Marianne ouvrit de grands yeux.
— Une escorte ? A moi ? Mais à quel titre ?
— Disons... à titre d’ambassadrice extraordinaire ! En fait, c’est à ma sœur Elisa que je t’envoie et non pas à Lucques mais à Florence. Il te sera facile d’y régler tes comptes avec ton mari sans courir le moindre danger car je te chargerai de messages pour la grande-duchesse de Toscane. J’entends que, même là-bas, ma protection s’étende sur toi et qu’on le sache.
— Ambassadrice ? Moi ? Mais je ne suis qu’une femme.
— J’ai souvent employé les femmes. Ma sœur Pauline en sait quelque chose ! Et je ne veux pas te livrer pieds et poings liés à celui que tu as... toi-même... choisi d’épouser !
L’allusion était claire. Elle sous-entendait que si Marianne avait eu plus de sagesse elle eût fait confiance à son amant d’alors pour assurer son existence sans aller se fourrer dans une aventure impossible... Jugeant qu’il valait mieux ne pas répondre, elle choisit de s’incliner et lui offrit une révérence protocolaire.
— J’obéirai, Sire ! Et je remercie Votre Majesté de prendre soin de moi.
Mentalement, elle calculait déjà qu’une fois à
Florence il lui serait bien plus aisé qu’elle ne l’avait craint de gagner Venise. Elle ne savait pas bien encore comment elle réglerait son différend avec le prince Corrado, ni quelle forme d’arrangement il désirait lui offrir, mais une chose était certaine : elle ne vivrait plus jamais dans la grande villa blanche, belle et vénéneuse comme l’une de ces fleurs exotiques dont le parfum enchante mais dont le suc peut tuer...
Bien sûr, il y aurait l’escorte dont il faudrait se débarrasser...
La porte s’ouvrit soudain. Vidocq apparut. Il se contenta de s’incliner gravement sans un mot... L’Empereur tressaillit. Son regard tourna, accrocha celui de Marianne qui le soutint sans faiblir, bien qu’elle se sentît pâlir malgré elle.
— Justice est faite ! dit-il seulement.
Mais Marianne avait déjà compris que la tête de Francis Cranmere venait de tomber. Lentement, elle se laissa glisser à genoux sur les dalles que le feu réchauffait et, la tête baissée, les mains jointes, se mit à prier pour celui qui, désormais, n’aurait plus jamais le pouvoir de lui faire du mal... Afin de ne pas troubler sa prière, Napoléon s’éloigna et se perdit dans les ombres de la salle...
Le canon tonnait sur Paris. Debout derrière les fenêtres de sa chambre, en compagnie de Jolival et d’Adélaïde, Marianne l’écoutait, comptant les salves.
— Deux... trois... quatre...
Elle savait ce que cela signifiait : l’enfant impérial venait de naître ! Déjà, dans le milieu de la nuit, le bourdon de Notre-Dame et les cloches de toutes les églises de Paris avaient appelé les Français à la prière pour obtenir du ciel une heureuse délivrance et, dans la capitale, plus personne n’avait dormi. Marianne moins que toute autre encore, car cette nuit était la dernière qu’elle passait dans sa demeure.
Ses malles étaient prêtes, déjà chargées sur la grande berline de voyage et, tout à l’heure, quand arriverait l’escorte armée promise, elle prendrait la route d’Italie. Sur sa commode, les lettres impériales qu’elle devait remettre à la grande-duchesse de Toscane étalaient leurs rubans et leurs cachets rouges. Les meubles de sa chambre portaient déjà les housses de l’absence. Il n’y avait pas de fleurs dans les vases. Mais il y avait longtemps déjà que l’âme de Marianne avait déserté cette maison.
Aussi nerveux qu’elle, Jolival comptait à haute voix :
— Dix-sept, dix-huit, dix-neuf... Si c’est une fille, on dit qu’elle portera le titre de princesse de Venise.
Venise ! Il n’y avait plus que trois mois avant que le navire de Jason vînt jeter l’ancre dans sa lagune ! Et ce nom, fragile et diapré comme les verreries scintillantes de ses artisans, se parait de toutes les couleurs de l’espoir et de l’amour.
— Vingt... compta Jolival... vingt et un !...
Il y eut un silence, très court mais si intense qu’on eût dit que l’Empire tout entier retenait son souffle. Puis, les voix de bronze reprirent leur clameur triomphante :
— Vingt-deux ! vingt-trois... rugit Jolival ! Il va y en avoir cent un ! C’est un garçon !... Vive l’Empereur ! Vive le Roi de Rome !...
Comme par magie, son cri eut un écho immense. On entendit s’ouvrir les fenêtres, claquer les portes, hurler les gorges de tous les Parisiens qui se précipitaient dans les rues. Marianne, seule, n’avait pas bougé et fermait les yeux. Ainsi Napoléon avait enfin le fils qu’il désirait tellement ! La rose génisse autrichienne avait accompli son travail de génitrice ! Comme il devait être heureux ! Et fier !... Elle l’imaginait, éveillant les échos du palais sous les éclats métalliques de sa voix, sous le claquement nerveux de ses talons... L’enfant était né et c’était un garçon !... Le Roi de Rome !... un bien beau nom qui résumait l’empire du monde ! Un nom bien lourd aussi pour de si fragiles épaules.
— Allons, Marianne ! Il faut boire à cette heureuse naissance !
Arcadius avait fait sauter le bouchon d’une bouteille de Champagne, emplissait les verres, en offrait un à chacune des deux femmes ! Son regard joyeux alla de l’une à l’autre tandis qu’il levait la flûte de cristal translucide où pétillait le vin d’or pâle.
— Au Roi de Rome !... Et à vous, Marianne ! Au jour où nous boirons à votre fils ! Il ne sera pas roi, celui-là, mais il sera beau... fort et brave comme son père !
— Vous le croyez vraiment ? demanda Marianne dont les yeux se mouillaient à la seule évocation d’un si grand bonheur.
— Je fais mieux que le croire, dit Arcadius gravement : j’en suis sûr !
Et, vidant son verre, il l’envoya, à la manière russe, se briser contre le marbre de la cheminée en concluant :
— ... aussi sûr que d’avoir à jamais détruit ce verre.
L’une après l’autre, les deux femmes l’imitèrent, amusées par cette coutume bizarre, puis Marianne ordonna :
— Réunissez les domestiques, Arcadius, et faites-leur, à eux aussi, servir du Champagne ! C’est dans la joie que je veux leur dire adieu parce que je ne les reverrai qu’heureuse ou pas du tout... Je vais m’habiller !
Et elle alla se préparer pour le long voyage qui allait commencer. Au-dehors, par-dessus les cris de joie et les vivats des Parisiens, le canon tonnait toujours... On était le 20 mars 1811.
Notes
[1] Les représentations commençaient beaucoup plus tôt que de nos jours et s’achevaient de même. Cela permettait de regagner des propriétés parfois assez lointaines.
[2] L’une des tours domine le village et les trois autres l’étang.
[3] Chapeau retroussé devant et derrière.
[4] Adieu.
[5] A cette époque, en effet, l’ancien forçat François Vidocq, qui travaillait obscurément caché parmi la faune des prisons, eut la permission de s’évader définitivement. Il devait ensuite faire partie de la police d’Etat et même en devenir le chef.
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