Mais à l’heure où s’ouvraient les grilles, où claquaient les portières, tout renaissait en dépit des deux ailes sans grâce qui encadraient à présent l’hôtel. Les jeunes filles oubliaient de baisser les yeux et couraient joyeusement vers l’évasion d’une semaine, vers la vie de ce monde dont elles espéraient tant. Elles ne songeaient plus à compter leurs pas, à surveiller leur maintien et retrouvaient miraculeusement leur âge. Cela se sentait à leur manière allègre d’escalader les marchepieds, d’agiter la main pour un dernier adieu à une camarade préférée, à l’éclat des sourires, à la gaieté des yeux…

Peu à peu, l’institution se vidait. Dans le grand vestibule dallé de blanc et de noir, seule Hortense attendait encore et faisait les cent pas tout en s’efforçant de maîtriser son impatience. La voiture de sa mère était toujours la première à franchir le portail, son vieux cocher Mauger y mettant comme un point d’honneur, et ce retard tellement inhabituel inquiétait la jeune fille.

A quelques pas d’elle, une autre pensionnaire l’observait avec un sourire moqueur. Celle-là était aussi brune qu’Hortense était blonde. Son teint d’ivoire et son profil d’impératrice romaine trahissaient le sang italien et contrastaient curieusement avec la grise humilité de la robe d’uniforme qu’elle portait. L’absence de manteau et de chapeau indiquait que la jeune fille était de celles qui restaient au Sacré-Cœur pour les fêtes mais elle ne semblait pas en être autrement affectée.

— On dirait que les traditions se perdent chez vous, dit-elle avec un sourire provocant. Votre cocher est en retard pour la première fois depuis six ans…

— J’espère surtout qu’il ne lui est rien arrivé. Si mon bon Mauger se presse toujours tant c’est parce qu’il sait combien j’ai hâte de rentrer à la maison.

Le rire de la jeune fille brune se fit cruel.

— Il est peut-être mort ? Cela arrive à cette sorte de gens.

Le regard indigné d’Hortense se teinta de dégoût.

— La vie d’un homme ne signifie-t-elle rien pour une princesse Orsini ? Je ne vois pas là matière à plaisanterie. Mauger est notre plus vieux serviteur. Il m’a vue naître et je l’aime…

Félicia Orsini haussa des épaules désinvoltes.

— Dans notre maison de la piazza Monte Savello il y a une foule de serviteurs. Comment pourrions-nous en distinguer un seul ? Nos gens font partie de notre décor au même titre que les tapisseries ou les statues.

— Vous ne connaissez pas ceux qui vous servent ?

— Mon Dieu, non. Ils sont trop. Ce sont de ces choses que vos descendants apprendront quand plusieurs siècles auront passé. Pour le moment, votre noblesse est un peu trop… adolescente.

— Cela vaut peut-être mieux qu’une trop vieille noblesse ! La peinture de nos armoiries est à peine sèche, sans doute, mais ne comporte aucune trace de sang. Je n’en dirais pas autant des vôtres…

— Qu’est-ce que la fille d’un usurier enrichi peut comprendre à une famille…

— Mesdemoiselles !…

Les deux antagonistes se retournèrent d’un même mouvement. Debout sur la dernière marche du grand escalier de marbre, la Mère Eugénie de Gramont les regardait avec cet air de majesté tranquille qui impressionnait toutes les élèves de la maison, fussent-elles Montmorency, Rohan-Chabot, fille de ministre ou n’importe quelle autre des plus arrogantes pimbêches que les Dames du Sacré-Cœur étaient chargées d’élever. Félicia Orsini ne faisait pas exception à la règle, sachant d’ailleurs fort bien que la fille de la maréchale de Gramont pouvait étaler encore plus de quartiers de noblesse qu’elle-même. Sa révérence – le règlement était calqué sur celui des demoiselles de Saint-Cyr – s’en ressentit.

— Vous n’avez rien à faire ici, Félicia, s’entendit-elle déclarer. Allez plutôt prier à la chapelle en attendant le déjeuner. La prière vous rappellera peut-être à la sainte humilité. Quant à vous, Hortense, rendez-vous immédiatement auprès de notre Mère générale. Elle vous attend.

— La Mère… générale ? soufflèrent avec un bel ensemble les deux ennemies réunies dans la stupéfaction.

— Je crois m’être exprimée comme il convient. Allez, Mesdemoiselles !

Docilement cette fois, les jeunes filles se dirigèrent vers l’aile droite toute neuve où se trouvaient à la fois la chapelle et l’appartement de celle qui incarnait l’autorité suprême non seulement dans le pensionnat de la rue de Varenne mais dans tous les couvents des Dames du Sacré-Cœur éparpillés à travers le monde et jusqu’en Amérique. Non sans appréhension pour la fille du banquier. Un appel chez Mère Madeleine-Sophie Barat, fondatrice de l’Ordre, ne relevait jamais d’un fait insignifiant. Il y fallait de l’extraordinaire, les affaires de discipline courante se réglant chez la Mère de Gramont, maîtresse principale du pensionnat et supérieure du couvent installé dans les anciennes écuries. Pour être appelée chez la Mère générale il fallait avoir commis une faute d’une exceptionnelle gravité qui pouvait, dans les cas extrêmes, aboutir au renvoi ou qui valait au moins à la coupable une semonce d’autant plus cuisante qu’elle était articulée d’une voix douce et avec une exquise urbanité. Ou alors, chose plus rare encore, il fallait avoir accompli une action particulièrement brillante, méritant des éloges dont la valeur se situait tout de suite au-dessous de la béatification.

