Entre elle et ces gens heureux, il y avait infiniment plus que l’épaisseur d’une portière de voiture ! Les illuminations du boulevard blessaient ses yeux habitués au grand ciel nocturne dont s’enveloppait l’Auvergne. Tandis que le cabriolet traçait son chemin, elle n’aspirait qu’à une chose : retrouver sa maison d’enfance, même si, inhabitée depuis deux ans, elle n’avait à lui offrir que des meubles poussiéreux, des fauteuils drapés de housses blanches, des lampes sans huile et des lits sans draps. Même si aucune présence tendre ne l’y attendait, même s’il allait lui falloir affronter le vide dramatique d’un logis abandonné, privé de son âme ! C’était « sa » maison, le seul lieu où il lui serait possible de se retrouver elle-même, un refuge contre la tempête, une branche secourable traînant dans le flot tumultueux qu’était sa vie depuis la naissance du petit Étienne. Elle avait hâte d’y être.

La voiture atteignit la Chaussée d’Antin mais avant que le cocher tournât l’angle du restaurant Nibaut, Hortense se pencha :

— Vous m’arrêterez à l’hôtel qui est en face de l’hôtel Perregaux, cria-t-elle.

L’homme se détourna à demi.

— L’hôtel Granier de Berny ?

— Oui…

— Alors dites-le tout de suite !

Hortense se traita de sotte. Qu’avait-elle été imaginer ? Que la maison de son père avait perdu son nom à la suite du drame qui s’y était joué ? Elle avait craint obscurément une quelconque remarque du cocher, un commentaire qui lui eût été cruel et qui…

La stupeur arrêta net le cours de ses pensées. Elle s’attendait à des murs sombres, une porte close, une maison muette. Or, l’hôtel abandonné ruisselait de lumières. Depuis les deux pavillons sur rue qui encadraient le haut portail jusqu’à l’attique, orné d’un fronton triangulaire où s’alanguissait une nymphe, qui couronnait le corps central, toutes les fenêtres jusqu’à la plus simple lucarne étaient éclairées. Les deux vantaux largement ouverts laissaient contempler à loisir la noble ordonnance de la cour et les grands pots plantés d’orangers touffus qui l’agrémentaient d’une note verte. L’écho lointain d’une ariette de Mozart voltigeait dans la nuit et là-bas, près du perron, un landau déposait un couple en tenue de soirée – robe mauve et aigrettes noires pour la dame, frac noir et culotte courte sur bas de soie pour l’homme – qu’un grand laquais dont la livrée pourpre et argent n’était plus celle des valets d’autrefois accueillait.

Le cocher du cabriolet arrêta sa voiture avant le portail.

— On dirait qu’il y a une fête, grogna-t-il. Vous êtes sûre que vous ne vous trompez pas d’adresse ?

D’abord muette de stupeur, Hortense se ressaisit.

— Pourquoi me tromperais-je ?

— Ben, je ne sais pas moi ! Mais si vous venez pour une place, c’est pas par ici qu’il faut passer. Faut faire le tour…

Apparemment, la vêtures de sa passagère ne lui inspirait pas grand respect. Hortense la compensa par un ton suffisamment hautain pour faire comprendre à l’homme qu’il n’avait pas affaire à une servante.

— Cette maison m’appartient, dit-elle sèchement. Conduisez-moi jusqu’au perron ! Il faut voir ce que cela signifie…

— Ah ! bon.

L’homme, mal convaincu, engagea sa voiture à une allure précautionneuse. A peine d’ailleurs avait-elle franchi le porche qu’un vieil homme jaillissait de la loge du concierge et se lançait à la tête du cheval.

— Hé là ! Où est-ce que vous allez comme ça, l’homme au cabriolet ? On n’entre pas ici comme dans un moulin.

Mais déjà Hortense, envahie d’une onde de joie, s’était élancée hors de la voiture et retroussant son voile noir courait se jeter au cou du concierge.

— Mauger ! Mon bon Mauger ! Enfin je te retrouve !

L’ancien cocher d’Henri Granier de Berny poussa un cri où se mêlaient la joie, la surprise et une vague inquiétude.

— Mademoiselle Hortense ! C’est vous ? C’est bien vous ?… Mais qu’est-ce que…

— Qu’est-ce que je viens faire ici ? Mais je rentre chez moi pour y rester, mon bon Mauger. En revanche, j’aimerais bien comprendre ce qui s’y passe ? Est-ce que quelqu’un se serait permis de s’installer dans la maison de mon père ?

L’air très malheureux tout à coup, Mauger baissa la tête triturant entre ses mains le bonnet soutaché qu’il avait ôté en reconnaissant Hortense…

— Monsieur le prince de San Severn qui préside le conseil d’administration de la banque Granier a demandé la permission de s’y installer pour être plus près de ses bureaux. Le Roi lui a accordé gracieusement cette permission. C’est aussi pour que la maison ne s’abîme pas. C’est que ce n’est pas bon le vide, l’abandon…

Le pauvre homme donnait l’impression pénible de réciter une leçon difficilement apprise. La tristesse qui habitait son bon regard de vieux serviteur en disait long sur ses sentiments intimes.

