— Sans doute, mais cela pourrait peut-être encore rimer à quelque chose. Peut-être ton honneur a-t-il été plus outragé encore que tu ne l’imagines.

— Que veux-tu dire ?

— Que ta femme est enceinte et que je ne vois pas pour toi la plus petite raison de t’en réjouir.

Il y eut un silence. Le visage de Gilles demeura impassible mais, entre ses doigts, le crayon se brisa net. Il en jeta les morceaux avec agacement, récupéra d’un geste nerveux un rouleau de cartes qu’une légère embardée du bateau venait de jeter à terre puis relevant sur Rozenn ses yeux clairs qui avaient le reflet froid d’un glacier sous la lune :

— Tu en es sûre ?

— On ne peut l’être davantage : dans sept mois Mme de Tournemine mettra au monde un enfant dont tu n’es pas le père.

Elle avait mis une sorte de sauvagerie dans ces dernières paroles et Gilles comprit ce qu’elle éprouvait. Outre que l’adultère avait toujours été une horreur pour son éthique personnelle, la vieille Bretonne ressentait farouchement l’humiliation qui en résultait pour le garçon qu’elle avait élevé et qu’elle aimait autant que s’il eût été son propre enfant.

— Que vas-tu faire ? lança-t-elle enfin d’une voix que les larmes rentrées enrouaient.

Appuyant ses deux coudes sur la table, Gilles massa doucement du bout des doigts ses yeux soudain très las avant de les enfermer un instant sous ses paumes. Ce fut de nouveau le silence, troublé seulement par le froissement de la mer contre la coque et le grincement léger des membrures du navire.

— Je n’en sais rien, dit-il en se levant brusquement pour faire quelques pas dans la chambre garnie d’armoires où s’empilaient les cartes. Et, honnêtement, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire.

— Cela veut-il dire que tu vas « la » laisser mettre au monde son bâtard ? Que tu lui donneras ton nom ?

La violence du ton surprit Gilles. Il regarda sa nourrice comme s’il la voyait pour la première fois.

— Quel mot dans ta bouche ! Ne suis-je pas moi-même un bâtard ?

— Tu ne l’as été que parce que ton père ignorait ta naissance. Toi, tu es l’enfant d’un amour, pas celui d’un adultère. Ton père était de bonne race bretonne, ta mère aussi ; mais l’enfant qui se prépare portera en lui le sang d’un ruffian sicilien. Tu n’as pas le droit de lui donner le nom que ton père t’a confié en mourant.

— Qui te dit que j’aie l’intention de le lui donner ? Me prends-tu pour un sot ?

— Non, mais pour un homme amoureux, c’est-à-dire capable des plus grosses sottises.

Arrêtant son va-et-vient, Gilles alla se poster près du hublot, tournant le dos à la vieille femme et contemplant les faibles éclats blancs que l’écume mettait à la crête des vagues noires.

— Amoureux ! soupira-t-il au bout d’un moment. Je l’ai été, certes. J’ai aimé Judith au-delà de tout ce que je croyais pouvoir aimer. Peut-être parce qu’elle a été mon premier amour. À présent, je ne sais plus. Sans doute sa beauté m’inspirera-t-elle encore le désir… mais l’amour ?

— Tu n’es plus certain de tes sentiments, traduisit Rozenn qui ajouta tranquillement : et c’est depuis que tu as rencontré Madalen que tu as changé…

Cette fois, Tournemine se retourna et considéra sa nourrice avec une nuance d’amusement. Comme s’il avait jamais pu lui cacher quelque chose quand il était auprès d’elle… Les yeux de sa tendresse étaient les plus aigus qui soient.

— Tu sais cela aussi ? murmura-t-il un peu gêné tout de même.

— Je sais qu’elle t’aime : cela crève les yeux. Mais toi, je n’étais pas sûre.

— Eh bien, tu l’es à présent… mais si tu veux bien, nous n’en parlerons plus jamais. D’autant que cela ne change rien aux données du problème posé par la grossesse de ma femme.

— Crois-tu… ?

À la manière d’une tempête d’été, le calme apparent de Rozenn éclata soudain en fureur.

— Chez nous, jadis, on jetait à la mer la femme adultère. Et, chez les Tournemine, on n’a jamais permis à celle qui manquait à l’honneur d’étaler au soleil le fruit de sa faute… en admettant qu’on lui permette de vivre encore…

— Mais on élevait assez facilement les bâtards du maître. Rozenn ! Rozenn ! Je ne te reconnais plus. Ma parole, tu es en train de me conseiller de jeter Judith par-dessus bord.

— Je sais bien que tu en es incapable, bougonna-t-elle, sa colère aussi subitement tombée qu’elle était montée. Pourtant, ce serait peut-être la meilleure chose que tu puisses jamais faire. Cette femme n’a jamais su que te faire du mal. Mieux vaudrait sans doute l’empêcher de continuer…

— Et encourir la colère de Dieu ? Préfères-tu que je perde mon âme ? Allons, ma Rozenn, ajouta-t-il en entourant de ses bras les épaules encore solides de la vieille femme, cela ne te ressemble pas de rêver la perte de ton prochain et tu vas me promettre de ne rien tenter qui puisse mettre en péril la vie de Judith… ou celle de son enfant.

