— Ce qui veut dire ?…

Il s’approcha d’elle lentement, pas après pas. Elle recula au même rythme mais, finalement, se trouva acculée à la commode. Son cœur cognait à grands coups dans sa poitrine tandis qu’elle voyait, de plus en plus près, le regard égaré du marquis. Elle crut qu’il allait venir contre elle mais il n’en fit rien et s’arrêta à quelques centimètres, assez près tout de même pour qu’elle sentît son souffle.

— Que le soir où il me plaira de frapper à votre porte, j’entends la trouver ouverte… Et pour mieux appuyer ses intentions, il caressa doucement l’un de ses seins…

Folle de colère et de dégoût, elle lui cracha au visage.

— L’inceste ? Vous prétendez faire de moi votre maîtresse… mon oncle ? A votre âge ?… Cela pourrait vous tuer. Songez-y !

Il s’écarta, essuya sa joue d’un mouchoir négligent puis sourit.

— L’inceste ? Mais oui… J’ai tant regretté de ne pouvoir aimer Victoire comme j’en avais envie. Elle m’a échappé… mais je vous tiens, vous, et vous êtes encore plus belle ! Quant à l’âge, il ne fait rien à l’affaire pour un Lauzargues ! Nous sommes de bon bois. Voulez-vous parier que je vous fais au moins un enfant ?…

Il éclata de rire. La porte se referma doucement derrière lui mais la clef tournant dans la serrure apprit à Hortense qu’elle était désormais prisonnière. Les forces nerveuses qui l’avaient alors soutenue en face de son bourreau l’abandonnèrent brusquement. Elle plia sur ses genoux et s’écroula sur le tapis…

Quand elle reprit connaissance, son premier mouvement fut de se traîner jusqu’à la fenêtre qu’elle voulut ouvrir, mais elle était entièrement épuisée et ne put accomplir ce nouvel effort. Elle demeura appuyée des deux mains à la pierre du meneau, regardant, comme du fond d’un cauchemar, les trombes d’eau qui, depuis le matin, s’abattaient sur le château noyant tout le paysage… Sa première idée avait été de mesurer à nouveau la hauteur de son étage mais elle savait déjà que c’était inutile. Même en nouant ses draps bout à bout, elle ne pourrait atteindre le sol. D’ailleurs, dans l’état de faiblesse où elle était, ses bras n’auraient jamais la force de supporter le poids de son corps devenu pourtant si curieusement léger… En désespoir de cause, elle alla s’agenouiller près de son lit, devant le crucifix d’ébène et d’ivoire si longtemps délaissé et pria comme elle ne croyait plus savoir prier, appelant à son secours Dieu et la Vierge et les saints qu’elle aimait, et l’âme de ses parents dont elle était persuadée qu’ils devaient souhaiter la défendre et la protéger. Elle pria longtemps ; assez pour avoir peine à se relever mais se sentit plus courageuse. Plus calme surtout…

Il restait un peu de tilleul froid dans la tisanière posée la veille à la tête de son lit. Elle y mit un peu de miel et avala le tout. Puis, frissonnant de froid car le feu était éteint et nul ne l’avait rallumé, elle se recoucha pour retrouver un peu de chaleur et surtout réfléchir…

La journée passa sans que personne vînt se soucier d’elle. Hortense se demanda un moment si elle était condamnée à mourir de faim et de froid, si le marquis avait décidé de l’oublier un temps pour qu’une plus grande faiblesse la lui livre plus facilement mais, alors que la nuit était complètement tombée, la porte s’ouvrit et le marquis parut, portant un flambeau allumé.

— Comment, ma chère, s’écria-t-il hypocritement, on vous a laissée sans lumière, sans feu ?…

— Et sans nourriture ! dit la jeune femme du fond de son lit. Vous devriez le savoir puisque vous m’aviez enfermée à clef !

— Simple étourderie, chère Hortense ! J’ai dû me rendre à la ferme et j’ignorais ce qui se passait ici !

Hortense l’entendit appeler les servantes, les tancer brutalement alors que les deux pauvres filles n’avaient vraiment rien à se reprocher. En quelques instants, le feu flamba de nouveau, les chandelles furent allumées et Marthon revint, chancelant sous le poids d’un lourd plateau. Le tout sous la direction sarcastique du marquis. Lorsque tout fut en ordre, il fit signe aux deux filles de disparaître et se disposa à les suivre. Mais la main sur la porte ouverte, il s’arrêta.

— Ces pauvres créatures ne sont bonnes à rien. Jusqu’à ce que vous soyez tout à fait remise, ma fille, c’est moi qui veillerai à votre confort comme disent les Anglais…

— Ne vous donnez pas cette peine. J’attendrai que Godivelle revienne.

— Cela pourrait prendre quelque temps. Je souhaite d’ailleurs qu’elle trouve toutes choses en ordre lorsqu’elle reviendra. Je sais que vous avez toujours souhaité retourner à Paris mais il vous faut, je crois, y renoncer. D’ailleurs, nous pourrions mener ensemble, ici même, une vie infiniment plus agréable que vous ne l’imaginez. Réfléchissez-y ! Mais réfléchissez vite : les fièvres puerpérales ne se déclarent généralement pas au bout de six mois… Je vous souhaite une bonne nuit et de doux rêves… où j’espère trouver place un jour !…

Hortense était passée trop brutalement de la lente et douce attente d’un vrai bonheur à l’horreur vaguement grotesque d’un cauchemar absurde pour être vraiment capable d’y faire face. Devant cet homme glacé qui bafouait avec un tel cynisme les liens du sang, elle se trouvait d’autant plus désarmée que le torturant souvenir de son petit enfant la ravageait…

