Un peu plus loin, deux nobles pavillons jumeaux se faisaient face. Ceux-là évoquaient le Grand Siècle mais n’étaient pas mieux traités. Les fenêtres manquaient de carreaux, les mansardes élégantes croulaient et des lézardes zébraient les murailles. Pourtant, ce fut vers l’un de ces bâtiments, celui de gauche qui s’étendait au-delà de la chapelle, que Gracchus, sur les indications de Vidocq, dirigea ses chevaux.

Un peu de lumière se montrait au rez-de-chaussée, derrière des vitres sales. La voiture s’arrêta :

— Venez, dit Vidocq en sautant à terre. Vous êtes attendue.

Levant les yeux, Marianne enveloppa d’un regard surpris ce décor, misérable et rude tout à la fois, et serra plus étroitement contre elle son manteau de drap noir doublé de martre en rabattant le capuchon fourré sur ses yeux. Une bise coupante balayait l’immense cour, faisant voleter la neige et pleurer les yeux. Lentement, la jeune femme pénétra dans un vestibule dallé qui gardait des traces de splendeur et, tout de suite, elle vit Roustan. Enveloppé d’une vaste houppelande rouge vif, dont le col relevé ne laissait passer que son turban blanc, le mameluk arpentait le dallage inégal en se battant les flancs sans préjugés. Mais, apercevant Marianne, il se hâta d’ouvrir devant elle la porte où il montait cette garde agitée. Et, cette t’ois, Marianne se trouva en face de Napoléon...

Sous le manteau d’une grande cheminée où flambait un tronc d’arbre, il se tenait debout, l’un de ses pieds bottés posé sur la pierre de l’âtre, une main au dos, l’autre glissée dans l’ouverture de sa longue redingote grise, et il regardait les flammes. Son ombre, coiffée du grand bicorne noir sans le moindre ornement, s’étendait, fantastique, jusqu’aux caissons sculptés du plafond où demeuraient des traces de dorure et, à elle seule, suffisait à meubler cette salle immense et vide où ne demeuraient plus, aux murs, que les traces des anciennes tapisseries, sur le sol que quelques tas de gravats.

Impassible et songeur, il regarda Marianne plonger dans sa révérence puis lui désigna le feu :

— Viens te chauffer ! dit-il. Il fait, cette nuit, un froid horrible.

Silencieusement, la jeune femme s’approcha et tendit ses mains dégantées à !a flamme après avoir, d’un mouvement de tête, rejeté en arrière son capuchon. Et, un moment, tous deux demeurèrent là, sans rien dire, à regarder les flammes bondissantes et à se laisser pénétrer par elles. Finalement., Napoléon jeta un bref regard sur sa compagne.

— Tu m’en veux ? demanda-t-il en considérant avec un peu d’inquiétude le fin profil immobile, les paupières baissées, la bouche serrée.

Sans le regarder, Marianne répondit :

— Je ne me le permettrais pas. Sire ! On n’en veut pas au maître de l’Europe !

— C’est pourtant ce que tu fais ! Et, après tout, je ne peux guère te donner tort ! Tu espérais partir, n’est-ce pas ? Trancher les liens qui te retiennent encore à une vie dont tu ne veux plus, rayer le passé, balayer tout ce qui a été...

Elle braqua soudain sur lui ses prunelles vertes où se mit à danser une petite lueur d’amusement.

Il était un extraordinaire comédien, vraiment ! C’était bien de lui cette manière de chercher des excuses pour se mettre en colère quand il se savait fautif.

— N’essayez pas de chauffer une colère que vous n’éprouvez pas, Sire ! Je connais trop bien... Votre Majesté ! Et, puisque me voici revenue, que l’Empereur veuille bien oublier ce que je souhaitais faire et m’expliquer toutes ces choses étranges qui se sont déroulées durant les mois derniers. Oserais-je avouer que je n’ai rien compris et ne comprends toujours rien ?

— Tu es pourtant intelligente, il me semble ?

— J’espérais l’être. Sire, mais il apparaît que les méandres de la politique de Votre Majesté sont trop compliqués pour une cervelle de femme. Et j’admets, sans la moindre honte, n’avoir pas pu démêler la vérité de ce que vos juges et vos journaux ont appelé « l’affaire Beaufort »... sinon qu’un homme innocent a souffert injustement, failli mourir dix fois pour donner à l’un de vos agents secrets le plaisir et la gloire de le faire évader avec votre bénédiction et sous la surveillance de votre impériale marine, sinon... que j’ai failli, moi, en mourir de désespoir ! Qu’enfin, pour couronner le tout, vous m’avez fait ramener ici de force...

— Oh ! de force !...

— Contre mon gré, si vous préférez ! Pourquoi tout cela ?

Cette fois. Napoléon quitta sa pose méditative, se tourna vers Marianne et, gravement :

— Pour que justice soit faite, Marianne, et pour que tu en sois le témoin.

— Justice ?

— Oui, justice ! J’ai toujours su que Jason Beaufort n’était coupable en rien, ni du meurtre de Nicolas Mallerousse ni du reste. Tout juste de sortir du Champagne et du bourgogne hors de France pour le plaisir de gens que je n’ai aucun goût à réjouir ! Mais il me fallait les coupables... les vrais coupables sans détruire Le jeu délicat de ma politique internationale. Et, pour cela, je devais jouer le jeu jusqu’au bout...

