D’un pas tranquille, elle traversa la grande pièce et alla s’asseoir clans un fauteuil placé en face du bureau, puis d’une voix suave :

— Surtout, ne vous dérangez pas pour moi, mais... quand vous aurez un moment, monsieur le ministre, vous consentirez peut-être à me dire pour quelle raison j’ai l’honneur de me trouver ici ?

Savary sursauta, jeta sa plume et regarda Marianne avec une stupéfaction qui, si elle n’était pas sincère, faisait au moins grand honneur à son tempérament d’artiste.

— Mon Dieu !... Ma chère princesse ! Mais vous étiez déjà entrée ?

— Il paraît...

Il bondit de son fauteuil, lit le tour du bureau, vint prendre une main que l’on ne songeait pas à lui offrir et qu’il porta respectueusement à ses lèvres.

— Que d’excuses ! mais que de joie aussi à vous voir enfin revenue à Paris ! Vous n’imaginez pas avec quelle impatience vous étiez attendue !

— Mais... je l’imagine assez bien au contraire, lit Marianne mi-figue mi-raisin, du moins si j’en crois l’ardeur avec laquelle vos gendarmes ont arraisonné ma voiture à la barrière de Fontainebleau ! Maintenant, si vous voulez bien, cessons de jouer au chat et à la souris. Je vous tiens quitte des formules de politesse, car je viens de faire un long voyage et je suis fatiguée... Alors, dites-moi vite dans quelle prison vous allez m’envoyer et, accessoirement, pour quelle raison !

Les yeux de Savary s’arrondirent et, cette fois, Marianne l’aurait juré, sa surprise n’était pas feinte.

— En prison ? Vous ?... mais, ma chère princesse, pourquoi donc ? C’est très curieux mais ce soir je n’entends parler que de cela ? Voici un instant, Mme de Chastenay...

— ...aurait juré elle aussi que vous alliez l’y envoyer. Dame ! c’est ce qui arrive quand on fait arrêter les gens !...

— Mais vous n’avez été arrêtées ni l’une ni l’autre ! Simplement, j’avais recommandé à mes agents que l’on me prévienne et que l’on vous dise que je souhaiterais beaucoup vous voir dès que vous rentreriez à Paris, de même que j’avais exprimé le désir de voir la chanoinesse de Chastenay. Comprenez-moi : mon prédécesseur, en quittant cette maison, a... disons fait table rase d’à peu près tous les dossiers et de toutes les fiches. Ce qui fait que je ne connais plus personne.

— Table rase ? dit Marianne qui commençait à s’amuser, vous voulez dire qu’il a...

— Tout brûlé ! fit Savary piteusement. Naïvement, je lui avais fait confiance. Il m’avait proposé de rester ici encore quelques jours pour « mettre de l’ordre » et, pendant trois jours, trois jours !... enfermé ici, il a jeté au feu ses dossiers secrets, les fiches de ses agents, les correspondances qu’il détenait... et jusqu’aux lettres de l’Empereur ! C’est d’ailleurs ce qui a motivé la colère de Sa Majesté. Maintenant, M. Fouché est exilé à Aix et il a dû se sauver pour échapper à la juste rancune de l’Empereur. Mais moi, avec le peu qui me reste, j’essaie de reconstituer les rouages de la machine qu’il a brisée. Alors, je demande que l’on vienne me voir, je prends des contacts avec ceux qui passaient, jadis, pour avoir eu quelques rapports avec cette maison.

Une profonde rougeur, colère et honte mélangées, monta au visage de Marianne. Maintenant elle avait compris. Cet homme, aux prises avec une lourde succession, était prêt à faire n’importe quoi pour prouver à son maître qu’il avait au moins autant de valeur que Fouché-le-Renard ! Mais comme il n’avait pas, et de loin, son habileté, il accumulait maladresse sur maladresse. Et il s’imaginait qu’elle allait se soumettre de nouveau aux ordres d’un policier, même ministre ?... Néanmoins, pour achever de tirer au clair sa propre situation, elle demanda doucement :

— Vous êtes certain que l’Empereur n’est pour rien clans... l’invitation qui m’a été faite à la barrière de Fontainebleau ?

— Mais pour rien du tout, ma chère princesse ! Seul mon désir de mieux connaître une personne dont tout Paris s’entretient depuis quinze jours m’a poussé à donner des ordres qui, je le vois, ont été bien mal interprétés... et que, je l’espère, vous me pardonnerez.

Il avait approché son fauteuil tout près de celui de Marianne et s’emparait de sa main qu’il enfermait entre les siennes. En même temps, son regard velouté se chargeait d’une langueur que la jeune femme jugea de mauvais augure. Savary, elle le savait, avait beaucoup de succès auprès des femmes, mais il n’était pas du tout son genre à elle. Il était inutile de le laisser s’engager ainsi dans un chemin sans issue. Retirant doucement sa main, elle demanda :

— Ainsi, tout le monde parle de moi ?

— Tout le monde ! Vous êtes l’héroïne de tous les salons.

— C’est beaucoup d’honneur. Mais est-ce que l’Empereur est compris dans ce « tout le monde » ?

Savary eu un haut-le-corps offusqué.

— Oh ! Madame ! Sa Majesté ne peut, en aucun cas, être comprise dans ce genre d’expression.

— Soit ! coupa Marianne qui s’énervait. Alors l’Empereur ne vous a rien dit me concernant ?