— Par pitié, implora-t-elle, rendez-moi mon fils ! Vous ne pouvez être à ce point cruel et insensible ?…

— Je ne suis ni l’un ni l’autre. Non seulement je souhaite vous ramener un jour ce bel enfant mais je compte aussi vous donner beaucoup d’amour. Il ne tient qu’à vous de commencer auprès de moi une vie heureuse…

— Que devient Dauphine dans tout cela ? Je croyais que vous l’aimiez…

— Il n’est pas bon de prolonger indéfiniment une vieille histoire et le temps est venu pour elle de se consacrer entièrement à son chat et à ses tapisseries. Moi, je retrouverai la jeunesse auprès de vous…

Découragée, Hortense ferma les yeux. Cet homme avait certainement perdu la raison. Sa double passion de l’or et de la luxure l’avait rendu fou. Et que peut-on dire en face d’un fou ?

La nuit fut terrible pour Hortense qui se savait livrée à peu près sans défense aux lubies criminelles d’un amoureux sénile. Godivelle, son unique recours, sa seule protection, ne lui serait peut-être pas rendue. Pas plus que Mlle de Combert qui n’avait sans doute aucun intérêt, si elle voulait vivre, à réclamer ses droits de maîtresse en titre. Qui restait-il au château en dehors des deux filles visiblement terrifiées par le marquis ? Garland, son exécuteur des hautes œuvres ? Pierrounet ?… On avait dû l’envoyer conduire sa tante… Et, durant des heures, Hortense garda les yeux grands ouverts dans la nuit, fixant la croix de pierre du meneau, luttant contre l’envie d’ouvrir la fenêtre et de lancer au vent le nom de Jean, comme il le lui avait recommandé en cas de danger. Mais à condition que le vent soufflât de l’ouest, et les rafales de pluie qui frappaient les vitres indiquaient qu’il soufflait de l’est… Et puis, l’appeler, n’était-ce pas risquer de le voir tomber lui aussi dans un piège ? Le marquis avait l’oreille trop fine pour ne pas entendre les appels de sa prisonnière…

Quand elle s’endormit, vers le matin, elle avait arrêté une sorte de plan. La première chose à faire était d’essayer de retrouver des forces car son accouchement et sa journée de jeûne dans la chambre sans feu l’avaient beaucoup affaiblie. Il fallait manger car on se bat mieux quand le corps ne réclame rien, mais il fallait aussi faire en sorte de paraître encore faible et malade pour ne pas exciter les désirs de son geôlier. La seconde chose à faire était de prier pour que Dieu lui envoie une chance d’échapper à un sort affreux.

Trois jours passèrent, et trois nuits au cours desquelles Hortense ne dormit guère. L’angoisse faisait bourdonner ses oreilles et elle croyait entendre, parfois, des bruits sourds, semblables à ceux qu’elle avait entendus certaine nuit dans la chambre voisine, peu de temps après son arrivée à Lauzargues. Persuadée qu’ils étaient une manifestation de l’au-delà, elle se signait alors, presque par habitude, car elle n’avait pas vraiment peur… Que pouvait-elle craindre des morts ?

Au matin du quatrième jour, en lui apportant son repas comme il avait pris l’habitude de le faire, le marquis tira un fauteuil près du lit d’Hortense et s’y assit :

— Je suis venu vous dire que mon petit-fils se porte bien et qu’il nous fait grand honneur… fit-il avec enjouement.

— Vous l’avez vu ? demanda Hortense le cœur battant la chamade.

— Hier. Il est vraiment superbe. Mais on dirait que vous aussi reprenez des couleurs ? Je vous trouve bien belle, ce matin. Et je pense que le temps est venu de vous demander enfin une réponse. Je vous ai laissé trois jours de réflexion et j’ose espérer que le silence et la solitude vous ont porté conseil.

— Quel genre de réponse attendez-vous ?

— Ne faites pas l’enfant ; vous le savez très bien… La réponse est simple d’ailleurs : acceptez-vous de m’accueillir cette nuit ?

— N’êtes-vous pas un peu pressé ? Le temps des relevailles est de dix jours, il me semble…

— Pour les femmes délicates et vous n’êtes pas une femme délicate. Au surplus, il n’est pas question de vous faire un autre enfant. La chose paraîtrait par trop étrange. Mais seulement de goûter un peu à ce corps charmant dont le souvenir me hante. Cette nuit vous vous soumettrez à moi ou bien…

— Ou bien ?

— Vous pourriez ne plus voir se lever beaucoup de soleils.

Cette fois la menace était claire. Si Hortense n’acceptait pas le dégradant marché, elle mourrait rapidement car, ainsi qu’il l’avait dit, l’assassin entendait profiter du temps, toujours dangereux, des couches. Mais elle n’avait pas la moindre intention d’accepter. Sa vie s’arrêterait tout juste avant qu’elle n’atteignît ses dix-neuf ans mais au moins elle demeurerait fidèle à son amour, au souvenir de sa mère miraculeusement sauvée d’un frère monstrueux et, surtout, le fils qu’elle ne verrait pas grandir n’aurait jamais à rougir d’une situation équivoque. En choisissant la mort, elle ne faisait d’ailleurs qu’avancer l’échéance car – elle en était persuadée – tôt ou tard Foulques de Lauzargues trouverait un moyen d’éliminer le jouet brisé dont il se serait finalement lassé… Alors, elle se disposa à mourir.