Cette fois il n’y eut plus de rémission. Hortense fut engloutie dans un flot de souffrance ininterrompue, d’une fureur telle qu’elle ne l’avait jamais imaginée et s’en trouvait de fait désarmée. Durant des heures et des heures, ses cris, coupés de sanglots et de longs gémissements, emplirent le château et franchirent les murailles, proclamant avec quelle impérieuse volonté l’enfant réclamait sa venue au jour.

La suppliciée avait vaguement conscience de silhouettes qui s’affairaient autour d’elle, de visages anxieux un instant entrevus parmi lesquels elle crut distinguer celui du marquis tendu farouchement au-dessus d’elle. Par la suite, elle devait apprendre que M. de Lauzargues avait, en effet, exigé d’assister à l’accouchement de sa belle-fille comme si elle eût été reine couronnée et l’enfant quelque héritier royal.

Enfin, vers le soir, sur une douleur plus terrible que les autres encore, le corps écartelé, ouvert en un ultime effort, libéra un petit garçon…

Au cri d’agonie de la mère fit écho celui, triomphant du grand-père puis celui, vigoureux, du bébé dont Godivelle s’empara aussitôt tandis que Hortense épuisée glissait dans un miséricordieux anéantissement.

Le bébé pesait près de huit livres et c’était un superbe enfant dont Godivelle, transportée de joie et d’orgueil, proclama qu’il était un vrai Lauzargues. Mais elle n’avait pas besoin de le dire : cela sautait aux yeux. Et quand Hortense, bouleversée, l’eut dans ses bras pour la première fois, elle sentit son cœur fondre de joie en retrouvant sur le minuscule visage sommé d’une arrogante crête de cheveux noirs, les traits du visage de Jean. Ceux aussi du marquis et ce fut à cet instant qu’elle constata à quel point les deux hommes se ressemblaient. Et pourquoi le meneur de loups avait choisi de porter barbe et moustache.

L’amour maternel entra en elle comme une tempête, emportant incertitudes et regrets. De longues minutes elle contempla son enfant, caressant timidement des lèvres les joues duvetées et les petits doigts roses qui s’écartaient comme de minuscules étoiles de mer. Sa tendresse débordait de ses yeux, de son cœur…

— Bien entendu, je veux le nourrir ! déclara-t-elle…

— Il vaut mieux pas, Madame la Comtesse, dit Godivelle. Vos seins sont trop petits pour porter beaucoup de lait et ce gaillard a besoin d’une nourrice vigoureuse, capable de lui en fournir beaucoup. On en a déjà retenu une…

— Sans m’en parler ? Il me semble que c’était à moi de m’en occuper ?

— Monsieur le Marquis n’a voulu laisser ce soin à personne. Il est à moitié fou de bonheur ! Soyez tranquille, il aura bien choisi. La femme sera là demain matin… Jusque-là, notre jeune maître boira de l’eau sucrée…

— Bien ! soupira Hortense. Mais je veux la voir dès qu’elle arrivera…

A regret, elle accepta que le bébé fût installé non dans sa chambre mais dans la cuisine, près du lit de Godivelle. En dépit des cheminées, les chambres du château demeuraient difficiles à chauffer et l’enfant risquerait moins le froid près de l’énorme « cantou ». Il donnait d’ailleurs de la voix avec une grande conviction et sa mère apprécia de pouvoir dormir toute une grande nuit sans être dérangée.

Mais, le lendemain au réveil, son premier soin fut de sonner pour qu’on lui apportât son fils, dont elle avait décidé qu’il s’appellerait Étienne, contrairement aux idées de son beau-père qui souhaitait, naturellement, le nommer Foulques comme lui-même. Pourtant Hortense avait tenu bon, concédant seulement que le prénom des aînés de la famille vînt en second lieu.

Pensant que Godivelle n’avait pas entendu, elle sonna une seconde puis une troisième fois. Enfin, la porte de sa chambre s’ouvrit mais ce fut son beau-père qui parut.

— Eh bien ? dit Hortense, que fait donc Godivelle ? Voilà trois fois que je l’appelle et…

— Godivelle ne peut vous répondre. Elle est partie au village. Sa sœur Sigolène est en train de mourir…

— Oh !… Je suis sincèrement désolée ! Mais en ce cas voulez-vous dire à Marthon ou à Sidonie de m’apporter mon fils ? Et, quand la nourrice arrivera, veuillez la faire monter ici…

Le marquis ne répondit pas. Debout au milieu de la pièce, jambes écartées, les bras croisés sur sa poitrine, il considérait la jeune femme avec un demi-sourire qui la fit frissonner. Elle eut la sensation d’un froid soudain, comme si cette grande silhouette noire, couronnée de cheveux blancs, dressée sur le fond ardent de la cheminée en interceptait toute la chaleur.

— Vous verrez votre fils plus tard, dit-il. Quant à la nourrice, elle est déjà venue… et repartie. Mon petit Foulques sera très bien chez elle…

— Il s’appelle Étienne !

— Il s’appelle comme j’ai décidé qu’il s’appellerait. Et vous le verrez quand je le jugerai bon !

Le monde venait-il de s’écrouler ? Ou bien cet homme était-il devenu fou ? Avait-il vraiment osé…

— Est-ce que cela veut dire… que vous avez confié mon fils à une inconnue ? Que vous l’avez envoyé loin de moi ?…

— Exactement ! Je souligne cependant que cette femme n’est pas une inconnue pour moi.