— Ma foi... non ! Pensiez-vous qu’il en irait autrement ? Je ne crois pas qu’il y ait, actuellement au monde, une seule femme capable de retenir l’attention de Sa Majesté. L’Empereur est profondément amoureux de sa jeune femme et lui consacre tous ses instants ! Jamais on n’a vu de ménage plus tendrement uni. C’est, en vérité...

Incapable d’en entendre davantage, Marianne se leva vivement. Cet entretien avait, selon elle, suffisamment duré. Et si cet imbécile ne l’avait fait venir que pour lui raconter les amours du couple impérial, c’est qu’il était encore plus stupide qu’elle ne l’imaginait. Ignorait-il les bruits qui avaient couru sur elle et* sur Napoléon ? Jamais Fouché n’eût commis pareil impair... à moins que cela ne lui eût été profitable...

— Si vous le permettez, monsieur le ministre, je vais me retirer. Comme je vous l’ai dit, je suis affreusement lasse...

— Mais bien sûr, mais bien sûr !... C’est trop naturel ! Je vais vous mettre en voiture ! Ma chère princesse, vous n’imaginez pas quelle joie j’ai eue...

Il se perdait dans toutes sortes de considérations, extrêmement flatteuses sans doute, mais qui ne faisaient qu’augmenter l’agacement de Marianne. Elle n’y voyait qu’une raison : elle n’intéressait plus aucunement Napoléon, sinon Savary ne se permettrait pas de lui faire la cour. Elle avait cru encourir sa colère, elle avait cru qu’il allait chercher à tirer d’elle une vengeance éclatante, qu’il la jetterait en prison, qu’il la persécuterait... rien de tout cela ! Il se contentait d’écouter, distraitement sans doute, les potins la concernant. Et elle n’avait été amenée ici que pour satisfaire la curiosité d’un ministre novice avide de se faire des relations... ou des sujets de conversation. La colère et la déception s’amassaient au fond de son cœur et faisaient lever dans ses oreilles un bourdonnement rageur au travers duquel elle entendit vaguement Savary lui dire que la duchesse sa femme recevait le lundi et qu’elle serait heureuse d’avoir la princesse Sant’Anna à dîner l’un de ses prochains jours. Cela, c’était le bouquet !

— J’espère que vous avez aussi invité Mme de Chastenay ? fit-elle ironiquement, tandis qu’il lui offrait la main pour l’aider à remonter en voiture.

Le ministre leva sur elle un regard chargé d’innocente surprise :

— Naturellement !... Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pour rien... par simple curiosité ! C’est bien mon tour, ne croyez-vous pas ? A bientôt, mon cher duc ! J’ai été, moi aussi, ravie de vous connaître.

Comme la voiture démarrait, Marianne se laissa aller sur les coussins, partagée entre l’envie de crier sa fureur, de pleurer et d’éclater de rire. Avait-on jamais rien vu de plus ridicule ? La tragédie s’achevait en farce ! Elle avait cru aller vers le destin dramatique d’une héroïne de roman... et elle avait récolté une invitation à dîner ! N’était-il pas incroyable, ce ministre de la Police qui, souhaitant rencontrer quelqu’un, ne connaissait pas d’autre moyen que de l’envoyer chercher par les gendarmes ? Et, là-dessus, il assurait le malheureux abasourdi de son indéfectible amitié ?

— Je suis bien contente de revoir, Madame, dit Agathe près d’elle. J’ai eu si peur quand ce gendarme nous a menées ici !...

Regardant sa femme de chambre, Marianne vit que ses joues étaient encore brillantes de larmes et ses yeux gonflés.

— Et tu as cru que je n’en sortirais qu’entre deux gendarmes, enchaînée et en route pour Vincennes ? Non, ma pauvre Agathe ! Je ne suis pas un personnage si important ! On m’a fait venir uniquement pour voir quelle figure j’avais ! Il faut nous résigner, ma chère enfant, nous ne sommes plus la maîtresse bien-aimée de l’Empereur ! Nous ne sommes plus que princesse.

Et pour bien montrer à quel point elle était résignée, Marianne se mit à pleurer à chaudes larmes, portant ainsi à son comble le désarroi de la pauvre Agathe. Elle pleurait encore quand la voiture franchit le portail de l’hôtel d’Asselnat, mais ses larmes s’arrêtèrent net devant le spectacle qui s’offrait à elle : la vieille demeure était illuminée depuis les communs jusqu’à son noble toit à la Mansard.

L’éclat des bougies ruisselait de toutes les fenêtres dont la plupart, ouvertes, montraient les salons remplis de fleurs et d’une foule élégante qui se déplaçait au son des violons. Les échos d’un ballet de Mozart vinrent jusqu’à la jeune femme abasourdie qui regardait sans comprendre et commençait à se demander si elle ne s’était pas trompée de porte. Mais non, c’était bien sa maison, sa maison où l’on donnait une fête... et c’étaient bien ses valets qui, en grande livrée, se tenaient sur le perron armés de chandeliers.

Aussi éberlué qu’elle-même, Gracchus avait arrêté ses chevaux au milieu de la cour et, les yeux écarquillés, regardait sans songer à s’avancer ou même à mettre pied à terre. Mais le fracas des roues ferrées sur les pavés de la cour avait dû dominer le son des violons. Il y eut un cri, quelque part dans la maison.