La seule vue de la blonde enfant chassa brutalement, comme un coup de vent emporte les nuages, les fuligineuses rêveries de Tournemine et ses désirs de fuite jusqu’au fond de la mer de Chine. Revenir en France, remettre tout son monde à terre puis repartir seul, c’était renoncer à regarder vivre Madalen, c’était se priver du plaisir doux-amer de se déchirer en sachant parfaitement qu’elle ne serait jamais à lui. Or, elle avait pris dans sa vie une telle place que, ne plus la voir, ne plus l’entendre, revenait pour le jeune homme à renoncer à l’existence. Et puis il y avait plus grave : il n’avait pas le droit de manquer à la parole donnée à Pierre Gauthier la nuit de la découverte du trésor, de veiller à jamais sur sa famille et de la garder toujours auprès de lui… Et le Gerfaut continua de creuser sa route vers les États-Unis sans que ses passagers soupçonnassent un seul instant que leur destin avait été à deux doigts de changer de cap.
Le vent fraîchit tout à coup et le navire fit une légère embardée, conséquence logique de la brève inattention de Gilles dont les yeux dévoraient l’ombre douce posée près des haubans. Il le redressa aisément, mais la secousse avait rompu le fil du rêve de Madalen qui avait dû se retenir à un filin. Furieux après lui-même, Gilles, occupé à corriger sa route, dut voir Pierre Ménard se précipiter vers la jeune fille et lui offrir son bras pour la ramener vers sa cabine.
Quand le jeune homme revint et escalada la dunette dans l’intention évidente de tancer le timonier maladroit, Gilles s’excusa et, bien entendu, Ménard, reconnaissant le maître du bateau, lui rendit la politesse.
— Reprenez la barre, mon ami, fit le chevalier. Je ne suis décidément pas en forme cette nuit et je vais vous envoyer le pilote de quart…
Ces quelques mots lui coûtèrent car son impulsion profonde le poussait plutôt à aplatir la figure de ce garçon qui avait osé offrir son bras à Madalen. Mais le moyen de se comporter de la sorte quand on est pris par un sous-ordre en flagrant délit d’incapacité ? Rageant et pestant, il regagna sa cabine dont il ouvrit la porte d’un coup de pied. Un léger cri fit écho au fracas du vantail tapant contre la muraille de bois.
— Oh ! que vous m’avez fait peur, monsieur le chevalier ! flûta une voix d’oiseau et Fanchon, qui attendait assise sur l’un des bancs fixés au mur, se leva.
Elle avait l’air inquiet.
— Qu’est-ce que vous faites là, vous ? aboya Gilles peu sensible aux soucis d’autrui.
La brutalité du ton ouvrit les vannes et Fanchon se mit à sangloter tandis qu’une véritable marée de larmes inondait son visage – un petit visage triangulaire éclairé par deux yeux bruns assez beaux et troué de deux attendrissantes fossettes… qui n’attendrirent d’ailleurs aucunement le jeune homme. Croisant les bras sur sa poitrine, il considéra la fille en larmes avec un léger dégoût.
— Voilà bien autre chose à présent ! Pourquoi diable pleurez-vous, ma fille ?
— C’est que j’ai… j’ai si peur, mon… monsieur le chevalier !
— Peur ? Et de quoi ? Nous avons eu un coup de vent mais il se calme déjà.
— Oh, ce n’est pas… la mer. C’est ma… madame !
— Madame ? Qu y a-t-il ? Serait-elle plus mal ? Allons ! Parlez, bon sang ! Vous êtes là à me regarder comme une oie…
— Non, elle ne va pas plus mal. Et même elle dort. Seulement elle parle, en dormant, et elle dit des choses terribles. Oh ! j’ai peur, j’ai peur ! Protégez-moi, monsieur le chevalier, j’ai si peur…
Avant qu’il ait pu l’en empêcher, Fanchon se jetait sur lui, glissait ses bras autour de son cou et s’y suspendait avec une force inattendue. Dans l’impétuosité de son élan, la grande cape sombre qui l’enveloppait glissa de ses épaules et tomba sur le parquet laissant paraître la blanche chemise de nuit dont la jeune fille était vêtue. Et Gilles, en posant ses mains sur Fanchon pour l’éloigner de lui et l’inviter à plus de retenue, sentit soudain, à travers le mince tissu, la chaleur et les formes élastiques d’un corps agréablement potelé. L’impression fut plutôt plaisante mais il s’en défendit noblement.
— Lâchez-moi, voyons ! gronda-t-il avec une sévérité qu’il forçait un peu. Tout cela est ridicule ! Pourquoi, diable, auriez-vous peur des cauchemars de votre maîtresse ? Et, si cela est, vous n’avez qu’à la réveiller. Vous lui aurez au moins rendu service. Allons, lâchez-moi !
Il perdait ses paroles. Non seulement Fanchon n’en fit rien mais il parut à Gilles qu’elle resserrait encore son étreinte. Le visage enfoui contre l’épaule du jeune homme, elle balbutiait des phrases qui se voulaient peut-être explicatives mais dont il ne comprit pas un traître mot tandis que son corps se collait, comme une ventouse, à celui de Tournemine qui réagit avec une spontanéité due beaucoup plus à une abstinence de plusieurs semaines qu’au charme personnel de la jeune camériste. Encore que celui-ci ne fût pas à dédaigner.