Il y eut un silence, vite coupé par l’impatience du cocher :

— Alors ? Qu’est-ce que je fais ? On s’en retourne ?

— Pas question ! Menez-moi au perron ! décida Hortense en remontant dans la voiture. Je te verrai plus tard, Mauger. Pour l’instant, j’ai à faire…

Et sans écouter les timides représentations du vieil homme, Hortense fit signe au cocher d’avancer. En même temps, elle lui tendait une pièce de monnaie pour régler sa course. Quelques secondes plus tard, le valet de pied stupéfait et vaguement scandalisé regardait sans songer un instant à aller au-devant d’elle, cette vulgaire voiture de place qui s’arrêtait devant les marches blanches du perron. La tête d’Hortense parut à la vitre baissée.

— Eh bien, mon ami, on ne vous a pas appris à ouvrir une portière ? fit-elle sèchement.

Le ton impérieux secoua la torpeur de l’homme qui, presque machinalement, vint délivrer Hortense. Celle-ci sauta à terre.

— Vous prendrez mon bagage ! ordonna-t-elle, puis vous irez dire à votre maître que je veux lui parler.

— Mais Madame, s’écria le valet qui retrouvait ses esprits, c’est tout à fait impossible. Monseigneur donne un grand dîner à cette heure et je ne saurais…

— Il faudra bien que vous sachiez, si vous ne voulez pas que je fasse irruption dans ce dîner…

— Madame ! Madame ! Monseigneur a horreur d’être dérangé.

— Et moi j’ai horreur que l’on s’installe dans ma maison sans m’en avertir. Et j’ai plus horreur encore que l’on prétende m’en interdire l’entrée. Allez annoncer la comtesse de Lauzargues. J’attendrai dans le salon des Quatre Saisons… si toutefois il existe toujours ?

Le valet hocha la tête mais, dompté, s’inclina profondément avant d’aller ouvrir devant la jeune femme une porte qui se trouvait à gauche du grand vestibule dallé de noir et blanc. Hortense pénétra dans le gracieux salon dont les murs bleu turquoise s’ornaient de nymphes en demi-bosse représentant les quatre saisons exécutées en stuc blond.

En dépit de son courage, de l’espèce de force que l’on trouve dans la colère, elle fut heureuse d’un instant de solitude qui lui permettait de donner libre cours à son émotion. Sa mère avait aimé cette pièce dont elle avait elle-même choisi la couleur – ce bleu aux reflets de mer qu’elle aimait entre tous –, les meubles et même chaque objet, tels ces grands vases de cristal antique où elle se plaisait à disposer des brassées de roses pâles. D’une main tremblante, Hortense alla caresser le lampas tissé d’argent de la chaise longue disposée près de la cheminée où tant de fois Victoire Granier de Berny s’était étendue sous des dentelles mousseuses ou des mousselines irisées pour accueillir quelques intimes. Comme autrefois, le long cornet de cristal mauve posé sur un guéridon près du récamier contenait trois roses blanches veinées de vert pâle, les plus belles parmi celles que produisaient les serres de Berny.

Hortense ferma les yeux un instant pour retenir les larmes qui venaient. La présence de ces trois fleurs avait quelque chose d’hallucinant parce que c’étaient toujours celles que choisissait sa mère pour ce vase-là et si, pour compléter le tableau, une écharpe eût été abandonnée sur le dos d’un fauteuil, la jeune femme, peut-être, eût éclaté en sanglots.

Le grincement léger d’une porte l’en sauva et, ouvrant les yeux, elle se retourna d’un mouvement brusque qui fit voler son voile de crêpe. Debout sur le seuil, un petit homme mince dont l’étroit visage s’ouvrait sur les plus beaux yeux noirs qu’Hortense eût jamais vus s’inclinait silencieusement. Il était si sec de corps que sa figure semblait taillée dans du bois d’olivier mais ses mains étaient admirables et son élégance sans défaut. Le frac à haut col de velours dont s’échappait le flot de dentelles du jabot, la culotte de satin noir étaient si justement coupés qu’ils semblaient peints sur sa personne.

Le salut fut bref. Quelques pas rapides amenèrent le prince auprès d’Hortense qui n’avait pas bougé, raidie d’avance contre l’intrus. Son regard rejoignit la main de la jeune femme qui s’attardait autour de la corolle d’une rose.

— Il y en a toujours dans ce vase, dit-il d’une voix douce. Votre mère les aimait et je m’en souviens.

— Le marquis de Lauzargues, mon beau-père, m’a dit, en effet, que vous êtes un ancien ami de mon père. Pourtant, je ne me souviens pas de vous.

Le ton était à la limite de l’insolence mais San Severn se contenta de sourire.

— Une jeune fille élevée dans un couvent ne saurait connaître tous ceux que fréquente un puissant banquier. Vos parents, comtesse, étaient entourés d’un très grand nombre d’amis. J’admets que certains étaient plus en évidence que d’autres. Nos relations se situaient davantage sur le plan des affaires. A présent… me direz-vous quelle heureuse chance me vaut cette visite inattendue ?

— Croyez, prince, que votre présence ici est tout aussi inattendue pour moi. J’ignorais que l’hôtel de mes parents eût un nouveau possesseur.