Dormait-elle ou faisait-elle semblant ? Tout au long des quelque cent vingt-cinq lieues qui s’étendaient entre Paris et Lorient, elle avait ainsi tenu ses paupières obstinément closes. Aux étapes, elle descendait docilement, se laissait conduire dans une chambre d’auberge où la rejoignait sa femme de chambre. Au dernier moment, juste avant de quitter la rue de Clichy, Gilles avait en effet décidé que la camériste les accompagnerait. C’était l’une des filles d’un paysan d’Aubervilliers chargé de famille. Elle semblait simple, honnête, sincèrement attachée à sa maîtresse et terrifiée à l’idée de se retrouver sur le pavé de Paris. Elle se nommait Fanchon et elle avait supplié qu’on voulût bien l’emmener avec Madame.

Le chevalier y avait consenti, à la condition expresse qu’elle soit prête en quelques instants et n’emportât que ses propres affaires car, en dehors du manteau dont on l’avait enveloppée et de sa robe, Gilles entendait que Judith n’emportât rien de cette maison dont le seul souvenir le brûlerait encore longtemps de honte et de colère.

Sûr de sa décision d’emmener son épouse au bout du monde avec lui, il avait pris la précaution de faire charger, dans la voiture de suite, une lourde malle contenant tout ce qui pouvait être nécessaire à une jeune femme. Mlle Marjon s’était occupée du choix et des achats, comme elle l’avait déjà fait avant le mariage de ses jeunes amis.

Devant l’attitude étrange de Judith, Gilles s’était félicité d’avoir emmené Fanchon. La jeune fille – elle n’avait guère que dix-huit ans – voyageait dans la voiture de suite avec le capitaine Malavoine qui professait pour tous les animaux non marins une défiance insurmontable mais, à l’étape, elle s’occupait de sa maîtresse avec un inlassable dévouement, la baignant, la couchant, lui montant ses repas et veillant sur elle comme une bonne nourrice sur un bébé.

Le premier soir, Gilles avait offert à sa femme de souper avec lui dans la salle d’une très confortable hôtellerie mais, toujours du même ton absent et doux, elle avait décliné l’invitation.

— Non, merci… Je préfère rester dans ma chambre. Je suis si lasse…

Il n’insistait pas, surpris d’une attitude si opposée à la nature, impérieuse et ardente, de la jeune femme. Il s’était attendu à des cris de fureur, à des reproches cinglants, à une défense forcenée de l’amour insensé – Gilles pensait excessif, stupide et avilissant – qu’elle portait au faux docteur Kernoa. Il pensait qu’à peine revenue à la conscience, Judith se jetterait sur lui, toutes griffes dehors, réclamant hautement son droit à la liberté et lui jetant à la tête ses turpitudes supposées… mais rien de tout cela n’était venu. Pour la première fois de sa vie, Judith se montrait douce, soumise… et totalement détachée des contingences extérieures comme si tout ce qui lui arrivait ne la concernait pas vraiment. Jamais elle ne prononçait le nom de son époux qu’elle appelait « monsieur » avec l’indifférence polie qu’elle eût réservée à n’importe quel compagnon de voyage.

La nuit, elle s’enfermait dans sa chambre avec Fanchon. Le jour, dans la berline, elle n’ouvrait jamais la bouche et dormait avec une application qui finit par agacer le jeune homme. Au relais du Mans, il céda sa place à Fanchon, enfourcha Merlin et rejoignit Pongo qui, haïssant toute espèce de voiture, faisait la route à cheval. Il n’en pouvait plus de cette longue claustration silencieuse avec le fantôme de son amour défunt.

Quand on fut arrivé à destination, Judith, à l’auberge de L’Épée Royale, poursuivit tout naturellement ce mode d’existence qui semblait lui convenir. Seule, la vue de la vieille Rozenn, l’ancienne nourrice de Gilles qu’elle connaissait bien, lui arracha un sourire et un mot gracieux. Elle embrassa même la Bretonne en l’assurant qu’elle était heureuse de l’avoir auprès d’elle. Mais elle n’eut, pour la famille Gauthier, qu’un regard glacé qui se chargea d’une curieuse expression de méfiance quand ses yeux noirs se posèrent sur le doux visage de Madalen. Et la timide révérence de la jeune fille n’obtint qu’un froid signe de tête.

Cette attitude distante impressionna désagréablement Anna Gauthier.

— Peut-être devrions-nous renoncer à vous suivre, monsieur le chevalier, dit-elle à Gilles. Quelque chose me dit que nous ne plaisons guère à Mme de Tournemine.

— Vous n’êtes pas à son service. Vous êtes mes amis et nous allons, ensemble, installer un domaine, bâtir une nouvelle vie. Elle a une femme de chambre que Rozenn surveillera. Et, là-bas, vous aurez votre maison. Il ne s’agit donc que de passer ensemble le temps du voyage.

Anna se rassura. Les contacts avec Judith se réduisirent, en effet, à peu de chose tant que dura la traversée de l’Atlantique. Le Gerfaut était un fin voilier, taillé pour la course et, en dépit d’un temps difficile, on ne mit qu’un peu plus de trois semaines pour franchir le grand océan et, ces trois semaines, la jeune Mme de Tournemine les passa tout entières dans la cabine très confortable qui avait été aménagée pour elle et qu’elle partageait avec Fanchon. Seule parmi les trois autres femmes qui se trouvaient à bord, Rozenn eut le droit de franchir le seuil de cette cabine afin d’aider une Fanchon quelque peu débordée à soigner sa maîtresse.