N’ayant à son actif aucune action glorieuse et n’ayant d’autre part rien de plus grave à se reprocher qu’une dispute avec Félicia lors de la dernière leçon d’histoire, Hortense n’en était que plus inquiète. Que pouvait signifier cette convocation à l’heure où l’institution se vidait en partie ?

Devant la modeste porte de chêne foncé, Hortense hésita, saisie d’une sorte de terreur sacrée. Comme toutes ses compagnes, elle révérait et aimait la Mère Barat dont la hauteur morale, la culture et l’évangélique douceur forçaient l’admiration et dont on chuchotait qu’elle était une véritable sainte[2]. Mais elle la craignait comme le feu et, douée d’une imagination peu commune, elle se demandait toujours, lorsqu’elle se trouvait en sa présence, si en relevant les yeux après la révérence protocolaire elle lui verrait une auréole autour de la tête ou une épée flamboyante dans la main droite. Finalement, elle approcha un doigt du vantail, s’aperçut qu’elle portait encore ses gants, les arracha puis tout doucement « gratta » au panneau de bois.

Invitée à entrer dans le petit parloir, aussi nu qu’une cellule de carmélite où la Mère générale donnait ses audiences, elle eut la surprise de voir celle-ci derrière la porte et n’eut qu’un pas à faire pour se retrouver à ses pieds… Mais on ne l’y laissa pas. Déjà Mère Madeleine-Sophie se penchait pour l’aider à se relever et l’entraînait vers le banc d’ébène à dossier droit qui, avec un petit fauteuil semblable, constituait l’unique concession au confort de cette pièce austère.

— Venez vous asseoir auprès de moi, mon enfant…

Sa voix, où sonnait toujours une toute légère trace d’accent bourguignon – Madeleine-Sophie Barat avait vu le jour à Joigny où son père était tonnelier – était étrangement émue ; ses yeux bleus pleins de larmes. Mais Hortense n’eut pas le temps de s’étonner. Un visiteur était là qui s’inclinait et ce visiteur, la jeune fille le connaissait bien : c’était Louis Vernet, le fondé de pouvoirs de son père. Mais un Louis Vernet qui lui aussi semblait bouleversé.

Entre les minces favoris blonds qui l’encadraient, son visage était d’une pâleur de cire, ses yeux rougis par des larmes récentes. Sa main gantée tremblait visiblement sur le pommeau d’ivoire de la canne qui avait cessé d’être un accessoire d’homme élégant pour remplir modestement son rôle de soutien. Hortense croisa un regard éperdu et son cœur se serra car tout cela ne pouvait signifier qu’une chose : un malheur était arrivé.

S’efforçant de dominer l’angoisse qui lui venait, elle demanda :

— Comment se fait-il que vous soyez ici, Monsieur Vernet ? J’attendais Mademoiselle Baudoin, ma gouvernante…

— Elle ne viendra pas, Mademoiselle. Il est arrivé… une catastrophe…

— A la maison ?… Une catastrophe ? Mais quoi ? Parlez, voyons !…

— Je… Oh, par pitié, Révérende Mère, dites-lui ! Moi je ne peux pas ! Je ne peux pas !…

Avant que l’on ait pu prévoir son geste, Louis Vernet s’était jeté littéralement hors de la pièce, étouffant ce qui ne pouvait être qu’un sanglot. Hortense sentit ses mains se glacer. C’était comme si son sang refluait tout à coup vers son cœur, abandonnant tout le reste de son corps, lui laissant la gorge sèche, les tempes battantes avec l’impression qu’une chose terrible allait s’abattre sur elle pour l’écraser. Elle regarda la Mère générale sans vraiment distinguer son visage.

— Il est arrivé quelque chose… à mon père ?

— Oui… Oh, mon enfant comme je voudrais ne pas avoir à prononcer de tels mots ! Vous allez devoir faire preuve d’un très grand courage, Hortense. Cette sorte de courage que Dieu seul peut donner et que seul peut conforter le Cœur Très doux et Très compatissant de Jésus…

Alors doucement, lentement, serrant bien fort entre les siennes les petites mains qui se glaçaient, choisissant ses mots avec un soin extrême, avec la délicatesse d’une femme qui en connaissait depuis longtemps la puissance meurtrière, Mère Madeleine-Sophie répéta ce que Louis Vernet venait de lui apprendre… Non, Hortense ne quitterait pas le Sacré-Cœur ce jour-là. Elle ne rentrerait pas dans le grand hôtel de la Chaussée d’Antin où ne l’attendaient plus qu’un troupeau de serviteurs désemparés… et une escouade de policiers. Elle resterait avec ses compagnes étrangères[3] et celles, trop nombreuses, que leurs mères oubliaient au profit d’une vie mondaine intense. Elle resterait à ce foyer que l’on allait s’efforcer de lui faire aussi doux que possible car c’était à présent le seul qui lui restât…