Jason détourna la tête. Son regard vint se poser sur celle de Marianne qui se collait à son épaule et qu’il sentait frémir et trembler tout le long de son corps.

— Non, dit-il enfin sourdement. Je ne comprendrai sans doute jamais les raisons profondes de Napoléon. Pourtant, je te dois la vie et je t’en remercie du fond du cœur. Mais... elle ? Pourquoi veux-tu la ramener à Paris ? Je l’aime plus que...

— Que ta vie, que ta liberté, que tout au monde ! acheva Vidocq avec lassitude. Je sais tout cela... et l’Empereur le sait aussi, très certainement ! Mais elle n’est pas libre, Jason, elle est la princesse Sant’Anna... Elle a un mari, même si ce mari n’est qu’un fantôme, car c’est un fantôme singulièrement puissant et dont la voix porte loin. Il réclame son épouse et l’Empereur se doit de faire droit à sa demande car la grande-duchesse de Toscane, sa sœur, pourrait voir flamber la révolte dans ses Etats si l’Empereur faisait tort à un Sant’Anna...

— Je ne veux pas ! cria Marianne en se serrant plus fort contre Jason. Je ne retournerai jamais là-bas !... Garde-moi, Jason !... Emporte-moi avec toi ! J’ai peur de cet homme qui a tous les droits sur moi bien que je ne l’aie jamais approché ! Par pitié, ne les laisse pas m’arracher à toi.

— Marianne !... ma douce ! Je t’en supplie, calme-toi... Non, je ne te laisserai pas ! Je préfère retourner au bagne, reprendre la chaîne, n’importe quoi, mais je refuse de te quitter.

— Il le faudra bien, pourtant ! fit tristement Vidocq. Voilà ton vaisseau que l’Empereur te rend, Jason. Ta vie est sur la mer, non aux pieds d’une femme unie à un autre. Et, dans le port du Conquet, une voiture attend la princesse Sant’Anna.

— Elle fera mieux de repartir car elle attendra en vain ! gronda une voix furieuse. Marianne reste ici !

Et Jean Ledru, un pistolet armé dans chaque main, vint se glisser entre le couple et le policier :

— Ici, c’est mon bord, policier ! Et, même s’il est petit, j’y suis maître après Dieu ! Sous nos pieds, c’est la mer et ces hommes sont les miens ! Nous sommes quatorze et tu es seul ! Si tu veux vivre longtemps, je te conseille de laisser Marianne partir avec l’homme qu’elle aime comme tous deux le désirent. Sinon, crois-moi, les poissons ne feront pas de différence entre la viande d’un agent secret ou celle d’un forçat évadé ! Allons, recule et descends dans la cambuse ! Quand ils seront à bord du brick, je te ramènerai à terre.

Vidocq secoua la tête et désigna le navire qui était tout près maintenant et que l’on allait accoster. Le haut bordage, d’instant en instant, dominait de plus en plus le pont du chasse-marée.

— Tu oublies Surcouf, marin ! Il sait que cette femme est mariée à un autre et que cet autre la réclame. C’est un homme d’honneur qui ne connaît que son devoir et la solidarité des marins.

— Il l’a prouvé en acceptant d’aider Marianne alors qu’il me croyait peut-être coupable, coupa Jason, il nous aidera !

— Non ! Et d’ailleurs, je ne lui demanderais pas, si j’étais toi. Madame, ajouta-t-il en se tournant vers Marianne sans se soucier de la double gueule noire braquée sur son ventre, c’est à vous que je fais appel, à votre sens de l’honneur et à votre loyauté : avez-vous épousé le prince Sant’Anna sous la contrainte ou bien l’avez-vous fait librement ?

Dans les bras de Jason, le corps de Marianne se raidit tout entier. De toutes ses forces elle essayait de repousser le malheur qui s’abattait sur elle au moment même où elle croyait saisir, et à jamais, le bonheur. Cachant sa tête contre son ami, elle murmura :

— Je l’ai épousé... librement. Mais j’ai peur de lui...

— Et toi, Jason, n’as-tu pas une épouse quelque part ?

— Ce démon qui voulait ma mort et celle de Marianne ? Elle n’est plus rien pour moi.

— Que ta femme, devant Dieu et devant les hommes ! Croyez-moi, acceptez de vous séparer maintenant. Vous vous retrouverez mieux plus tard. Vous, madame, je ne suis pas chargé de vous remettre à votre époux mais de vous conduire chez l’Empereur qui vous réclame.

— Je n’ai rien à lui dire ! lança-t-elle violemment.

— Mais lui, si ! Et je refuse de croire que vous n’ayez rien à lui répondre... alors qu’il peut, peut-être, vous aider à vous libérer l’un et l’autre de vos liens ! Soyez donc raisonnable... et ne m’obligez pas à employer la force ! Jason ne peut partir que seul... et à la condition que vous me suiviez docilement jusqu’à Paris.

Jean Ledru, qui n’avait pas lâché ses pistolets, se mit à rire et jeta un bref regard sur le liane de la Sorcière qui maintenant les dominait de toute sa hauteur.

