Calmement, posément, elle but une tasse de lait, mangea deux œufs et une poire d’hiver. Puis, avec l’eau chaude qu’on lui portait chaque matin, elle fit une toilette soigneuse et s’habilla de pied en cap. Il fallait, quand il viendrait, que le marquis trouve en face de lui la veuve de son fils et non une faible créature abandonnée aux moelleuses traîtrises du lit et sans autre défense qu’un léger rempart de batiste. Les vêtements d’une femme, avec leurs longs pantalons, leur accumulation de jupons et le poids des robes constituaient une sorte d’armure bien propre à décourager les tentatives de viol. Car, à présent, Hortense s’attendait au pire.

L’enfant semblait avoir pris toute la substance de sa mère qui se retrouvait plus mince qu’autrefois, ce qui lui permit de lacer sans aide son corset et d’accumuler plus de sous-vêtements encore qu’autrefois avant d’endosser sa robe. Puis elle brossa soigneusement ses longs cheveux, les natta et les roula autour de sa tête en couronne, coiffure qui donnait plus de sévérité à son visage. Enfin, elle s’enveloppa de son grand châle et alla s’asseoir devant son secrétaire.

L’idée lui était venue d’écrire une lettre et de la jeter par la fenêtre pour la confier au vent dans l’espoir que quelqu’un la trouverait. Mais ce quelqu’un pouvait être le marquis, ou l’un de ses gens, ce qui revenait au même. Alors elle fit jouer le casier secret et prit son journal qu’elle s’était efforcée de mettre à jour pendant son attente. Si elle voulait qu’un jour sa tragique histoire fût connue, c’était sans doute le plus sûr moyen… même si le journal devait attendre des dizaines d’années dans sa cachette…

Elle écrivit une grande partie du jour. Le crépuscule descendait quand elle reposa sa plume, sécha les dernières lignes et referma le cahier qu’elle confia de nouveau à la cachette. Parce qu’elle était la digne fille de son père et qu’elle aimait voir les choses en ordre, elle écrivit ensuite un testament qu’elle cacheta et posa bien en vue sur la cheminée. Il était rédigé, bien sûr, en faveur de son fils, mais disposait de certaines sommes en faveur de Godivelle, de Dauphine, et des serviteurs du château. A Jean, elle léguait son secrétaire et les quelques livres qu’elle possédait. Puis, quittant le petit bureau, elle tira un fauteuil près de la fenêtre, s’y assit et n’en bougea plus. Il y avait eu un peu de soleil, vers le milieu de l’après-midi, et elle voulait le voir se coucher une dernière fois.

Quand le marquis entra, vers neuf heures, elle était toujours à la même place et il marqua un temps d’arrêt en face de cette noire statue, assise bien droite et les mains nouées autour d’un chapelet. Il eut un rire sec et nerveux.

— Ce n’est pas ainsi que j’espérais vous trouver…

— Je sais. Vous espériez trouver une femme terrifiée que la peur aurait réduite au rang ignoble de fille soumise. Moi je suis la comtesse de Lauzargues et c’est vous qui l’avez voulu. Vous ne me verrez jamais sous un autre aspect !

— Donc, vous avez choisi…

— J’ai choisi la mort, comme ma mère l’aurait choisie à ma place. Elle aura au moins l’avantage de me libérer de vous à tout jamais – C’est un grand privilège.

— C’est bien. Vous l’aurez voulu. Je pleurerai beaucoup à vos funérailles puis je vous oublierai, je crois…

Quand il referma la porte, avec une douceur inhabituelle comme si déjà cette chambre ne contenait plus qu’un catafalque et quelques cierges, Hortense comprit qu’elle était condamnée et qu’il fallait se préparer à mourir. Elle ne savait ni quand ni comment la mort viendrait à elle. Ce serait sans doute quelque breuvage composé par Garland qui ne laisserait guère de traces et laisserait croire à la fable imaginée par le marquis… Pourtant, en dépit du courage qu’elle s’efforçait de montrer, la jeune femme sentait par instants son cœur défaillir car il est dur de mourir quand le corps et l’esprit ne demandent qu’à vivre. Chaque bruit intérieur la faisait tressaillir…

Vers onze heures, elle entendit, comme elle l’avait entendu les soirs précédents, les accents légers de la harpe car le marquis charmait sa solitude avec la musique. Presque simultanément, les bruits reprirent dans la chambre condamnée, des coups, des grattements qui parurent soudain très proches… C’était si net qu’abandonnant sa veille lugubre, Hortense alla vers le mur pour y coller son oreille, mais n’eut pas le temps d’en approcher : détachée du mur, une grosse pierre roula à ses pieds…

— Aide-moi ! ordonna la voix de Jean. Il faut que j’agrandisse ce trou…

Le saisissement qu’elle éprouva fut si violent qu’elle tomba sur les genoux tandis qu’une seconde pierre sortait du mur. Mais ce ne fut qu’un instant. Vivement, elle se releva et, des deux mains, elle attaqua elle aussi les pierres… Il suffit d’ailleurs d’en enlever deux autres pour que le trou fût assez grand.

— Tu es toute habillée ? reprit Jean en s’épongeant le front du revers de sa manche. C’est une bonne chose. Prends un manteau, de l’argent si tu en as, ce que tu peux avoir de précieux. Passe-moi tout cela et rejoins-moi.