En effet, à peine le navire eut-il doublé l’île de Groix que Judith, malade à mourir, s’enfermait dans sa chambre pour n’en plus bouger, atteinte d’un féroce mal de mer qui allait lui tenir compagnie tout au long du voyage. Un mal de mer bien inattendu d’ailleurs chez cette fille des eaux, habituée depuis son jeune âge à la vie semi-aquatique naturelle à tout enfant normalement constitué de la Bretagne. Que la petite sirène que Gilles avait vue surgir, un soir de septembre, des eaux du Blavet traduisît en nausées incoercibles la longue houle familière avait de quoi surprendre d’autant plus que Fanchon, la fille du cultivateur d’Aubervilliers qui n’avait jamais vu la mer, se montra, dès que l’on eut largué les amarres, aussi solidement amarinée qu’un vieux corsaire.

Tous les matins, Gilles allait frapper à la porte de sa femme pour prendre de ses nouvelles, mais celles que lui donnaient Rozenn ou Fanchon ne changeaient guère comme ne changeait guère l’odeur de caillé qui lui venait aux narines dès l’ouverture de la porte : l’état de Judith restait stationnaire.

La jeune femme refusait d’ailleurs obstinément de se laisser voir, ne fût-ce qu’un instant. Elle y mettait une opiniâtreté que le seul souci de son aspect extérieur n’expliquait pas. À son âge, un teint pâle, des yeux cernés et une mine défaite n’ont aucune chance d’effacer une beauté aussi achevée que la sienne et, durant les longues heures de veille nocturne qu’il aimait passer à la barre de son navire, suspendu entre le ciel noir et les vagues, Gilles tourna et retourna longuement dans son esprit les différentes données de ce problème qui se nommait Judith.

Depuis Paris, elle ne lui avait pas adressé vingt paroles : elle avait commencé par dormir puis elle était tombée malade avec tant d’à-propos que, sans le témoignage de Rozenn, Gilles n’eût rien cru de cette maladie. Il admettait volontiers qu’elle lui gardât quelque rancune de son enlèvement et, plus encore peut-être, de lui avoir ouvert si brutalement les yeux sur le compte de l’homme dont elle était tombée si aveuglément amoureuse, au point de l’avoir confondu, pendant des mois entiers, avec le malheureux docteur Kernoa qu’elle avait cependant vu tomber sous les coups de ses frères, Tudal et Morvan de Saint-Mélaine, au soir même de ses noces.

Cet amour, Tournemine le savait né sous hypnose, donc aussi peu naturel que possible, et il regrettait à présent la violence de la scène au cours de laquelle il avait démontré, sans aucune réfutation possible, à Judith l’indignité et l’imposture de son pseudo-mari2. Cette révélation n’avait pu que piquer au vif l’amour-propre de l’orgueilleuse jeune femme et, se sentant humiliée, elle se refusait à tout contact avec celui qui en avait été l’instrument…

Ce que craignait le chevalier c’était que cette passion pour le faux Kernoa fût plus forte que la raison, plus forte que l’orgueil de Judith. En ce cas, elle mettrait longtemps à guérir, si même elle guérissait un jour. Tout dépendait de la profondeur où avait pénétré le poison et si le mal était irrémédiable il n’y aurait jamais de paix, jamais d’accord possible entre eux : Gilles et Judith passeraient leur vie dos à dos, à se haïr…

Ce fut Rozenn qui, à sa manière abrupte, vint mettre fin, un soir, alors que l’on était à peu près à mi-chemin, à ces interrogations sans réponse. Elle vint le rejoindre dans la chambre des cartes où il s’était enfermé pour étudier les abords de la côte virginienne. Depuis le départ, il se passionnait, en effet, pour la navigation qu’il étudiait avec ardeur afin de combler les lacunes de ses connaissances nautiques.

— Je sais, dit-elle, pourquoi ta femme refuse de te voir.

Il leva les yeux sur elle et la contempla un instant, calme et rassurante, dans la lumière dansante des chandelles, les mains nouées sur son grand tablier blanc, semblable à quelque sereine divinité domestique sous le grand accent circonflexe de mousseline blanche pareil à un papillon posé sur la masse de ses cheveux gris tirés en chignon. Mais son visage, étoilé de rides gaies, ne souriait pas et, pour Gilles qui la connaissait bien, il y avait de l’inquiétude et du chagrin dans ses yeux gris-bleu.

— Je crois que je le sais aussi, soupira le jeune homme. Elle m’en veut d’avoir mis fin à ses amours et me déteste en proportion. C’est assez naturel au fond…

— Sa raison est tout aussi naturelle mais ce n’est pas celle-là : elle a peur de toi.

— Peur de moi ? Je ne pense pas lui avoir jamais donné la moindre raison de me craindre. Qu’est-elle encore en train d’imaginer ? Que je médite de la jeter par-dessus bord pour venger mon honneur outragé quand nous serons assez loin des côtes ? En ce cas, cela devrait déjà être fait et, si j’avais dû la tuer, je l’aurais accompli il y a six mois. À présent, l’acte ne rimerait plus à rien et mettrait mon âme en péril.