient difficile de fermer notre porte plus longtemps ?
— Le malheur est que ces amis-là se trouvent compter au nombre des pires bavards de Paris. Mais, rassurez-vous, nous allons bientôt mettre bon ordre à cela et je vous propose de donner disons dans une quinzaine ? – une réception pour présenter Mélanie à ceux qui se sont inquiétés d’elle.
L’idée transporta Albine de joie. Son visage s’illumina et elle battit des mains comme une petite fille tandis qu’elle commençait à faire la liste des invités, mais soudain elle changea de mine.
— Mon Dieu, j’oubliais !… Croyez-vous qu’elle acceptera ?
— Qui, Mélanie ? Pourquoi pas ? Nous allons d’ailleurs le lui demander quand elle descendra.
Si celle-ci n’avait écouté que sa première impulsion elle eût refusé net : jouer un rôle entre les quatre murs d’une maison était une chose, le jouer à la face du Tout-Paris en était une autre et cette réception allait représenter une manière de consécration qui lui déplaisait. Néanmoins, elle réfléchit : cette fête, avec l’agitation obligatoire que représentaient plusieurs centaines de personnes, c’était peut-être sa seule chance d’échapper à ses geôliers avant que sa situation fût irrémédiable. La saison étant douce les portes resteraient ouvertes, toutes les portes, et ce serait bien de la malchance si elle ne réussissait pas à en profiter. Le tout était de se préparer soigneusement et, surtout, d’endormir la méfiance des autres.
— Cela me paraît une très bonne idée ! fit-elle avec enjouement. J’ai très envie de m’amuser un peu.
Cette aimable acceptation lui valut une soirée tout à fait charmante. Francis se montra convenablement repentant et braqua sur sa femme toutes les batteries de sa séduction. Mélanie, sous la façade d’un sourire, l’observait avec l’attention d’un entomologiste envers un insecte rare, tout l’enchantement de Dinard à jamais éteint. Peut-être parce que, derrière ce beau visage, ces yeux caressants et ce sourire charmeur, elle distinguait la brute vulgaire à laquelle, par deux fois, elle s’était affrontée. Il ressemblait assez pour elle à ces fleurs tropicales aux couleurs éclatantes qui se nourrissent de petits animaux et dévorent ceux qui se posent sur elles. Et puis, tout à coup, elle ne le vit plus. À sa place, il y avait la figure ironique d’Antoine, son regard joyeux dont elle savait qu’il pouvait être tendre et même sa grosse pipe brune. Oh ! retrouver tout cela ! revoir les orangers de Château-Saint-Sauveur, et le profil olympien de Victoire sous son nouet de mousseline, et les jumelles Mireille et Magali qui chantaient et parlaient en chœur et même Prudent le silencieux qui n’avait pas dû lui dire plus de vingt paroles durant tout son séjour ! Les revoir tous, quel rêve ! C’était vers eux, bien sûr, qu’elle courrait sitôt libérée… Soudain, la voix de Francis perça les nuages roses de son rêve :
— Ne croyez-vous pas que ce voyage serait une bonne idée ? Dans un mois, Paris sera vide et nous pourrions ainsi tout recommencer depuis le début ?
— Voyage ? Vous parliez de voyage ?
— Mais oui et je m’aperçois que vous ne m’écoutiez pas ?
— Excusez-moi ! Je crois, en effet que je rêvais…
— Moi aussi mais, apparemment, nous ne rêvions pas ensemble. Je disais que, tout de suite après cette réception, nous pourrions partir tous les deux pour la Suisse, l’Autriche où vous reverriez votre amie Johanna…
— Mais oui, c’est vrai ! Tu ne sais pas : Johanna est repartie pour Vienne. Elle doit s’y marier prochainement, intervint Albine. Naturellement, si vous allez là-bas, j’y vais aussi mais, rassurez-vous, ajouta-t-elle avec un petit rire qui n’évoquait pas tout à fait la gaieté, je saurai me montrer discrète.
— Je ne suis pas certaine d’avoir envie de voyager si tôt. Je crois que je préférerais passer l’été à Dinard, fit Mélanie machinalement.
— Pourquoi pas, après tout ! dit Francis conciliant. Est-ce que le yacht de M. Desprez-Martel n’est pas basé là-bas ? Une croisière serait charmante.