Jeter dans un petit sac ses quelques bijoux, une bourse assez bien garnie et les rares souvenirs qu’elle avait de sa mère ne demanda qu’un instant. Le sac franchit le trou, bientôt suivi par la grande cape à capuchon d’Hortense puis par Hortense elle-même.

Avec un soupir de bonheur, elle s’abattit dans les bras de Jean mais il ne lui accorda qu’un baiser rapide.

— Il faut faire vite. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

— Comment as-tu su ?

— Par Godivelle qu’on a éloignée et qui a compris que le marquis méditait un nouveau crime. Elle a réussi à m’envoyer Pierrounet. Viens, à présent…

On entendait toujours la harpe mais les sons s’atténuaient. Le morceau allait s’achever. Pourtant, en dépit de l’urgence, Hortense ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à la chambre où était morte sa tante. Au pied du trou que venait d’ouvrir Jean s’amoncelaient toutes sortes de décombres ; tout ce qu’il avait arraché de l’énorme mur depuis, sans doute, pas mal de temps. Pour le reste on ne voyait que des pans de tissu et des fragments de meubles à moitié brûlés, dernières traces de l’incendie qui avait ravagé la pièce et anéanti Marie de Lauzargues. Mais Jean ne laissa pas à Hortense le temps de s’attarder. La prenant par le bras, il l’entraîna vers l’oratoire qui occupait la tour d’angle et la poussa dans l’ouverture d’un étroit escalier dissimulé dans l’un des murs. Sur la dernière marche, une lanterne sourde était posée et Jean la reprit pour éclairer leur descente…

Cela parut interminable à Hortense. L’escalier ressemblait à une vis sans fin et semblait vouloir s’enfoncer indéfiniment dans les entrailles de la terre. Mais enfin on prit pied dans un étroit boyau de terre battue qui se perdait dans les ténèbres.

— Où allons-nous ? chuchota Hortense.

— Cette galerie débouche dans la crypte de la chapelle. Elle a été solidement murée après la mort de la marquise et pour une bonne raison : c’est par là que l’assassin est allé mettre le feu dans la chambre où la malheureuse gisait, endormie par une drogue. Le vieil abbé Queyrol avait tout découvert et par lui le marquis avait été frappé d’anathème. Il s’en était vengé en chassant son chapelain et en condamnant la chapelle… A présent, écoute-moi : un cheval t’attend près de la chapelle. Tu es assez remise pour pouvoir monter ?…

— Oui, mais…

— Tais-toi ! Nous n’avons pas beaucoup de temps. Va à Chaudes-Aigues, chez le docteur Brémont. Il t’attend… De là il te conduira à Rodez où tu prendras une diligence pour Cahors. A Cahors tu auras la malle de Toulouse afin de regagner Paris. C’est un détour un peu long mais quand on te cherchera, ce sera surtout du côté de Saint-Flour et sur la route de Clermont…

Ils avaient atteint la crypte où Jean retrouva le fusil qu’il avait laissé appuyé à une niche de pierre. Le solitaire semblait possédé d’une sorte de fureur et sa main serrait si fort le bras d’Hortense qu’il lui fit mal. Sans brutalité mais fermement, elle se dégagea :

— Je ne partirai pas sans mon fils. Il me l’a pris…

— Je sais mais nous n’avons pas le temps de le chercher. D’ailleurs il n’a rien à craindre, lui. Tandis que toi, Godivelle est persuadée que le marquis veut te tuer…

— Il allait le faire ! Oh Jean, il sait tout de nous… Et… et il m’avait proposé un ignoble marché si je voulais vivre encore.

— Devenir sa maîtresse ?

— Tu savais ?…

— Non… Non, sur mon âme ! Mais de cet homme on peut s’attendre à tout ! Ne crains rien pour l’enfant. Moi je veillerai sur lui. Il est mon fils, n’est-ce pas ?

— Il est notre fils ! Oh, Jean ! pourquoi m’envoyer si loin de vous deux ? Pourquoi ne pas me cacher quelque part dans la région ?

— Parce que nulle part tu ne serais assez bien cachée. A Paris, c’est beaucoup plus facile… Tu es chez toi.

— Plus maintenant. Le marquis n’aura aucune peine à me retrouver et il a le Roi pour lui…

— Peut-être, mais il se peut que le Roi ne soit plus là pour longtemps. La révolte gronde sourdement, m’a-t-on dit… Elle peut éclater dans huit jours, demain, ce soir…

Brusquement, il la prit dans ses bras, la serra contre lui à l’écraser.

— Écoute-moi, mon amour : il faut fuir. Je te jure sur ce bonheur que tu m’as donné que je te rendrai ton enfant. Mais pars, je t’en supplie, pars !

Il couvrit son visage de baisers rapides puis, la détachant brusquement de lui, reprit sa main. Mais, au lieu de se diriger vers l’escalier remontant dans la chapelle, il alla déplacer l’une des antiques dalles tombales posées contre le mur du fond, découvrant un étroit passage.

— Ça, c’est mon chemin à moi, dit-il avec une soudaine gaieté. Cette ancienne tombe conduit maintenant à un trou du rocher qui est derrière la chapelle. C’est moi qui ai creusé ce boyau… bien commode pour faire plaisir à une petite fille en sonnant une cloche sans que personne vous voie…