— Je veux savoir qui elle est ! Je veux savoir où elle a emmené mon enfant.

— Vous n’avez besoin de savoir ni l’un ni l’autre ! L’enfant m’appartient, à moi seul, vous entendez ?

— A vous ? Alors que je suis sa mère ?

— Ce n’est pas mon sentiment. Vous êtes celle à qui j’ai permis de le faire… avec l’aide de mon bâtard ! Vous n’êtes rien… qu’une belle jument que j’ai laissé couvrir par le plus vigoureux étalon de ma race pour en tirer un poulain royal !… Ah, vous ne dites plus rien, à présent ? Vous ne criez plus ? Vous n’imaginiez pas, n’est-il pas vrai, que j’aie pu vous suivre, la nuit de vos noces, alors que vous couriez vers…

— Ce n’est pas vrai ! Vous n’avez pas pu me suivre ! Les loups vous en auraient empêché…

— Croyez-vous ? J’ai déjà chassé le loup ! Il suffit de ne pas se tenir sous le vent, de rester assez loin. Puis on fait de grandes choses avec une longue vue. Cela m’a valu un fort joli spectacle… Voulez-vous plus de détails ? Je n’oublierai jamais l’instant où, devant lui, vous avez laissé tomber vos robes ! Votre corps, ma chère, est une chose exquise, votre beauté la plus suave qui soit ! Il fallait être l’irréductible imbécile qu’était ce pauvre Étienne pour refuser d’y goûter… dans le seul but de me contrarier !

— Y a-t-il quelque chose que vous ignoriez ? murmura Hortense pourpre de honte.

— Je sais toujours ce que je veux savoir. Il est parfois utile d’écouter aux portes…

— Comme un valet ?

Le marquis balaya l’injure d’un mouvement d’épaules dédaigneux :

— Je n’ai pas eu grand mal à me donner, Votre… mari criait assez fort. Au surplus, je m’attendais à une attitude aussi misérable et je commençais, je l’avoue, à caresser l’idée… agréable de me donner à moi-même un héritier quand je vous ai vue sortir en courant. Votre blancheur était facile à suivre et ce que j’ai découvert m’a ouvert d’autres horizons…

— Vous êtes ignoble ! cria Hortense. Vous êtes un véritable monstre…

— Croyez-vous ? Je me trouve, moi, assez bon diable et vous me devez deux mois de délices… parfaitement défendues mais que j’ai bien voulu vous permettre.

— Pourquoi cela ?

— Mais c’est l’évidence, fit-il en riant. On ne réussit pas toujours un enfant du premier coup. Et je tenais à ce que la semence prenne. Vous savez le reste…

— Étienne, lui, ne savait rien…

— En effet… et je n’ai pas très bien compris l’étrange lubie qui lui est venue. Se pendre parce que son petit plan de rancune venait d’échouer ?… Ridicule !

— Non. Il s’est pendu parce qu’il m’aimait et que je lui faisais horreur. Il a cru que je m’étais donnée à vous.

— Tiens donc ? Il avait, dirait-on, plus de cervelle qu’il n’y paraissait… En ce cas peut-être aurais-je dû suivre ma première idée ? J’aimerais beaucoup vous revoir telle que je vous ai vue par cette belle nuit de la Saint-Jean… mais d’un peu plus près. Et que diriez-vous de cette chambre ?…

Il avait fait un pas vers le lit. Révulsée d’horreur, Hortense s’en arracha, saisit sa robe de chambre au vol et s’en enveloppa étroitement, souhaitant que ce fût une cotte de mailles.

— Allez-vous-en, entendez-vous ?… Sortez d’ici ! Vous me donnez envie de vomir !…

Le marquis leva les yeux au plafond.

— Quel langage ! Tout à fait déconseillé si vous désirez revoir, de temps en temps, votre enfant ! Car il faut bien mettre ceci dans votre jolie tête. J’ai l’héritier que je voulais. Par lui je tiens votre fortune. Je n’ai donc plus aucun besoin de vous…

— C’est une menace ?

— Même pas. Disons… une constatation. Vous n’imaginez pas le nombre de femmes qui meurent de fièvre puerpérale dans notre région arriérée. Or vous avez accouché trop vite pour que l’on appelle un médecin… Et, dans ce château, nous n’en sommes pas à un accident près…

Luttant courageusement contre la panique qui lui venait Hortense trouva le courage de braver ce misérable qui, trop sûr de l’impunité, se montrait à présent à visage découvert.

— Il ne vous vient pas à l’idée qu’une trop grande abondance d’accidents pourrait attirer l’attention de la Justice ? Vous n’êtes plus qu’un sujet comme les autres, marquis ! Et nous ne sommes plus sous l’Ancien Régime même si le Roi s’efforce de le ressusciter. L’Empereur Napoléon, mon parrain, a édicté un Code et les Français ont pris l’habitude d’y obéir. Nul n’a le droit de se mettre hors la loi…

— Si. Moi, car je ne reconnais pas les lois de l’Usurpateur…

— Qui sont devenues celles de Louis XVIII !

— Je ne veux pas le savoir !… Et puis, en voilà assez ! Écoutez bien ceci, ma chère : si vous voulez revoir un jour votre fils… et même si vous voulez que je vous autorise à vivre encore quelque temps, il vous faudra vous montrer affectueuse avec moi… très affectueuse même !