L’Askja ! En évoquant la goélette aux voiles rouges, Mélanie sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle se revoyait sur le pont, luttant contre le vent qui faisait s’envoler ses cheveux. Elle entendait la voix de Grand-père murmurant, au pied du rocher de Tintagel : « C’est un lieu pour ceux qui s’aiment… » Et elle avait rêvé alors d’y venir avec Francis mais c’était un Francis qui n’existait plus. Il avait disparu un soir dans le couloir du Méditerranée-Express, et celui qui le remplaçait n’était qu’une mauvaise copie. Qu’il pût mettre le pied sur le pont du grand voilier lui donnait la nausée. Pourtant, elle trouva le courage de répondre :
— Nous aurons le temps d’en parler…
— De toute façon, préparez-vous à partir dès le lendemain de la fête ! Sinon, vous pourriez peut-être aller vous reposer chez le bon Dr Souvalovitch…
Le ton avait changé et aussi l’expression du regard. Mélanie ne s’y trompa point. Varennes ne proposait plus, ne priait plus : il ordonnait et même il menaçait. Décidément, chez lui, le naturel ne se laissait pas chasser très longtemps.
— J’y penserai, fit-elle calmement.
Et il ne fut pas possible de lui tirer une parole de plus.
Dès le lendemain, en effet, elle entamait ses préparatifs d’évasion. Elle commença par tailler et coudre entre les grands volants d’un de ses jupons une poche de toile assez grande pour contenir ses bijoux les plus précieux et l’argent dont elle aurait besoin. L’idée lui était venue qu’il serait assez facile de s’en procurer tout simplement chez sa mère. Elle savait où Albine rangeait le sien et, quand elle serait descendue pour recevoir ses invités, il suffirait de s’introduire chez elle et de se servir. Ce ne serait d’ailleurs rien d’autre qu’une restitution aux yeux de Mélanie puisque sa mère gardait par-devers elle la tirelire où l’on déposait, chaque 1er janvier, la pièce d’or remise par Grand-père.
Tranquille de ce côté, elle choisit soigneusement la robe qu’elle comptait porter : il fallait qu’elle fût assez ample pour en dissimuler une autre, presque sans ornements et d’une couleur neutre et beaucoup plus simple. Une visite aux toilettes quand la soirée battrait son plein permettrait le changement. Ensuite, Mélanie envisageait de passer par le vestiaire des invitées et d’emprunter un manteau ou une cape quelconque, grâce à quoi elle pourrait quitter la maison sans se faire remarquer et gagner le boulevard Saint-Germain où il serait facile de trouver une voiture de place. Sa première idée avait été de se faire conduire aux Champs-Elysées mais elle était stupide car c’est là qu’on la chercherait en premier lieu. Et même si la perspective de soutenir un siège en règle avait de quoi la séduire, c’était au fond tout à fait insensé. Donc, elle prendrait la direction de la gare de Lyon et s’embarquerait dans le premier train en partance, même s’il n’allait que jusqu’à Lyon. Il serait toujours possible d’en trouver un autre qui la conduirait en Avignon. Et là, elle savait où se procurer une voiture.
Elle considéra un moment ce plan avec une certaine complaisance quand l’idée lui vint qu’il pouvait échouer pour une raison ou pour une autre car il n’y avait aucune illusion à se faire : Francis là surveillerait certainement d’aussi près que possible et il aurait le concours des domestiques. Alors ?…
Eh bien, il ne resterait plus à Mélanie que le scandale public : faire à tous ces gens assemblés une déclaration calme, froide de ce qu’elle avait eu à souffrir depuis son mariage. Il y aurait là quelques membres de la magistrature et elle invoquerait alors le témoignage du commissaire Langevin et peut-être d’Olivier si Dieu permettait qu’il fût encore en vie. De toute façon elle parlerait du duel dont les témoins seraient peut-être présents…
Forte de cette résolution, elle laissa couler les jours. Autour d’elle c’était l’agitation qui précède les grandes batailles : on faisait le ménage à fond, on commandait les indispensables petites chaises dorées et les plantes vertes destinées à composer des fonds agréables à l’œil. Albine, ses invitations envoyées, passa des heures et des heures enfermée avec sa femme de chambre, à essayer des robes, des parures et de nouvelles coiffures. Naturellement, elle en conclut qu’elle n’avait rien à se mettre et fila chez Paquin se commander une toilette qu’elle voulait étourdissante.
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