Furieux mais tenté, il cessa de la repousser puisque aussi bien cela ne servait à rien. Et puis il avait horreur de brutaliser une femme. Fanchon, alors, se mit à ronronner comme une chatte satisfaite, oubliant, avec une remarquable promptitude, une terreur qui n’était peut-être pas aussi folle qu’elle le prétendait. Gilles en fut certain quand il la sentit bouger doucement contre lui, excitant sournoisement un désir qui n’en avait vraiment pas besoin.
La fille était fraîche et dégageait une vague senteur de girofle qui ne lui était sans doute pas naturelle mais que Gilles jugea agréable, comme était agréable, après tout, cette petite aventure inattendue dont il pensa qu’elle était tout juste ce dont ses nerfs surtendus avaient besoin.
Empoignant Fanchon aux hanches, il la jeta sur l’étroite couchette qui lui servait de lit et releva d’un coup l’ample chemise de nuit découvrant un corps rose piqué d’agréables fossettes, des seins ronds comme des pommes reinettes… et des bas de soie bleue retenus par des jarretières roses à bouffettes de rubans qui lui donnèrent à penser sur les étranges effets de la peur chez les filles.
La tête de la jeune femme de chambre avait disparu sous un bouillonnement de batiste, laissant seulement exposée aux regards intéressés du jeune homme une nudité tellement appétissante que Gilles n’hésita plus à se mettre à table. Grimpant à son tour sur la couchette, il entreprit joyeusement de démontrer à sa visiteuse qu’il appréciait pleinement le cadeau.
Du coup, de chatte ronronnante, Fanchon se fit panthère, feulant littéralement sous sa batiste dont elle finit par se débarrasser pour coller sa bouche à celle de Gilles. Sa peur devait avoir la vie dure car, après le premier assaut, elle en provoqua un deuxième, puis un troisième avec une science qui laissa son compagnon songeur sur le genre d’éducation que recevaient, apparemment, les filles de vignerons à Aubervilliers. Mais, pour ne pas être en reste, il honora Fanchon une quatrième fois avant de la renvoyer auprès de sa maîtresse.
Légèrement titubante, Fanchon alla ramasser sa cape dont elle s’enveloppa jusqu’aux yeux puis demanda :
— Je reviens demain soir ?
— Tu crois que tu auras encore peur ?
— J’en suis sûre ! Et encore plus que cette nuit…
Il se mit à rire puis, d’une claque sur les fesses, l’expédia vers la porte.
— Alors viens ! C’était… très agréable…
Demeuré seul, il retourna se jeter sur son lit et s’endormit comme une souche, l’esprit allégé et le corps merveilleusement détendu. Mais, le lendemain, quand son regard croisa celui, idéalement pur et beau de Madalen, il sentit un flot de sang lui monter au visage et, détournant la tête, s’éloigna vers le gaillard d’avant incapable de soutenir plus longtemps ce regard-là dans lequel il croyait lire une interrogation teintée de reproche. Mais que pouvait savoir cette enfant des exigences physiques d’un homme jeune et vigoureux ?
Presque chaque nuit, dès lors, Fanchon le rejoignit dans son lit. C’était une fille simple et sans complications. Elle aimait l’amour et le faisait bien, offrant à son maître des étreintes quasi muettes mais tonifiantes et qu’elle s’estimait très heureuse de pouvoir dispenser à un homme aussi beau.
Gilles, pour sa part, usait avec plaisir de ce corps accueillant mais découvrait, non sans une sorte d’effroi, que plus il possédait Fanchon et plus il désirait Madalen. La camériste l’aidait sans doute à tromper la faim douloureuse qu’il avait de l’adorable sœur de Pierre mais ne l’apaisait pas. Et il savait que cette faim serait pour lui une longue, une inguérissable torture s’il ne parvenait jamais à l’assouvir. Oh ! certes, il se le reprochait comme un sacrilège, ce désir trouble attaché à tant d’innocente pureté, mais il s’en absolvait en reprochant alors à Dieu d’avoir donné à un ange un corps trop visiblement fait pour l’amour et la volupté.
Quant à Judith, alourdie d’un fruit auquel il ne pouvait songer sans colère, il s’interdisait d’y penser jusqu’à ce que devînt enfin possible, entre eux, la définitive explication qui déciderait de leur vie, comme il s’interdisait de poser à Fanchon la plus anodine question concernant la vie de Mme Kernoa à la Folie Richelieu. Il pouvait faire sa maîtresse d’une servante agréablement tournée mais non s’abaisser à des confidences d’alcôve fleurant la cuisine… Et la nuit où la jeune femme, pensant lui faire plaisir, risqua une allusion à l’équivoque baron de Kernoa, il coupa court immédiatement à leurs fugitives amours, lui interdit d’évoquer jamais, sous son toit et même en pensée, le nom de Kernoa sous peine de se voir immédiatement renvoyée en Europe puis, comme elle fondait en larmes, lui fit cadeau de quelques pièces d’or qui eurent le don d’éclaircir instantanément le paysage.
Fanchon, néanmoins, tenta de discuter :
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