— La force, c’est nous qui l’avons, policier ! Et je te dis, moi, que Marianne suivra Jason et que Surcouf va m’aider à t’envoyer par le fond si tu t’obstines dans tes idées insensées... Allons, fais ce que je t’ai dit : descends ! La mer devient plus forte ! Nous n’avons plus de temps à perdre. Ici, c’est l’Iroise, un passage où l’on n’a guère le temps de faire la conversation, et l’île basse que tu vois, là-bas, c’est Ouessant dont on dit « Qui voit Ouessant, voit son sang ! »

— La force n’est pas avec toi, Jean Ledru ! Regarde !...

Marianne, en qui l’espoir était revenu devant l’attitude ferme du Breton, eut un gémissement de douleur. Doublant la pointe Saint-Mathieu, une frégate venait d’apparaître, menaçante. Le clair de lune luisait sur les bouches des canons qui sortaient des sabords ouverts.

— C’est la Sirène, expliqua Vidocq. Elle a ordre de veiller à ce que tout se passe ici comme l’Empereur l’a ordonné, sans d’ailleurs savoir en quoi consiste au juste son ordre. Son capitaine sait seulement qu’à un certain signal il doit faire feu sur un brick.

— Mes félicitations ! fit Jolival qui, durant le combat de mots, n’avait rien dit. Vous disposez de bien grands moyens pour un ancien forçat !

— L’Empereur est puissant, monsieur ! Moi, je ne suis rien qu’un modeste instrument revêtu pour un instant de son pouvoir ! Vous savez bien qu’il n’admet pas qu’on lui désobéisse... et, apparemment, il a quelques raisons de ne pas croire beaucoup à l’obéissance aveugle de Madame.

Jolival haussa les épaules avec dédain :

— Un navire de guerre ! Des canons ! Tout cela pour arracher une malheureuse femme à l’homme qu’elle aime ! Sans compter qu’en coulant la Sorcière vous enverriez par le fond, du même coup, l’illustre Surcouf !

— Dans une minute, le baron Surcouf sera à bord de ce navire. Voyez : le voici qui descend vers nous...

En effet, une échelle de corde venait d’être lancée et la lourde silhouette du corsaire la dégringolait en ombre chinoise avec une rapidité qui faisait honneur à son agilité.

— Quant à Madame, poursuivit Vidocq, elle n’est pas une malheureuse femme, mais une très grande dame dont l’époux a le pouvoir de causer bien des malheurs. Et je n’insiste pas sur ce que représente Beaufort ! L’Empereur n’aurait pas pris tant de peine pour le sauver s’il n’était qu’un homme sans importance. Les bonnes relations avec Washington exigent qu’il regagne son pays intact, et avec son navire... même si-apparemment, il est censé pourrir aux galères. Alors, madame, que décidez-vous ?

Surcouf venait de sauter sur le pont et bondissait vers le groupe massé auprès du grand mât.

— Que faites-vous donc ? s’écria-t-il. Il faut embarquer tout de suite ! Le vent se lève et la mer devient dure. Vos hommes vous attendent, monsieur Beaufort, et vous êtes trop bon marin pour savoir que les parages d’Ouessant sont dangereux, particulièrement sous certain vent...

— Accordez-leur encore un instant ! intervint Vidocq. Au moins le temps de se dire adieu...

Marianne ferma les veux tandis qu’un sanglot lui déchirait la gorge. De toutes ses forces, elle se cramponnait à Jason comme si elle espérait qu’un miracle du ciel allait leur permettre de se fondre tout à coup en un seul être... Elle sentait ses bras qui la serraient si fort, son souille dans son cou et, bientôt, une larme qui coulait le long de sa joue.

— Pas adieu ! supplia-t-elle désespérément tandis qu’il resserrait encore son étreinte, pas adieu ! Je ne pourrai jamais...

— Moi non plus ! Nous nous reverrons, Marianne, je te le jure, chuchota-t-il contre son oreille. Nous ne sommes pas les plus forts et nous devons obéir ! Mais puisqu’il te faudra sans doute partir pour l’Italie, je te donne rendez-vous...

— Rendez-vous ?...

Elle souffrait tant que la signification des mots lui venait mal, même celui-là qui, cependant, était chargé d’espoir.

— Oui, rendez-vous... dans six mois à Venise ! Mon navire attendra en rade le temps qu’il faudra...

Peu à peu, il lui insufflait la force combative qui ne l’avait jamais quitté, il enfonçait les mots dans son oreille avec une énergie qui rendit un peu de vie à la malheureuse. Son intelligence recommença à jouer.

— Pourquoi Venise ? Le port le plus proche de Lucques, c’est Livourne.

— Parce que Venise n’appartient pas à la France mais à l’Autriche. Si tu ne peux obtenir la liberté de ton mari, tu fuiras et tu me rejoindras. A Venise, Napoléon ne pourra te reprendre !... Tu as compris ? Tu viendras ? Dans six mois...

— Je viendrai, mais, Jason...

Il lui ferma la bouche d’un baiser dans lequel il fit passer toute l’ardeur de sa passion. Il y avait, dans cette caresse, non la déchirante douleur de la séparation mais un espoir fou, une volonté capable d’affronter l’univers et Marianne le lui rendit avec toute la chaleur de son amour. Quand il l’écarta enfin de lui, il murmura encore tandis que son regard bleu s’enfonçait dans les yeux pleins de larmes de la jeune femme :

— Devant Dieu qui m’entend, je ne renoncerai jamais à toi, Marianne ! Je te veux et je t’aurai ! Même si je dois aller te chercher à l’autre bout de la Terre !... Jolival, vous veillerez sur elle ! Vous le promettez ?