— Et risquer, jusqu’au bout, de voir Jason Beaufort mourir de misère ou sous les coups de vos gardes-chiourme ?

— Je lui avais donné un ange gardien qui, mon Dieu, n’a pas si mal fait son travail ! Je te le répète, il me fallait les coupables... et puis, il y avait cette affaire de fausses livres anglaises qui m’obligeait à frapper, simplement pour ne pas être ridicule et pour ne pas dévoiler mes batteries secrètes.

La curiosité maintenant rongeait lentement la rancune de Marianne.

— Votre Majesté a dit qu’elle voulait les coupables ? Puis-je lui demander si elle les tient ?

Napoléon se contenta de hocher la tête affirmativement. Marianne insista.

— Votre Majesté sait qui a tué Nicolas, qui est le faux-monnayeur ?

— Je sais qui a tué Nicolas Mallerousse et je le tiens, quant au faux-monnayeur...

Il hésita un instant, jetant sur la jeune femme anxieuse un regard incertain. Elle crut bon de l’encourager :

— Eh bien ? N’était-ce donc pas le même ?

— Non. Le faux-monnayeur... c’est moi !

Le vieux plafond s’effondrant sur sa tête n’eût pas sidéré Marianne plus totalement. Elle regarda l’Empereur comme si tout à coup elle doutait qu’il fût sain d’esprit.

— Vous, Sire ?

— Moi-même ! Pour détruire le commerce anglais j’avais imaginé de faire frapper une quantité de fausses livres anglaises dans un atelier discret, par des hommes sûrs, et d’en inonder le marché. J’ignore comment les misérables qui en ont déposé sur le bateau de Jason Beaufort se les sont procurées, mais une chose était certaine : c’étaient les miennes... et il m’était impossible de le proclamer. Voilà pourquoi, tandis que, dans les prisons et un peu partout en France, mes agents travaillaient obscurément à démêler la vérité, j’ai laissé reposer l’accusation sur ton ami. Voilà aussi pourquoi j’avais signé sa grâce à l’avance et préparé, aussi minutieusement que possible, son évasion. Elle ne pouvait manquer : Vidocq est un habile homme... et j’étais bien certain que tu lui donnerais un coup de main !

— En vérité, Sire, nous sommes bien peu de chose entre vos doigts et j’en arrive à me demander si un homme de génie est un bienfait des dieux... ou une calamité ! Mais, Sire, ce coupable... ajouta-t-elle avec anxiété, ou... ces coupables ?

— Tu as raison de dire « ces » car il y en a eu plusieurs mais ils avaient un chef, et ce chef... mais viens plutôt avec moi.

— Où donc ?

— Jusqu’au donjon, j’ai quelque chose à te montrer... Mais couvre-toi bien.

Retrouvant d’instinct les gestes caressants qu’il avait naguère pour l’aider à mettre un manteau ou à enrouler une écharpe autour de sa tête, durant les jours si doux de Trianon, il disposa lui-même le capuchon sur les cheveux de Marianne et lui tendit ses gants qu’elle avait jetés sur la pierre de l’âtre. Puis, toujours comme autrefois, il prit son bras pour sortir et fit, au passage, à Roustan, signe de les suivre.

Au-dehors, le vent glacial les saisit dans son tourbillon mais, appuyés l’un à l’autre, ils se lancèrent à travers la vaste cour, enfonçant jusqu’à la cheville dans la neige qui crissait sous leurs pas. Arrivés à la barbacane du donjon. Napoléon fit passer sa compagne devant lui sous la voûte basse gardée par des factionnaires qui avaient l’air figés par le froid. Il y avait de petits glaçons jusque dans leurs moustaches. L’Empereur retint Marianne. Une lanterne, accrochée au mur par un anneau de fer, éclaira son regard gris-bleu qui était devenu très grave, sévère même mais sans dureté :

— Ce que tu vas voir est horrible, Marianne... et tout à l’ait exceptionnel. Mais, je te le répète, il faut que justice soit faite ! Es-tu prête à regarder ce que je veux te montrer ?

Elle soutint son regard sans broncher :

— Je suis prête !

Il saisit alors sa main et l’entraîna. On franchit une autre porte basse et l’on se trouva au pied du donjon sur un pont-dormant qui enjambait le profond et large fossé. Un escalier de bois descendait dans ce fossé et Marianne, machinalement, regarda au fond où brillaient des lanternes. Mais, aussitôt, elle eut un mouvement de recul et un gémissement d’horreur : dans la neige boueuse du fond, gardée par deux factionnaires, une horrible construction se dressait, sinistre, une hideuse fenêtre de bois peint en rouge retenant tout en haut un couteau triangulaire : la guillotine !

Les yeux dilatés d’horreur, Marianne regardait l’affreuse machine. Elle tremblait si fort que Napoléon, doucement, passa un bras autour d’elle et la retint contre lui.

— C’est affreux, n’est-ce pas ? Je le sais, va ! Et nul plus que moi ne hait cet atroce instrument.