— Parce que tu vas lui permettre de le garder ?

— Je ne sais pas encore. Il faut me laisser le temps de réfléchir. Il n’y a pas dix minutes que tu m’as mis au courant… mais je n’achèterai jamais ma liberté au prix d’un crime.

— Tu feras ce que tu veux, fit Rozenn avec entêtement, mais ne viens jamais me demander de bercer dans mes bras le fils d’un ruffian.

— Je ne te demanderai jamais rien de semblable… encore que je sois bien certain que tu t’en tirerais à merveille.

— Comment ?

— Je te connais, ma vieille nounou : tu n’as jamais su résister au sourire d’un enfant. Tu sais depuis trop longtemps qu’un bébé innocent ne peut être tenu responsable des crimes de ses parents.

— Peut-être… mais il peut parfaitement en hériter les tares et les vices. Je te laisse réfléchir, Gilles, mais songe avant de prendre une décision de quelle gravité elle sera pour l’avenir, le tien et celui des autres. Tu as une ennemie sur ce bateau et tu pourrais bien en avoir deux dans quelque temps ; le début d’une coalition…

Rozenn sortit sur cette flèche du Parthe, laissant le chevalier à des réflexions qui n’avaient rien de réjouissant. Quelle étrange famille allait-il donc implanter aux rives de la Roanoke ?

Rien de plus respectable, en apparence, que cet ancien combattant de la guerre américaine, que cet officier du roi de France venant s’établir en terre d’Amérique avec sa jeune femme, ses vieux serviteurs… et ses enfants. Mais en apparence seulement… Si l’on grattait un peu le beau vernis du bateau, on constatait que le noble couple, composé d’un bâtard et d’une sœur d’assassins, n’était pas loin de se haïr, que les enfants en question n’auraient entre eux aucun lien de parenté ; l’un étant le fils du mari et d’une princesse indienne, l’autre le rejeton de la femme et d’un truand sicilien. Quant aux vieux serviteurs, s’ils étaient, eux, irréprochables, ils n’en amenaient pas moins avec eux une pure et belle jeune fille que le noble officier du roi désirait furieusement et dont il était en train de tomber éperdument amoureux. Jolie tribu en vérité !… Le pittoresque n’y manquait même pas puisque le plus fidèle de ces serviteurs était l’écuyer de Gilles : Pongo, ancien sorcier des Indiens onondagas, jadis tiré des eaux de la Delaware et qui ne quittait pratiquement jamais Tournemine.

Incapable de demeurer plus longtemps enfermé dans la chambre des cartes trop étroite pour ses pensées et les battements désordonnés de son cœur, Gilles en sortit peu après Rozenn afin de retrouver l’âpre pureté de l’air marin. Escaladant quatre à quatre l’escalier de la dunette, il en délogea l’homme de barre, comme il lui arrivait bien souvent de le faire, et prit en main la course de son navire. C’était toujours une joie quasi animale pour lui que sentir le beau coursier des mers frémir entre ses mains et répondre aux moindres impulsions du gouvernail comme une bête bien dressée.

La nuit était noire, le ciel obscur et la mer assez forte. Pendant un moment, Gilles s’accorda le temps de jouir intensément de sa communion avec son bateau. Entre ses mains, le Gerfaut avançait souplement, sans à-coups, sans souffrir dans les lames cependant creuses. Mais le poison qu’avait versé dans ses veines la dramatique nouvelle portée par Rozenn faisait son chemin malgré tout et, soudain, Gilles eut envie de faire demi-tour, de regagner la France, d’y assurer l’avenir de ceux qui s’étaient confiés à lui puisque, grâce au trésor des Tournemine, il était à présent un homme riche, puis de s’en aller, seul avec son navire et son équipage, courir les mers lointaines, devenir corsaire, pirate peut-être, refaire une autre fortune, user sa vie par tous les bouts jusqu’à l’excitation du dernier combat et jusqu’au saut final dans l’éternité inconnue…

L’impulsion fut si violente que son regard chercha les hommes de quart qui veillaient aux points stratégiques du navire, puis le porte-voix à l’aide duquel le capitaine Malavoine donnait ses ordres. Ce faisant, il aperçut Ménard, le second, qui arpentait le pont d’un pas régulier, de la misaine à l’artimon et retour. Il voulut l’appeler pour l’envoyer chercher le capitaine afin de le mettre au courant de sa décision, insensée d’ailleurs et parfaitement indigne d’un homme en pleine possession de son bon sens, quand, soudain, une nouvelle silhouette apparut sur le pont, venant des cabines où logeaient les femmes. Dans l’entrebâillement de la longue mante noire, il y eut l’éclair d’une robe blanche et, posée comme une fleur sur le capuchon rabattu dans le dos, une blondeur lumineuse qui fit battre plus vite le cœur du jeune homme : Madalen, sans doute, avait éprouvé le besoin de respirer un peu d’air pur avant de s’enfermer pour la nuit dans l’étroit placard qu’elle partageait avec sa mère.

Il la vit faire quelques pas sur le pont, saluée au passage par Pongo qui rêvait aux étoiles puis par Pierre Ménard qui la suivit des yeux un moment, puis s’accouder à la rambarde en se tenant à l’un des haubans pour résister aux secousses du bateau. Et elle resta là un moment à regarder la mer.